Que faut-il entendre par « bataillons régionaux » et « ethniques » russes dans la guerre en Ukraine ?

Par Cyril GLOAGUEN, le 13 septembre 2022  Imprimer l'article  lecture optimisée  Télécharger l'article au format PDF

Ancien attaché naval et militaire en Russie et au Turkménistan, Cyril Gloaguen est ancien collaborateur des Nations Unies en Abkhazie/Géorgie, docteur en géopolitique (IFG, Paris VIII).

Face à la contre-offensive ukrainienne de septembre 2022, les "bataillons régionaux" russes peuvent-ils apporter un soutien décisif à l’armée russe ? Ces "bataillons" russes peuvent-ils compenser les pertes humaines importantes subies depuis plusieurs mois par l’armée russe régulière en Ukraine, dans l’espoir d’éviter une mobilisation générale ? Une partie de la réponse improvisée serait dans les « bataillons régionaux » et « ethniques » russes qui s’organisent depuis quelques mois. C. Gloaguen est le premier à en présenter les origines, les effectifs, les soldes, les durées d’entraînement… et la principale raison de ces enrôlements. Après une présentation de ces bataillons, l’auteur présente sous la forme d’un tableau la Liste des unités « régionales et ethniques » constituées en Russie dans le cadre du conflit ukrainien, au format PDF.

Sources : presse russe nationale et locale.

L’IDEE de création de « bataillons régionaux » (acronyme russe : RegBat semble être née le 21 mai 2022 au Bachkortostan à l’initiative d’un ancien officier, directeur de l’association locale des Anciens des Troupes de marine. Les « bataillons régionaux » se trouvent également dans la presse russe sous l’appellation de « именные батальоны », c’est-à-dire de « bataillons portant un nom ».

Les unités tchétchènes, dont la presse parlait alors beaucoup, ont peut-être servi de modèles. Copiée, depuis, par plusieurs dizaines de régions russes, l’initiative a immédiatement trouvé l’appui du Kremlin et du ministère de la Défense qui y ont vu un moyen détourné de pallier les pertes humaines importantes subies par l’armée russe régulière en Ukraine et d’éviter ainsi une mobilisation générale. Ces RegBat sont à distinguer des unités cosaques, qui, si elles s’identifient, elles aussi, à un terroir et à une culture propres, revêtent un caractère paramilitaire que n’ont pas ces unités de volontaires à la recherche d’un fort salaire et formées ex-nihilo après une campagne de presse en grande partie effectuée sur les réseaux sociaux avec l’appui des bureaux régionaux de la très « soviétique » DOSAAF (Société bénévole d’assistance à l’armée, l’aviation et la marine) et des associations locales d’anciens combattants (comme l’association « Fraternité d’armes  », par exemple, souvent citée). On les distinguera également des engagements directs dans l’armée (notamment via le programme BARS de réservistes [1]), des combattants de la société Wagner et de ces volontaires de tout poil qu’on a vus s’enrôler depuis 2014 dans les unités séparatistes du Donbass. Enfin, on ne les confondra pas avec ces unités de l’armée régulière qui, à la veille de leur envoi en Ukraine, prennent, elles aussi, un « nom régional », comme, par exemple, ce bataillon de la 200ème BFM de Pechenga, qui début septembre 2022 s’est vu attribuer le nom de tradition d’Arkhangelskiy.

Que faut-il entendre par « bataillons régionaux » et « ethniques » russes dans la guerre en Ukraine ?
Cyril Gloaguen
Ancien attaché naval et militaire en Russie et au Turkménistan, Cyril Gloaguen est ancien collaborateur des Nations Unies en Abkhazie/Géorgie, docteur en géopolitique (IFG, Paris VIII). Crédits photos : droits réservés
Gloaguen/Diploweb.com

Les noms portés par ces RegBat permettent d’identifier presque à coup sûr leur origine géographique. On y trouve des noms de rivière, de personnages historiques locaux, de villes, de lieux, etc., en langues russe ou locale, autant d’éléments que l’on retrouve sur les insignes de manche et les fanions/drapeaux d’unités spécifiquement créés pour eux. Si tous, ou presque, sont qualifiés par la presse et par leurs promoteurs de « bataillon », leurs effectifs demeurent dans l’immense majorité des cas très en-deçà de ceux généralement attribués en Russie à un véritable bataillon (500 à 800 hommes). Créés de toutes pièces à partir d’un vivier régional de volontaires, ils sont, semble-t-il, parrainés par une unité de l’armée régulière qui les équipe en armes, voire en cadres officiers, tandis que tout le petit matériel servant au « soutien vie » (rations, lampes, lits de camp, médicaments, radios, outils, etc.) est fourni par la région (voir l’exemple du bataillon Tigr infra).

