Voici un très beau texte de Serge Sur à propos d’un grand penseur français des relations internationales : Raymond Aron. Par la maîtrise de son sujet, son sens de la mise en perspective et des nuances mais aussi par ses qualités d’écriture, cet article est la hauteur de son sujet.
RAYMOND ARON est l’un des penseurs français qui ont marqué le XXe siècle, et ceci sur plusieurs plans. Il est en effet difficile à classer, à enfermer dans une discipline académique déterminée comme y condamne le corset du CNU pour les carrières universitaires. Serait-il possible aujourd’hui à ce modèle d’universitaire, indépendant et désintéressé, d’être recruté, et dans quelle « section » ? Philosophe, historien, mais aussi sociologue, économiste, stratège et spécialiste des relations internationales, l’histoire des idées et doctrines l’a toujours passionné. Il a mis le monde en idées comme d’autres en conflits. Plus exactement il l’a analysé comme un débat d’idées au sein desquelles il circulait avec une aisance impressionnante. Sans déconsidérer aucune, il les examinait et les évaluait sans complaisance comme sans animosité.
Le parallèle avec son camarade Jean-Paul Sartre les valorise tous les deux dans leurs divergences mêmes. Elles ne les ont pas empêchés de se retrouver à la fin de leur vie intellectuellement opposée sur des valeurs humanistes communes. Tous deux Normaliens, agrégés de philosophie et bourgeois, ils ont beaucoup écrit, livres, textes savants mais aussi articles de presse ou de circonstance et se sont politiquement engagés à des degrés divers dans les affaires de la Cité. Ni philosophes sur l’Aventin ni militants disciplinés, leurs engagements ont découlé de leur jugement et non de leur docilité. Individualistes forcenés l’un et l’autre, princes n’ont daigné, publicistes ont été et penseurs, qui ont durablement dominé le paysage intellectuel français.
Cependant, leurs caractères et leurs convictions les ont séparés, l’un vers la gauche extrême, l’autre vers la droite modérée. Leur style répond à cette opposition. Sartre est subjectif, imprécateur, dénonciateur, péremptoire, injuste, lyrique et littéraire, il adore cibler et exécuter des ennemis. Aron adopte un ton équanime, retourne une question sous tous ses angles, consulte les experts, écoute les témoins, développe longuement une motivation ouverte et hésite à conclure. Cette différence de brio peut expliquer que, dans un pays littéraire comme la France, dont les intellectuels sont plus friands de polémique que de justice, il est devenu proverbial de dire que mieux vaut avoir tort avec Sartre que raison avec Aron. Son style parfois filandreux peut fatiguer là où les formules de Sartre soulèvent.
De Sartre demeure sur le plan politique une symphonie des erreurs et d’Aron une lucidité désenchantée. On lit le premier dans le flux des grands écrivains qu’il a rejoints, les divertissements de l’imaginaire, et le second avec la certitude d’en tirer des enseignements actuels, la stimulation de la réflexion. Les formules de Sartre font mouche. Les longs paragraphes d’Aron éduquent. Aux flèches acérées de l’un répond le poison lent de l’autre et sa causticité. L’un a été une tête chercheuse, l’autre un gyroscope. L’un a rédigé des essais, déséquilibre en mouvement, l’autre des études, en recherche d’équilibre.
C’est précisément l’une de ces études qui nous retient ici, l’une des plus connues, des plus complètes : Paix et guerre entre les nations, publié en 1962 et largement réédité depuis mais resté fidèle à sa genèse. Ce livre est le point d’orgue de ses travaux sur les relations internationales, dont il a été l’un des introducteurs en France, sans aller, hélas, jusqu’à faire consacrer leur caractère de discipline universitaire. On ne s’attachera qu’à deux caractéristiques de l’ouvrage, qui demeure un maître livre. Il est un témoin de la profusion de la culture de Raymond Aron, de son érudition socratique mais aussi de l’une de ses limites, en tant qu’il est un contempteur du droit international.
