Le "déminage" des archives communistes soviétiques

Par Alexandra VIATTEAU , le 1er mai 2001  Imprimer l'article  lecture optimisée  Télécharger l'article au format PDF

Enseignante en sciences de l’information. Ecrivain

L’auteur a joué un rôle déterminant dans la connaissance historique du massacre de Katyn (1940). Après avoir élargi ses recherches aux 2 700 000 Polonais morts, victimes de Moscou et du communisme soviétique de 1917 à 1953, Alexandra Viatteau explique ici les pièges qu’il lui a fallu éviter.

JE VOUDRAIS REVENIR sur un aspect de ma recherche concernant le génocide communiste et la connaissance que nous en avons, mais aussi celle qu’on essaie de nous ôter ou de nous épargner par souci de "paix".

Désinformation et intoxication à retardement

Pendant mes années de recherche, j’ai dû ajouter à mon travail ce que des collègues ont appelé le "déminage des archives soviétiques". Ou comment se garder des falsifications, intoxications, manipulations et camouflages d’origine, opérés à l’époque même des faits par les autorités de l’Etat-parti soviétique, les services de propagande et le Commissariat du Peuple à la Sécurité d’Etat (NKVD). Parmi des trésors d’information, ces pièges de désinformation à retardement ont été placés devant les pas des chercheurs, occidentaux et même polonais. Parfois, il s’agissait de chercheurs ou de partenaires informés et compétents, mais intéressés par une forme idéologiquement acceptable ou politiquement correcte des événements ou de l’interprétation des faits. Parce qu’ils partageaient encore un peu cette idéologie avec ceux qui avaient commis l’inacceptable et qu’ils avaient pourtant accepté, ou même dissimulé. D’autres chercheurs et historiens peuvent encore aujourd’hui et demain se laisser tromper tout en pensant raisonner juste. C’est la définition de l’intoxication réussie. Il s’agit surtout de jeunes qui ont déjà un bagage historique amoindri ou édulcoré par l’éloignement dans le temps des "régimes communistes". Ceci alors que les partis communistes se banalisent ou se glorifient et s’ "intègrent" au pouvoir démocratique et social, ainsi qu’ au capital. Quand ils ne s’en emparent pas à la faveur de la "convergence" et du globalisme.

La liquidation des prisonniers effacée des archives

Voici un exemple de désinformation inclus dans les archives : le rédigé de documents soviétiques du NKVD concernant l’extermination des officiers polonais en 1940 - pendant la collusion soviéto-nazie - change après l’attaque allemande de l’URSS en 1941. La mention d’"opération de service" indiquant en terme du NKVD la liquidation des prisonniers de guerre polonais disparaît des nouveaux documents et les chiffres changent. On peut donc présenter les uns ou les autres... En effet, Staline prépare alors une nouvelle stratégie politique en direction des Alliés, dont la Pologne fait partie, mais que Moscou veut évincer, continuer à liquider, puis occuper et asservir. Cette nouvelle stratégie, y compris idéo-politique, est appuyée sur le mensonge et la négation à l’époque, mais aussi sur leur préparation pour l’avenir. Il s’agit de la négation du massacre de Katyn (1940) incidemment découvert et de la dissimulation du génocide polonais, encore aujourd’hui objet de négations sporadiques.

Ainsi, la lecture et le calcul des chiffres dans les archives dévoilées sont ardus. La méthode historique doit alors se doubler de la méthode soviétologique. Il est à noter que celle-ci se perd faute de soviétologues, remplacés tambour battant par des "transitologues", dont la spécialité ambiguë ne précise pas qui transite vers quel système, mais qui affirment triomphalement la fin du communisme soviétique. Dans ce cas aussi on a donc un exemple actuel - pour le présent politique, mais aussi pour l’histoire future - de préparation des faits et des mots destinée à dissimuler les avatars de la réalité communiste, y compris au sein des pays occidentaux, sous des étiquettes "sociales" (socialistes), "démocratiques" (populaires), ou même "libérales" (matérialistes sans rapport avec la liberté), et toujours "collectives" (communistes ?). La méthode communiste de désinformation et d’intoxication a été trop efficace pour être modifiée.