Les soldes et primes sont versées par les administrations régionales, mais différent fortement selon les régions, voire le grade de l’intéressé. Si les salaires mensuels tournent en général autour des 200.000 roubles russes, RR (2 800 €), on note toutefois d’importantes disparités ici et là : 360 000 RR (5 000 €) au Tatarstan, 300 000 dans l’oblast de Leningrad, mais 100 000 (1 400 €) en Transbaïkalie, par exemple. Les différences entre les primes d’engagement sont du même ordre. A ces soldes et primes, insistent les sites de recrutement, il convient d’ajouter les bonus versés pour toute destruction d’équipement ukrainien : 300.000RR ainsi pour un avion et un char, 200 000 RR pour un hélicoptère, 50 000 RR pour un drone, etc. Le bataillon Samara de l’oblast du même nom est, a priori, le seul à verser une indemnité journalière directement en … « dollars américains » (53 $) ! A leur retour du front, les intéressés sont également censés pouvoir bénéficier des avantages précédemment réservés aux seuls militaires de carrière : statut d’ancien combattant, accès à un appartement gratuit, assurances spéciales, etc. Ajoutons, enfin, que le soutien financier et matériel des familles est également assuré par les régions, ce qui représente sans nul doute un poids important pour leurs budgets.

L’enrôlement des volontaires est formalisé par la signature au Voenkomat (bureau d’incorporation) du lieu de résidence d’un contrat d’engagement en bonne et due forme avec le ministère de la Défense dont la durée minimale, selon les régions et les RegBat, est de 3 ou 6 mois. L’entraînement débute parfois (les camps de Moulino près de Nijni-Novgorod, et de Totskoe près d’Orenbourg sont les plus souvent cités) avant même que le bataillon soit au plein de ses effectifs, peut-être par section ou compagnie (un bataillon de fusiliers motorisés étant, en général, composé de 3 compagnies d’infanterie auxquelles peut venir s’ajouter un bataillon blindé de 41 chars), probablement avec des éléments de son unité d’active de rattachement et ses cadres professionnels. L’entraînement dure entre 15 jours et un mois, ce qui, on en conviendra, est, sauf expérience militaire passée, très insuffisant pour à la fois donner au volontaire novice la formation individuelle de base nécessaire à sa survie dans une zone de combat et une expérience du fonctionnement opérationnel d’une unité constituée. La classe d’âge ouverte au recrutement s’étale, quant à elle, de 18 à 50 ans dans la plupart des cas, mais les extensions jusqu’à l’âge de 60 ans ne sont pas rares (grâce à la loi du 25 mai 2022 qui permet la signature d’un premier contrat jusqu’à cet âge), notamment dans les unités de soutien. Si jusqu’à une date récente, les intéressés risquaient de perdre leur emploi ou acceptaient de le perdre devant les juteuses soldes proposées, une proposition faite par V. Poutine le 5 septembre 2022 devrait permettre de modifier le code du Travail pour que les intéressés ne se retrouvent pas au chômage à leur retour d’Ukraine.

La formalisation de ces engagements grâce à la signature d’un contrat officiel (court : 3 mois à 3 ans - long : au-delà) n’est, contrairement à ce qu’on lit ici ou là, qu’une des raisons qui ont conduit, en août 2022, V. Poutine à augmenter par décret les effectifs des forces armées de 135 000 hommes. La principale raison de cette hausse – la première depuis 2017, après celle de 2005 – est l’annonce faite le 20 mai 2022 par le ministre des Armées, S. Shoygu, de création « avant la fin 2022 » de « 12 nouvelles unités » en Région militaire Ouest, sur fond d’intention de la Finlande et de la Suède d’adhérer à l’OTAN. Rappelons que ces décrets présidentiels qui fixent deux fois par an les effectifs autorisés des forces armées ne sont rien d’autre que des autorisations budgétaires qui ne préjugent nullement des effectifs qui seront réellement recrutés. Depuis au moins une trentaine d’années, effectifs autorisés et effectifs réels ne se sont que rarement recoupés, les seconds demeurant inférieurs aux premiers.