Raymond Aron, copyright fonds Aron / BNF
Entendons-nous sur cette expression. Socrate, maître de rhétorique et parfois aussi sophiste que ceux qu’il décrie, n’était pas un érudit et n’a rien écrit. En outre, se connaître lui-même était plus important que rendre raison du vaste monde. Sur ces points Aron n’est pas son disciple. Son érudition multiforme doit peu à la pensée grecque, beaucoup plus influencé qu’il est par la gravité de la pensée germanique et une certaine arrogance de la pensée anglo-américaine. Sa curiosité intellectuelle est avant tout tournée vers les autres. En revanche, il se rapproche de Socrate sur deux points au moins : la méthode maïeutique, qui interroge thèses et doctrines pour en souligner les faiblesses ; le caractère toujours ouvert de sa réflexion, plus attachée à soulever des questions qu’à les résoudre.
L’une des supériorités incontestables de Raymond Aron est son ouverture d’esprit et sa curiosité intellectuelle permanente, son extraversion, le souci d’éclairer le plus complètement possible un jugement jamais acquis, de remettre l’ouvrage sur le métier. Cela ne l’empêche pas d’avoir des convictions, et fortes, mais elles ne dépendent pas de l’humeur et se veulent toujours fondées en raison. Une autre est la multiplicité de ses centres d’intérêt dont témoigne la variété de ses ouvrages, même s’ils s’organisent autour de pôles attracteurs : d’une part l’histoire et la dynamique de la pensée sur les sociétés, celle qu’elles développent sur elles-mêmes et leur évaluation aronienne. Les étapes de la pensée sociologique, peut-être son meilleur livre, est à cet égard à la fois un discours de la méthode et un objet de choix. D’autre part, la réfutation du marxisme, pour lui obsession et défi.
Dans cet éventail aronien toujours ouvert, les questions internationales occupent une place importante et peut-être croissante. Paix et guerre entre les nations en est le carrefour, l’état le plus achevé et le compas le plus large de sa réflexion, - avec ce qu’à son époque on dénommait volontiers une analyse spectrale. On ne saurait lui reprocher, plus de cinquante ans plus tard, d’être devenu pour partie anachronique. Monde bipolaire, opposition idéologique, politique et stratégique entre Etats-Unis et URSS, subtilités et périls de la dissuasion nucléaire se sont résorbés tout ensemble. On ne lui fera pas non plus grief d’une ultime erreur de jugement dans son ouvrage posthume, Les dernières années du siècle, dans lequel il prévoit la finlandisation de l’Europe sous la pression de l’URSS.
Disparu en 1983, il n’a pu mesurer le degré de décomposition de l’URSS ni vivre la chute du mur de Berlin. Mais qui les avait anticipées aussi rapides ? Aron demeure donc un penseur de l’époque des conflits du XXe siècle, de la Guerre Froide particulièrement. Les changements de la dernière décennie du siècle l’auraient sans doute conduit à reprendre sa réflexion sur le nouveau cours des relations internationales. Marqué par les tourments d’une période conflictuelle, désireux d’en analyser les racines et les ressorts, il s’est largement consacré à l’étude de la guerre et des penseurs de la guerre, des moyens de la préparer et si possible d’en éviter le retour. Paix et guerre traite beaucoup plus de la guerre que de la paix – mais pas vraiment sous l’angle de la conduite des conflits, plutôt de leur menace et des postures que génèrent leur anticipation et leur prévention.
Cette pensée de la guerre le rapproche de Clausewitz, auquel il a consacré plus tard une étude substantielle, mais aussi à certains égards de Carl Schmitt, dont tout aurait dû le séparer, hormis cette imprégnation commune. Il ne met guère en doute que le politique est distinction de l’ami et de l’ennemi, ni que la guerre soit la continuation de la politique par d’autres moyens, formules aussi contestables l’une que l’autre. Tout comme Clausewitz et Schmitt, Aron considère la société internationale comme une société polémique, non comme une société politique. Elle ne comporte pas d’autre légitimité que celle des Etats, et chacun d’eux est seul face à son destin dans un monde à l’hostilité ouverte ou latente. La sécurité doit être armée et sa pérennité dépend d’un grand nombre de facteurs qu’il convient de connaître et de maîtriser.