Rideau de fumée idéologique et "Fédération européenne communiste"

Reprenons l’exemple historique du génocide polonais commis par la Russie bolchevique et l’Union soviétique après l’annexion par le Kremlin de l’Ukraine et de la Biélorussie occidentales polonaises et leur "union soviétique" à la faveur du pacte Ribbentrop-Molotov en 1939 pendant la collusion de Staline avec Hitler. Il faut se rappeler, en effet, que le génocide polonais avait été entrepris bien avant 1939 par la Commission Extraordinaire Pan-Russe auprès du Conseil des Commissaires du Peuple (Vétchéka) d’origine, devenue la Direction Politique d’Etat (GPU), puis le NKVD. La tentative idéologique et politique communiste de limiter l’étude de ce génocide national, autant que politique (politicide), à la période 1939-1941 prétend accuser Staline de déviation du léninisme. Alors qu’un génocide et politicide antérieurs mettent en cause Lénine, mais aussi Trotsky. Or, le trotskysme sert encore aujourd’hui de recours révolutionnaire permanent et surtout mondial, mais "antimondialiste", à une partie de l’eurocommunisme "révisé" à "visage humain", à caractère humanitaire social mais sans humanisme libéral, affichant la défense des valeurs socialistes et collectivistes ("collectives" et "sociales") globales, mais hostile à la globalisation capitaliste, bref, l’un des piliers de la future fédération européenne. Trotsky avait lancé le premier ce projet de "Fédération européenne communiste" , que les Polonais avaient fait capoter en 1920, à l’issue de leur guerre victorieuse, qui fut la "seule guerre perdue par Lénine" et par la Russie soviétique.

1917-1920

Les Polonais justement... On ne sait pas exactement combien de morts a fait le "Brasier" des Confins orientaux polonais depuis la Révolution russe de 1917 jusqu’à la victoire polonaise de 1920 : sans doute une ou deux centaines de milliers de Polonais de ces territoires occupés par les tsars lors des partages de la Pologne au XVIIIème siècle et partiellement repris par la IIème République Polonaise renaissante en 1918-1920.

1928-1938

Ensuite, selon les archives soviétiques, 800 000 Polonais ont été liquidés physiquement, de 1928 à 1938, pendant les purges de l’ "Opération POW" et de l’ "Opération polonaise du NKVD", étendues au parti communiste polonais. La liquidation de ce parti (KPP) déborda et atteignit 134 529 personnes qui n’étaient pas toutes du parti, mais avaient participé ou servi aux expériences socio-politiques des communistes sur les Polonais de la partie des Confins orientaux polonais laissés à la Russie par le traité polono-bolchevique de Riga en mars 1921, après la défaite de Moscou.

1939-1941

En septembre 1939, à la suite de la campagne germano-russe contre la Pologne et de la double occupation du pays, 5 274 000 Polonais des Confins orientaux de la République (39,96% de la population autochtone) se sont trouvés sous occupation soviétique. En dehors de chasses à l’homme, d’arrestations et d’internements ou de liquidations immédiates, Moscou a ordonné une opération d’enregistrement par le NKVD des "éléments socialement dangereux". Ces derniers ont été évalués à plus de trois millions. L’enregistrement a précédé les déportations, qui ont atteint 1 692 000 Polonais, mais pas les trois millions désignés par le Kremlin. Ces déportations qui ont repris dès l’entrée en 1944 de l’Armée rouge en Pologne orientale, ont encore frappé 49 600 soldats de la Résistance polonaise antinazie (A.K.) et 50 200 Polonais civils.

Une lecture faussée

Une lecture à la lettre des archives soviétiques révèle que des Polonais "réfractaires" à la "libération" soviétique, c’est à dire à l’agression et au "couteau planté dans le dos de la Pologne" par Moscou le 17 septembre 1939, selon l’ historiographie universelle, pouvaient être convaincus de "crime de droit commun", notamment d’appartenance à des "organisations nationalistes et militaro-fascistes". C’’est à dire à l’armée régulière polonaise et à la Résistance aussitôt organisée contre l’envahisseur nazi, auquel s’était joint l’envahisseur soviétique. La Résistance était appelée dans ces archives "agitation". Prisonniers, les Polonais étaient "pris en charge". Les populations civiles déportées étaient, selon ces dossiers, "déplacées".. La Pologne occupée par le Reich hitlérien était désignée dans les textes soviétiques comme territoire "sous juridiction allemande". Alors que la partie de l’Etat polonais occupée par l’URSS était appelée "Ukraine et Biélorussie occidentales". Cela influence encore aujourd’hui la lecture des faits et le calcul des Polonais soumis au génocide. En effet, combien étaient Polonais, combien Biélorusses et Ukrainiens ou Juifs polonais ? Tous étaient citoyens polonais, en tout cas.