Les liens locaux, voire ethniques, entre individus du RegBat sont clairement mis en avant par les autorités, ceux-ci étant censés favoriser la cohésion des hommes, leur « esprit de corps » dirait-on en France, leur combativité. La maîtrise d’une langue locale est parfois recherchée (langues touvane ou tchouvache, par exemple) par les unités de transmission. Cette pratique n’est pas nouvelle et a déjà été largement utilisée par les forces soviétiques pendant la Seconde Guerre mondiale ou plus récemment en Afghanistan. Elle permet, bien entendu, les communications en clair sans risque de voir l’ennemi ukrainien, qui parle parfaitement le russe, comprendre les messages transmis.

Les effectifs totaux que ces quelques dizaines de « bataillons régionaux » permettront de réunir ne sont pas connus. Si ceux-ci avaient tous la taille réelle d’un bataillon, le calcul serait aisé. C’est loin d’être le cas, de nombreuses sources locales en témoignent. Nombre d’entre eux pourraient ainsi se révéler être de simples coquilles creuses malgré, les pressions que depuis quelques semaines les autorités régionales et fédérales mettent sur les grandes entreprises publiques pour qu’elles poussent leurs employés à s’engager. Un suivi régulier de la presse locale montre que les effectifs de plusieurs RegBat n’évoluent guère au fil des semaines, tandis qu’autorités régionales et journalistes entretiennent volontairement le flou entre effectifs-cible et effectifs recrutés. Il est vrai que le processus de création de ces bataillons intervient dans un contexte de forte concurrence des forces armées régulières, de la Garde-Nationale ou des gardes-frontières, qui, elles aussi, ont besoin d’étoffer leurs rangs après des pertes sévères en Ukraine et après l’annonce faite par S. Shoygu de création de 12 nouvelles unités (voir supra). La réalité des pertes russes qui est aujourd’hui bien perçue par les populations joue également un rôle de repoussoir. En l’absence de mobilisation générale, on ne s’engage pas dans une armée qui perd la guerre et subit des pertes élevées.

La destination future attribuée à ces RegBat est d’autant moins claire que leurs qualités opérationnelles sont certainement, à de très rares exceptions, médiocres. On ne forme pas une unité d’élite en 15 jours, ni même en un mois. Il est probable qu’une partie de ces hommes sera incorporée dans les effectifs de leur unité de rattachement, où ils y remplaceront les pertes subies, tandis qu’une autre partie pourrait venir, avec des unités d’active, constituer le 3ème Corps d’armée (QG : Moulino) en cours de création depuis plusieurs semaines, peut-être autour de la 1ère Armée blindée d’Odintsovo, dans l’oblast de Moscou.

Selon Kommersant, entre le début du printemps et la fin août 2022, une vingtaine de régions russes avaient formé ou commencé à former une quarantaine d’unités de volontaires. Le tableau ci-dessous en dénombre toutefois 77, en tenant compte des unités cosaques et tchétchènes.

Considérons, ci-dessous, la « Liste des unités « régionales et ethniques » constituées en Russie dans le cadre du conflit ukrainien ».

Liste des unités « régionales et ethniques » constituées en Russie dans le cadre du conflit ukrainien
Rédacteur : Cyril Gloaguen. Sources : presse russe nationale et locale. Manuscrit clos le 7 septembre 2022. Copyright Septembre 2022-Gloaguen/Diploweb.com
Gloaguen/Diploweb.com

Manuscrit clos le 7 septembre 2022. Copyright texte et tableau Septembre 2022-Gloaguen/Diploweb.com

Mise en ligne initiale 13 septembre 2022


Plus

. Cyril Gloaguen a également publié sur Diploweb.com "L’armée russe dans le conflit ukrainien : quelles premières leçons ?" et "Tableaux de suivi de la guerre russe en Ukraine"

. Pierre Verluise (dir.), Dossier géopolitique : Russie et Ukraine, quelles relations ?


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[1Boeboy Armeyskiy Reserv Strany. Dans le cadre de ce programme, les réservistes doivent effectuer jusqu’à un mois de réserve par an, en plus des cours obligatoires, tout en gardant leur emploi et leur salaire et en étant payés. Pendant la période de réserve, leur solde représente quelque 12% du salaire de leur grade dans l’armée d’active. BARS représente la partie « tout de suite opérationnelle » de la réserve. Le programme BARS inclue ses propres unités de réservistes (Novaya Gazeta, 21 août 2022) : Légion russe, Union des volontaires du Donbass, Rusich.


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