Il semble pour autant vain de classer Aron dans des catégories faciles et artificielles, telles que réalisme ou idéalisme ou autres, dans lesquelles la paresse intellectuelle veut enfermer les esprits libres. Simplement peut-on dire que la puissance lui semble le facteur essentiel des relations internationales, un fil rouge qu’il suit sous tous ses aspects, visibles ou non, sur différents registres, ceux des théories et systèmes, de la sociologie, de l’histoire, de ce qu’il appelle enfin la « praxéologie », sorte d’évaluation de l’éthique des gouvernants. Les contenus de ce qui constitue les quatre parties de son ouvrage, distribué en XXIV chapitres, ne correspondent pas nécessairement à ces intitulés, spécialement en ce qui concerne la sociologie et l’histoire : cette dernière se limite en effet à l’âge thermonucléaire.
Quant à la puissance, sa méthode d’analyse est exemplaire : il passe en revue les différentes définitions fournies par différents auteurs, avec une érudition confondante, les critique, pose en passant ses propres critères mais en définitive ne conclut pas, comme si le doute devait toujours bénéficier à son objet. Il n’est nullement cartésien, dans la mesure où Descartes utilise le doute pour en tirer des certitudes. Il n’est pas non plus kantien, parce que, historien et sociologue plus que métaphysicien, il ne pose pas l’espace et le temps comme formes a priori de la sensibilité, pas davantage que, sur un autre registre, il ne croit à la paix perpétuelle. Il est socratique dans la mesure où ses questionnements et analyses passent au prisme des pensées d’autrui et de leur réfutation. Et comme Socrate, philosophe du concept, il n’a pas formulé de concepts.
Si Raymond Aron n’a guère de certitudes, il a des convictions. Un antitotalitarisme absolu, un anticommunisme résolu, un attachement indéfectible au libéralisme politique qu’il ne dissocie pas du libéralisme économique, à la démocratie représentative, une solide méfiance à l’égard de toute révolution dont les résultats sont immanquablement désordre et risque de dictature. Cet attachement aux valeurs occidentales classiques, héritées de la philosophie des Lumières, en fait un atlantiste convaincu et un penseur en garde contre tout nationalisme. Intellectuellement élitiste, il partage un certain pessimisme aristocratique, une vision tragique de l’histoire, avec Tocqueville, dont il a largement contribué à faire redécouvrir l’œuvre alors injustement méconnue en France. Ce pessimisme explique-t-il son dédain à l’égard du droit international, qu’il méconnaît et sous-estime ?
Raymond Aron ne s’intéresse guère au droit, lacune dans sa curiosité humaniste généralisée. En particulier, le droit international ne retient pas son attention, sinon pour le disqualifier. Il évoque son « imperfection essentielle », mais il n’a pas dialogué avec les experts. En revanche, les juristes internationalistes se sont intéressés à Raymond Aron, le plus souvent pour déplorer son dédain. Est-ce l’influence sur lui des auteurs américains en relations internationales, eux-mêmes pour la plupart ignorants ou méprisants en la matière ? Cette distance l’éloigne en toute hypothèse d’un Kant et le rapproche curieusement de Marx : le droit n’est qu’une vaine superstructure, une apparence, un langage destiné à masquer des rapports réels, ceux de la puissance.