En 1939, il y avait aux Confins orientaux de la République Polonaise occupés par l’URSS, 5 274 000 Polonais, 4 529 000 Ukrainiens, 1 945 000 Biélorusses, 1 109 000 Juifs, 134 000 Russes, 89 000 Allemands, 84 000 Lithuaniens et 35 000 Tchèques, "ci-devant" citoyens polonais. D’autre part, dans les territoires de l’Est auxquels la Pologne avait renoncé en 1921, les autorités soviétiques avaient arbitrairement et brutalement dénié la nationalité polonaise à quelque 60% de Polonais. Malgré que l’on avait, dans l’administration soviétique elle-même, prouvé la falsification du recensement, et que l’on avait même refait les comptes officiellement, ce sont les premières données qui ont été conservées et utilisées. Elles l’ont aussi été au cours de la seconde et dramatique falsification que fut l’opération de "passeportisation" soviétique des citoyens polonais survivants en 1943, assimilant ceux-ci à des citoyens soviétiques et les retenant de force en URSS (37 950 Polonais gardés en déportation). Dans les archives, ce sont ces chiffres-là qui sont les premiers fournis. Ils continuent donc à tromper.

Des chiffres trompeurs

Il faut prendre en compte, quand on manie les chiffres selon Moscou :

1.l’assassinat et la déportation de Polonais sans trace ni mention d’aucune sorte de "Polonais", sauf les témoignages et les rapports d’époque des victimes et des résistants chargés de l’observation et de la recherche ;

2. le déguisement des crimes politiques et "antinationaux" de l’Etat-parti soviétique et de ses "organes" de répression - crimes considérés comme nécessaires à l’ "internationalisme" prolétarien communiste au profit de Moscou - sous des appellations anodines, le plus souvent de droit commun, destinées à édulcorer les faits et à brouiller les pistes sur le moment et pour l’avenir ;

3. le camouflage, par les autorités soviétiques, des Polonais liquidés sous la nationalité des autres autochtones des Confins orientaux de la République Polonaise occupée ;

4. la dissimulation par des Polonais eux-mêmes, conscients de jouer leur vie, de leur nationalité polonaise, et leur propre camouflage sous la nationalité d’emprunt des autres autochtones de l’Est de leur Etat occupé et annexé par l’URSS.

Rétablir une lecture exacte

C’est ainsi que l’on arrive très souvent à l’explication de la différence de chiffres entre diverses sources. Par exemple, en juin-juillet 1940, le rapport polonais remis à Londres en 1941 par la Résistance estime les déportés à 400 000. Alors que des sources citées récemment donnent le chiffre de 240 000, et que le NKVD annonce 78 000 Polonais "déplacés". On sait aujourd’hui que cette déportation a été organisée de concert par le NKVD et la Gestapo à Zakopane, dans les Tatras près de Cracovie, dans le cadre des réunions de "travail" et d’ "échanges" en hiver 1939-1940. La Gestapo a autorisé ses collègues du NKVD à déporter 240 000 Polonais de Pologne occidentale, réfugiés devant l’avance allemande en Pologne orientale. Et non "en URSS", comme le disent ou l’écrivent certains en cédant à l’intoxication par la simplification, mais bien en Pologne, dans leur propre pays, avant l’agression et l’occupation soviétique. Certaines sources, ou certains chercheurs et journalistes d’aujourd’hui ne retiennent donc que le nombre de réfugiés ayant fait l’objet des accords Gestapo-NKVD. Sans mentionner les "accords Gestapo NKVD", pour occulter cet événement gênant. Pour leur part, les enquêteurs clandestins de la Résistance en 1940 qui se trouvaient sur le terrain au moment des faits et des crimes, prennent en considération aussi les 160 000 Polonais autochtones déportés avec leurs compatriotes réfugiés de l’Ouest de leur pays. Et non "fuyards", ainsi que les qualifient les archives soviétiques, afin d’introduire une connotation péjorative. En revanche, le NKVD ne reconnaît la nationalité polonaise qu’à 78 000 habitants. Soit en considérant les autres comme Ukrainiens, Biélorusses ou Juifs, automatiquement soviétiques dès l’occupation de ces territoires par Moscou, soit en camouflant, ou en faisant disparaître des rubriques, les "éléments socialement dangereux", afin d’effacer leurs traces plus facilement. C’est ainsi que des documents soviétiques, même authentiques, faussent parfois les chiffres dès l’origine.