Paix et guerre… comporte certes un Chapitre XXIII, Au-delà de la politique de puissance – I. - La paix par la Loi. Mais ce chapitre, quoique long et documenté, repose sur une confusion majeure. Plus précisément, il repose sur une double erreur, ou sur une erreur à tiroir, parce que la première renferme la seconde. La première consiste en ceci que, lorsqu’il croit traiter du droit international, il traite en réalité de l’idéologie juridique internationaliste, à partir de quelques doctrines, en négligeant de considérer le droit positif. Tout se passe comme si cet auteur socratique n’avait pas en l’occurrence détaché son regard du fond de la caverne et ne s’était attaché qu’à une illusion, au reflet du droit international déformé par la doctrine, sans l’analyser dans sa réalité juridique.
On n’en prendra qu’un exemple, mais au cœur de la problématique de Paix et guerre… Aron fait sienne la doctrine de sir Hersch Lauterpacht, auteur britannique de l’entre-deux guerres, suivant laquelle la paix est un postulat légal. En d’autres termes, un prétendu système juridique qui ne peut discriminer entre les recours légaux et les recours illégaux à la force armée ne mérite pas la qualification de système juridique. Or il est constant que le droit international classique, celui du droit public de l’Europe, reposait sur le droit inconditionné des Etats d’utiliser la guerre comme moyen de politique nationale. Les évolutions de ce droit au XXe siècle, surtout avec la Charte de l’ONU, n’impressionnent pas Aron, parce qu’en définitive chaque Etat conserve un droit de légitime défense, individuelle ou collective, qu’il peut qualifier discrétionnairement de tel. Sir Hersch en conclut que le droit international est le point où le droit s’évanouit. Mais ce postulat légal relève de l’idéologie juridique, non du droit international positif.
Il est vrai que ce postulat peut être découpé en deux branches, l’une maximaliste, l’autre minimaliste. Dans la première, il s’agirait d’une interdiction complète du recours à la force armée par les Etats, avec une autorité internationale dotée des moyens juridiques et militaires permettant de la faire respecter. C’est le schéma théorique du Conseil de sécurité, ce qui signifie que, même aux yeux d’un juriste comme sir Hersch, la novation de la Charte devrait conférer la plénitude du caractère juridique au droit international sur cette base. Sans entrer dans une discussion ici hors de propos, le postulat légal est respecté, du moins sur le plan normatif. Dans la seconde branche, l’interdiction complète n’est pas nécessaire, mais ce qui importe est de pouvoir distinguer de façon obligatoire pour tous entre usages illicites et usages licites. Là encore, la Charte le permet, puisque la compétence de qualification appartient au Conseil de sécurité. Dans les deux branches donc, le caractère juridique du droit international n’est pas contestable.
En toute hypothèse, ce postulat légal ne semble nullement nécessaire. Pourquoi un système qui autorise le recours à la force ne serait-il pas un système juridique ? Il y a là une pétition de principe infondée, ou fondée sur l’idéologie pacifiste, qui oublie que dès sa fondation avec l’apparition des Etats modernes, le droit international a été un droit de la guerre et de la paix. L’intitulé du canonique ouvrage de Grotius en 1625, De Jure belli ac pacis l’atteste. La vie du droit international s’est largement structurée autour du problème de la guerre, de sa légalité, de ses limites, jus ad bellum et jus in bello, que l’on dénomme désormais droit humanitaire. Carl Schmitt, qui était juriste, n’écrivait-il pas en substance que l’histoire du droit international depuis son origine n’est rien d’autre que l’histoire de la guerre ?
Le propos n’est pas ici de discuter la question de savoir si les limitations radicales du droit de recourir à la force armée dans les relations internationales qui découlent de la Charte sont ou non efficaces. Il est de constater que rien ne permet de conclure qu’un système qui autorise la force armée n’est pas juridique. Qu’on le regrette ou non est une autre affaire. Ceci conduit à la seconde erreur, qui est de méconnaître le rôle structurant du droit international dans la société internationale, dans celle même qu’envisage Aron, la société interétatique. Le recours à la force armée est en effet un monopole des Etats, ce qui est en soi une limitation juridique. Le monopole du recours à la force est même pour Max Weber, auteur de référence pour Aron, la définition de l’Etat.
Les Etats sont des êtres juridiques, c’est entre eux que se noue l’essentiel des relations internationales, c’est à eux que Aron consacre la substance de Paix et guerre entre les nations… Nations dans intitulé renvoie bien à Etats. Comment concevoir les Etats sans le droit international, puisque leur statut même en découle ? Au surplus, si l’on considère les relations pacifiques entre eux, comment pourraient-elles s’organiser et se dérouler sans recours à ces instruments juridiques que sont les traités internationaux ? Comment nouer et maintenir des rapports diplomatiques réguliers sans un droit diplomatique, coutumier aussi bien que conventionnel ? Le domaine des échanges économiques internationaux, qui est une composante essentielle du droit de la paix, n’est-il pas juridiquement organisé et ce droit n’est-il pas globalement respecté ?
On pourra objecter que Aron rejette surtout le droit international comme garant efficace de la paix. C’est montrer à nouveau que Paix et guerre… ne s’intéresse en réalité qu’à la guerre. Mais les guerres ne s’achèvent-elles pas par des traités de paix ? Aron a dû être fâcheusement impressionné par le malheureux destin du Traité de Versailles. Les Traités de Vienne de 1815 ont pourtant assuré une paix globale en Europe pour plusieurs décennies. Il est vrai que des responsables politiques ont appliqué, implicitement ou cyniquement, la théorie du chiffon de papier. Le réalisme conduit à constater que cette théorie n’a guère bénéficié à ceux qui l’ont mise en pratique. Aron aurait pu le remarquer, sur le plan historique, stratégique comme politique. Le droit international n’est pas toute la réalité, mais il a son ordre de réalité et d’efficacité.
Il en est de même pour les systèmes de sécurité, qui ont pour objet de prévenir la guerre et sont donc à l’articulation du droit de la paix et du droit de la guerre. Leur dimension juridique peut être importante. L’équilibre n’en pas nécessairement besoin, mais les alliances, ou la sécurité collective, reposent sur des instruments juridiques. Quant à la dissuasion nucléaire, sujet de choix de Paix et guerre…, Aron traite de l’arms control comme d’un instrument de sa gestion. Mais ne repose-t-il pas, dès l’époque où il écrit, sur des traités, bilatéraux ou multilatéraux ? Ces traités n’ont-ils pas été négociés avec le plus grand soin, leur application suivie avec la plus grande attention par les Etats parties ? Plus largement, comment concevoir et réaliser une action diplomatique, politique et même militaire sans le concours du droit ?
Le réalisme même conduit à constater que le droit international dans ses diverses dimensions et instruments est l’outil principal des relations internationales. En vertu de ce droit, les Etats souverains se voient dotés d’une plénitude de compétences internationales, reconnaissent et respectent la souveraineté d’autrui et la liberté d’utilisation des espaces internationaux, maritimes, extra-atmosphérique notamment. Tout cela est-il insignifiant en pratique ? Ne s’agit-il pas d’éléments de la paix, éventuellement de la guerre ? Mais leur violation, leur inexécution ? Pas de juge international obligatoire, pas de voies d’exécution forcée ? C’est méconnaître les mécanismes subtils de la politique juridique, de l’équilibre des engagements, de la réciprocité, des contre-mesures, du calcul rationnel qui régule la conduite des rapports entre Etats, de tout ce qui élève le coût de la méconnaissance des obligations juridiques.