La version "réformiste" de l’histoire

Il y a quelquefois un humour bien involontaire inhérent à la recherche de ces chiffres. Par exemple, en 1989, le Gouvernement Polonais en exil à Londres constitua un memorandum sur les victimes polonaises du régime communiste de Moscou. C’est Varsovie, puisque la Pologne Populaire faisait encore officiellement partie du camp soviétique, malgré des élections et un arrangement politique optimistes, qui envoya à Londres des statistiques affirmant que 1 600 000 Polonais avaient été rapatriés d’URSS en Pologne de 1945 à 1959. Le Gouvernement en exil considéra à juste titre la réponse comme inventée de toute pièces pour coller à peu près au nombre des déportés polonais par le NKVD de 1939 à 1941 et dont la plupart étaient morts. Une manière comme une autre de résoudre un problème épineux. C’est alors qu’en 1991, on communiqua du côté soviétique à un chercheur russe et à un chercheur polonais, tous deux pleins de bonne volonté et de sérieux, des documents du NKVD. Ces derniers indiquaient 315 000 Polonais déportés en tout et pour tout en 1939-1941 !... Il y aurait donc eu 1 250 000 rapatriés qui n’avaient pas été déportés. Ce fut l’un des épisodes, que j’ai relevés, de la version "réformiste" de l’histoire du génocide communiste des Polonais. On l’appela à la Fondation Karta des Archives de l’Est de Varsovie : "le spectre de Béria dans les statistiques". C’est à dire son héritage de désinformation et d’intoxication à l’usage du futur.

L’expression répondait à un titre provocant - par amour du scoop, sans doute, plutôt que par volonté de nuire ou de mentir - du quotidien "Gazeta Wyborcza", "indépendant", selon l’expression médiatique de l’époque. A cette époque, était considéré comme indépendant tout organe de presse qui n’appartenait pas officiellement ou légalement au parti communiste, renommé peu après "parti social-démocrate", notamment pour pouvoir posséder ou influencer des médias sans leur faire honte. Sous le titre "Béria n’a pas menti.", le quotidien du dissident célèbre Adam Michnik - mais pas sous sa plume - annonçait que "nous nous faisons des idées fausses sur les répressions du NKVD à l’Est de la Pologne". Dans une interview, un chercheur polonais, Krzysztof Jasiewicz, dont les trouvailles ne manquent pas d’intérêt une fois débarrassées du commentaire médiatique du quotidien, se mit, ou fut mis malgré lui, au service de la "destruction des mythes polonocentriques de souffrance élitaire et massive (des Polonais)", selon "Gazeta Wyborcza" du 16 mai 1994.

A cette date où les archives soviétiques du Comité pour la Sécurité d’Etat (KGB) se refermaient déjà, commençait à se faire sentir une sélection des thèmes d’information à aborder et une indication de la manière dont ils devaient, ou ne devaient pas, être étudiés. Or, il apparaissait très nettement dans les milieux "démocratiques" nouvelle manière, c’est à dire, en réalité, essentiellement sociaux-démocrates, convergents - pour ne pas dire confondus avec le capital "transnational" au service du politiquement correct - qu’il fallait "prendre ses distances avec les banalités du martyrologe politique et national polonais". "Styliser ces choses-là sous forme littéraire et élégante" (sic !), bref, "émanciper" les Polonais de ce "deuil national". Qui sinon des journalistes pouvait servir de fer de lance à ce nouveau courant "progressiste" - car dans ce cas, on ne "révise" pas, mais on "progresse"- de l’histoire ?

Faire du révisionnisme un progrès

Le chercheur Krzysztof Jasiewicz mettait en avant un document partiel de Béria dans les archives qui limitait à 18 632 le nombre de citoyens polonais - dont 10 000 Polonais "ethniques", selon Béria - arrêtés par le NKVD pendant le mois de septembre 1939. Pour sa part, le chercheur avait calculé qu’à ce rythme, les soviétiques "auraient dû" incarcérer et juger en 1939-1941 environ 80 000 personnes, mais seulement au Nord-Est de la Pologne. Cependant, il faisait une réserve timide, mais fondamentale, concernant ce chiffre, qui, signalait-il, "ne comprend pas les déportés sans jugement". Il éludait donc la plupart des déportations massives, mais il les signalait indirectement. Alors que le journal, lui, répercutait en gros titre ("Béria n’a pas menti...") un message de désinformation sous une forme provocante et choquante non seulement pour les victimes polonaises et leurs descendants, mais pour la plupart des lecteurs.