Ainsi le droit international est en quelque sorte l’inconnu dans la maison Aron, le point aveugle ou encore le Dieu caché de Paix et guerre… , puisque au fond l’ouvrage ne traite que de la société internationale juridiquement organisée et structurée par le droit, celle des Etats, qui n’existeraient pas même sans lui. Les acteurs non étatiques, sans statut juridique international, ne sont pas ou presque pas pris en considération par Aron. Comme la bougie de Spinoza, il n’éclaire pas sa base, pire il la méconnaît. Encore s’est-on placé ici dans sa logique, en laissant de côté ce qu’il néglige, l’impact de la Charte des Nations Unies, la puissance juridique et pratique du Conseil de sécurité. Il n’a retenu que l’hypothèse de son échec. On ne saurait lui faire grief, à l’époque où il écrivait, de ne pas en avoir anticipé les développements, mais ils rendent son ouvrage en partie anachronique, parce qu’il méconnaît la fécondité organisatrice et créatrice du droit international, et en l’occurrence des résolutions du Conseil de sécurité.
Aron est victime d’une confusion fréquente, qui est de considérer que les systèmes juridiques internes sont les seuls efficaces, parce que hiérarchisés, centralisés, appuyés par la force coercitive de l’Etat et fondés sur sa légitimité. Un système horizontal et contractuel, intersubjectif, ne saurait fonctionner. Aussi considère-t-il que le droit international ne pourrait être efficace que s’il évoluait vers un super-Etat, ce qu’il juge impossible voire dangereux – d’où une imperfection essentielle déjà mentionnée. Révolution juridique impossible, efficacité du droit international improbable, conclut-il en substance. Là encore, anachronisme, et même détournement du regard, parce qu’il aurait pu prendre en considération, du point de vue de son objet même, paix et guerre, la construction européenne, déjà largement amorcée.
Raymond Aron aurait pu, aurait dû s’intéresser dans le cadre même de son objet à cette entreprise proprement juridique, puisque la Communauté puis l’Union sont des êtres juridiques, qui n’existent et ne fonctionnent que par le droit, comme plus généralement les organisations internationales, qu’il néglige également. Sans vocation à devenir un Etat, la construction juridique européenne a établi entre ses Etats membres une paix structurelle qui est une innovation juridique révolutionnaire, une rupture conceptuelle, un saut qualitatif dans les relations internationales depuis des siècles, une réussite exemplaire de l’organisation juridique de la paix. Aron méconnaît cette métamorphose d’une société polémique en société politique. Et le nom de Jean Monnet ne figure même pas à l’index de Paix et guerre….
Il est étrange, au-delà de Paix et guerre…, que les auteurs d’ouvrages sur les relations internationales en général ou les analystes de situations données n’accordent pas plus d’importance au droit international - peut-être par dépendance intellectuelle à l’égard des doctrines américaines, qui les fascinent, ou par ignorance de ce droit. C’est d’autant plus regrettable dans ce champ d’étude par nature pluridisciplinaire, qui doit conjuguer histoire, géographie, économie, stratégie, science politique, et dimension juridique.
Cela est encore plus frappant lorsqu’il s’agit d’envisager la construction européenne, élément majeur des relations internationales contemporaines. Or nombre d’ouvrages qui traitent de leurs approches théoriques l’oublient purement et simplement, comme si la rupture conceptuelle et politique qu’elle apporte était sans substance et sans signification. Le concept de communauté, entre organisation internationale classique et Etats peut trouver des antécédents avec par exemple la confédération interétatique – mais la spécificité de ses instruments juridiques en fait une innovation majeure qui mérite examen.
Les critiques et frustrations qui viennent d’être exprimées n’ôtent rien à l’admiration que l’on garde pour Paix et guerre entre les nations, ce maître livre, et pour son auteur. La disputatio intellectuelle ne peut s’attacher qu’à des objets qui le méritent. L’ouvrage demeure, par son ampleur, son compas, sa qualité, les objections même qu’il suscite une source de réflexion sans beaucoup d’équivalents en langue française depuis plus d’un demi siècle. Ce n’est pas un essai, c’est une somme. Deviendra-t-il, comme Thucydide et La guerre du Péloponnèse, un trésor pour tous les temps, ktêma eis aei ? Il est permis d’attendre, il est doux d’espérer.
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