Ce n’était pas la première tentative en 1994, à l’occasion du cinquantenaire de la bataille, dite "Insurrection", de Varsovie, de déprécier anxieusement la lutte polonaise pendant la Seconde Guerre mondiale, notamment pour son indépendance à l’Est, et de diminuer l’importance et l’étendue du génocide communiste soviétique commis contre cette nation. Plusieurs tentatives ont été faites dans ce sens en Pologne et à l’étranger, y compris à Paris, souvent par des Polonais, au demeurant.

La figure du Phœnix

Cette attitude peut s’expliquer en partie par deux facteurs principaux.

D’une part, la dissimulation du caractère génocidaire dans le passé d’un communisme dont les jeunes recrues et les héritiers revêtent des habits neufs. Ils se fondent même dans une gauche social-démocrate capitaliste et "transnationale" revenue au pouvoir et aux affaires polonaises et européennes, voire mondiales. Ceci se met en place à l’occasion d’une refonte "globale" - y compris avec une partie de la droite libérale - des tendances idéologiques, socio-politiques et économiques en vue de l’"édification finale" du globalisme.

D’autre part, un élément psycho-sociologique, un trait de caractère propre aux Polonais et transcendant leurs opinions politiques, que j’appellerais la figure du Phoenix : une force vive et une fierté - presque de l’orgueil - qui commandent d’oublier le rôle de victime vaincue par une puissance rivale. Et de refuser noblement le rôle de quémandeur d’indemnités pour des souffrances indicibles subies par les leurs et non par eux-mêmes. Les Polonais souffrent d’un passé de mort et de défaite. Cependant, ils se concentrent sur la construction d’un avenir de vie et de victoire. On voit ainsi se mêler au mensonge historique honteux et au conjoncturalisme des uns le désir des autres - qui mérite le respect - de silence authentique sur les tombes. Malheureusement, le mensonge, ou même l’intérêt adverse, tentent souvent de tirer profit de la noblesse ou de l’orgueil des sentiments.

Les "masses" mortes et vivantes

Enfin, il y a un aspect tragique de cette idéologie du "coefficient dans le nombre" auquel on a réduit l’être humain sous le matérialisme dialectique marxiste-léniniste, et qui menace aussi l’homme et la mémoire de l’homme dans le système de matérialisme "libéral", ou plutôt dans le matérialisme utilitariste et pragmatiste convergent socio-libéral collectif de masse d’aujourd’hui. C’est l’importance donnée à la quantité de morts (comme de vivants dans la masse, d’ailleurs !) plutôt qu’au fait qu’ils sont morts, qui plus est victimes d’une idéologie et d’un empire toujours à l’honneur dans notre système géo-politique actuel. Ni l’URSS, ni le communisme n’ont été jugés pour leurs crimes, notamment de génocide, y compris celui de Russes. Hitler, on connaît. Staline, on ne connaît pas. Dans une copie de baccalauréat française, on a même pu lire "Lénine et Stallone" ! C’est autour de chiffres que peut éventuellement tourner le débat, mais il ne peut se concentrer sur la nature de la doctrine idéologique et des régimes politiques qui se survivent dans le nouveau "politiquement correct" convergent du globalisme. Les matérialistes, de part et d’autre, s’attaquent donc naturellement sur les chiffres. Cependant, l’information et la désinformation se font aussi par les mots, qui nourrissent et forment - ou déforment - la connaissance et la pensée.

Version communiste de l’histoire

On avait pu noter un lancement de la nouvelle désinformation verbale et chiffrée dans l’hebdomadaire du parti ex-communiste "Polityka" de Varsovie. Ce titre est aujourd’hui social-démocrate. Il avait publié, dès février 1994, un article remettant en question "les données fournies par l’émigration d’après lesquelles a fonctionné jusqu’à présent notre historiographie sur le nombre de citoyens polonais déportés aux fins fonds de l’URSS". L’auteur, Albin Glowacki, considérait "sans risque d’erreur majeure, que le déplacement de masse avait touché en 1940-1941 environ 325 000 citoyens polonais".

Or, on estime le nombre de déportés - et non "déplacés", mot qui efface la similitude avec la déportation nazie - ne serait-ce que pour la période 1940-1944, tout à fait fragmentaire si l’on prend le génocide dans son ensemble, à au moins 1 791 800 personnes, dont peu ont survécu. (voir ci-dessus)

On ne pouvait qu’être surpris d’apprendre que l’historiographie en Pologne populaire avait "fonctionné" d’après les données de l’émigration. Au contraire, celles-ci étaient attaquées, niées ou censurées jusqu’en Occident par des intellectuels favorables aux thèses de Moscou et au statu quo européen. Encore en 1985, un ouvrage de l’historien militaire Mieczyslaw Juchniewicz sur la Résistance polonaise à l’Est du fleuve Bug, publié par le Ministère de la Défense nationale de Varsovie, présentait les choses telles qu’elles devaient "fonctionner", en franche et cordiale opposition par rapport à la version de la Pologne Libre : "Au moment de l’agression allemande contre l’Union soviétique, le pouvoir soviétique était implanté sur ces territoires depuis vingt deux mois. Cette période était caractérisée par une amélioration, par rapport aux années d’avant-guerre, des conditions de vie d’une grande partie de la société et la liquidation du chômage en ville et à la campagne, ainsi que par des erreurs commises par l’administration d’Etat et du Parti à l’égard des Polonais…".

Polémique

Nous savons bien que dans le langage politiquement correct des communistes et des compagnons de route, les crimes communistes sont de simples "erreurs" ou des "faiblesses". Cependant, en langage commun, ces "erreurs" ont été un crime prémédité contre l’humanité et un génocide contre la Pologne et la nation polonaise. Que dire par ailleurs de l’image idyllique que l’auteur proposait, contre toute vérité, des conditions de vie sous le régime soviétique et de la liquidation du chômage par le travail forcé et la liquidation des surplus de travailleurs, dont témoignent des soviétiques eux-mêmes, notamment des soldats d’occupation soviétiques en Pologne orientale.

Le quotidien du parti communiste, "Trybuna Ludu", dans une note de lecture de ce livre, en décembre 1985, avait renchéri. Et c’est ce ton là que l’on retrouvait dans "Polityka" de février 1994, puis, en partie, dans "Gazeta Wyborcza" de mai 1994, dans un style, bien sûr, moins folklorique : "Les évènements de ces années là, écrivait "Trybuna Ludu", ont été entourés de fausses légendes, par la faute des centres occidentaux de diversion politique, qui leur ont donné un ton antisoviétique. Le fonctionnement de ces légendes dans la conscience sociale trouve son prolongement dans la littérature soit disant non-officielle, glorifiant les actions du gouvernement de Londres, qui comptait reprendre le pouvoir en Pologne et rétablir l’Etat polonais dans les soit disant confins orientaux."

Vérités contre mensonges

Mais, en 1994, la recherche historique, dans un sens comme dans l’autre, devait déjà reposer sur des arguments et pouvait être soumise à la critique. Le 21 mai 1994, "Polityka" recevait une lettre de lecteur qui était publiée. Ce qui nous intéresse dans ce texte, c’est que, d’une part, il opposait des aveux et des découvertes d’historiens russes eux-mêmes aux tentatives de relativisation et de minimisation. C’est ainsi qu’au chiffre de "325 000 Polonais déplacés", était opposé par l’auteur de la lettre le chiffre de "1 173 000 Polonais déportés" (sans compter la ville de Vilnius), donné en 1990 par l’historienne russe Valentina Parsadanova dans la revue "Sovietskoïe Slavianoviedienie". D’autre part, le lecteur remettait en question, dans certains cas où le doute n’est pas permis, l’adéquation de ce qui était mentionné dans des documents soviétiques à la réalité des faits. C’est ainsi que l’instruction de L.P. Béria ordonnant d’assurer aux populations "déplacées" des "conditions supportables de transport ferroviaire" (!) relevait du cynisme et de la falsification, étant donné l’enfer dantesque que furent ces transports souvent mortels, dont les conditions sont connues avec exactitude. Il suffit pour s’en convaincre de se reporter aux archives de la Fondation Karta à Varsovie comme à celles de la Fondation Mémorial à Moscou ou de lire, entre autre, l’ouvrage "Staline assassine la Pologne" qui réunit une somme de documents.

La falsification soviétique et communiste se doublait d’un phénomène intrinsèque de la propagande qui était une "tyrannie terroriste dans le lexique politique". Autrement dit, l’imposition au présent et au futur d’un vocabulaire falsifié destiné à s’associer dans l’esprit des gens à une autre réalité que la réalité véritable. C’est ainsi que l’on voit, par exemple, apparaître parmi les motivations officielles du massacre de Katyn, la nécessité de "désengorger le camp de Kozielsk", par suite du coût trop élevé de "l’entretien" des prisonniers au camp, soit 2 roubles et 58 kopeck par personne et par jour, selon le NKVD … En effet, dans certains documents, Kozielsk n’est pas appelé "camp" mais "Maison de repos Maxime Gorki". En quelque sorte, les prisonniers polonais abusaient d’une pension de l’Etat soviétique.

"Tyrannie terroriste dans le lexique politique"

Il fallait donc "désengorger" ces villégiatures "encombrées" payées par l’Etat russe à des "nationalistes anti-soviétiques" qui abusaient en se livrant à "une activité nationaliste sous couvert de culture". Et qui constituaient une armée "n’attendant que sa libération pour participer activement à la lutte contre le pouvoir soviétique" - c’est à dire, mais cela n’est précisé nulle part dans les archives, contre l’Allemagne nazie et l’Union soviétique alliées pour défendre la Pologne envahie par les deux puissances totalitaires à la fois. Cette humeur guerrière des militaires polonais capturés sans déclaration de guerre, par traîtrise, internés et pressés en effet de reprendre le combat donnera donc lieu, selon le vocabulaire de Moscou, à une "inculpation", suivie d’une "sentence", non-communiquée aux "condamnés" : une "peine capitale" prononcée et des "exécutions", puis une "amnistie", après l’attaque d’Hitler contre Staline - vocable imposé par le Kremlin, qui prétend donc avoir suivi une véritable procédure légale, qui ne couvre que la pire illégalité. Une chose apparaît clairement, toutefois, mais on n’y insiste pas. Dans leurs documents, les Soviets parlent, à propos de la petite centaine de Polonais qu’ils ont réussi à recruter, de "collaboration", avec une nuance qui révèle au lecteur que le NKVD et tous les "organes" ne se dissimulaient pas ce qu’ils dissimulaient aux autres : la nature immorale, cynique et maléfique de leur action "amicale" à l’égard de la Pologne envahie et de l’Europe occidentale, dont la Pologne est toujours la représentante des plus résistantes aux yeux de Moscou.

Message du Pape Jean-Paul II pour le Carême 2001 : le pardon

Dans son message pour le Carême 2001, le Pape Jean Paul II invite les chrétiens à témoigner que l’ "unique voie de la paix est le pardon reçu et offert". Ce propos mérite d’être médité, compris et appliqué. Pour avoir longuement travaillé sur le génocide polonais commis par la Russie bolchevique et l’Union soviétique communiste, je sais combien la vérité rigoureusement recherchée et proclamée enlève son aiguillon à l’hostilité des uns et des autres. Même s’il n’y a pas eu de pardon offert et reçu, lorsque la partie criminelle, ou ses héritiers, ne demandent pas pardon ou nient leur crime, la vérité recherchée, établie, proclamée avec justice et clémence par des tiers dispose les offensés au pardon ou à la pitié, et des compatriotes des coupables au regret ou au rachat des crimes. C’est ainsi que les Polonais n’ont même pas demandé que les vieillards encore vivants, coupables des massacres de Katyn et d’ailleurs, soient emprisonnés et jugés en Russie, ou extradés en Pologne. C’est ainsi que l’organisation "Mémorial" et des chercheurs russes n’ont pas cessé d’assister et d’aider les Polonais dans leur recherche. Et que l’assistance est aussi venue quelquefois de militaires russes et même de dirigeants politiques. Par contre le mensonge - entretenu, actif ou par omission, intéressé ou conjoncturel, en Russie ou en Occident - ne cesse d’envenimer la politique des vivants avec l’histoire empoisonnée des morts. Or, il est à craindre que le message du Pape ne soit compris par nombre de médias et d’intellectuels, notamment dans nos pays occidentaux, comme une justification d’omissions politiquement confortables autant que politiquement correctes. Ce n’est pas le bon choix. Il faut rechercher et dire toute la vérité, sans céder à la désinformation.

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