"La politique de sécurité de la Russie. Entre continuité et rupture", Yves Boyer et Isabelle Facon (dir.)

Par Pierre VERLUISE, le 1er janvier 2001  Imprimer l'article  lecture optimisée  Télécharger l'article au format PDF

Paris : Ellipses, 2000, 254 p. Un ouvrage riche de nombreuses contributions dont la lecture sera profitable.

UN OUVRAGE important, alors que la Russie a renoncé à son engagement de ne pas utiliser en premier l’arme nucléaire (pp. 100-101) et augmente considérablement son budget militaire.

Les origines d’une crise

Co-directrice de cet ouvrage, Isabelle Facon - chargée de recherche à la Fondation pour la Recherche Stratégique - apporte une contribution particulièrement intéressante : "La sécurité nationale de la Fédération russe : les enjeux internes". Ce chapitre offre un rappel aux réalités particulièrement judicieux. Alors que se développent de manière récurrente des discours culpabilisants affirmant que les difficultés de la Russie viennent de l’insuffisance de l’aide occidentale - ce qui est un comble - voire d’un "complot" - ce qui tient largement du phantasme - l’auteur démontre avec rigueur que la Russie produit ses malheurs. "Même si les problèmes économiques et sociaux tiennent en partie à des distorsions structurelles héritées du mode de développement économique et industriel soviétique, ils s’expliquent également - et probablement dans une mesure plus grande - par les effets de différents fonctionnements et dysfonctionnements caractéristiques du système politique de la Russie post-soviétique". (p. 36)

Isabelle Facon fonde sa démonstration sur l’analyse des années Eltsine. Elle prouve que "la stratégie de maintien au pouvoir de Boris Eltsine et de ses alliés (et leur désir de tout faire pour que l’après Eltsine ne menace pas leurs intérêts) ont pris le pas sur leurs efforts de consolidation des institutions politiques, économiques et sociales, sur l’administration de problèmes aussi cruciaux que l’édification d’un nouvel ordre fédéral ou que la restructuration de l’appareil militaire et de sécurité". (p.69) Sans parler de la lutte contre la corruption.

Questions pour le début du nouveau millénaire

Dans sa conclusion, Isabelle Facon pose une grille de lecture des premières années du XXI e siècle. "Lorsqu’il propose une consolidation de l’Etat, le Président par intérim (V. Poutine) s’adresse aux exaspérations exprimées à tous les niveaux de la société (régions, militaires, citoyens … ) face à la paralysie des autorités fédérales. Le Concept de sécurité souligne que "L’approfondissement de la crise dans les sphères de la politique intérieure, sociale et spirituelle peut aboutir à la perte des acquis démocratiques". Le document appelle à un renforcement de l’Etat dans tous ses domaines d’activités. En quoi consistera ce renforcement ? Le successeur de Boris Eltsine, Vladimir Poutine ou un autre, s’attachera-t-il à rétablir le crédit des institutions et des administrations, tout en luttant contre la corruption qui s’y sont ancrées, et en redonnant à l’Etat un rôle de soutien des processus économiques, ou dupliquera-t-il les pratiques de pouvoir eltsiniennes, mais en optant pour des méthodes plus autoritaires de gouvernement pour canaliser la perte de contrôle de l’Etat russe sur des pans entiers de la vie économique et régionale ? A l’heure où, au bout de dix ans d’une rude "transition", la population russe semble de plus en plus épuisée, l’équilibre entre ces deux approches sera délicat à tenir". (p. 72)

Objectifs

La contribution d’Irina Kobrinskaïa, Directeur de l’Institut Est-Ouest à Moscou, éclaire assez bien ce que Moscou souhaite éviter et recherche. "La Russie cherche les moyens d’enrayer la baisse de sa popularité en Occident, tout en empêchant qu’on la transforme en puissance de second rang. Le fait qu’elle recherche des solutions dans les domaines militaro-politique et militaire constitue indéniablement une réponse aux conditions de la politique et de la sécurité internationales telles qu’elles ont évolué au cours des dix dernières années et dont les principales conséquences sont : un système de relations internationales unipolaire, avec la domination absolue des Etats-Unis ; l’éviction de la Russie de sa propre périphérie ; l’élargissement de l’OTAN ; l’opération en Yougoslavie ; et l’adoption du nouveau Concept stratégique de l’OTAN". (p. 166)

En effet, "personne en Russie n’ignore que l’Occident a misé sur l’OTAN comme fondement du nouveau système de sécurité internationale". (p. 174) Question : comment diminuer la place de l’OTAN dans les relations internationales contemporaines, notamment en Europe ? Par quels biais développer "de nouvelles relations de partenariat" […] fondées sur la convergence ou la proximité des intérêts réels des parties" ? (p. 174)

L’enjeu européen

La crise d’avril 1999 a marqué un moment clé. "L’opération militaire de l’OTAN au Kosovo a ainsi posé de façon aiguë la perspective de la sécurité européenne. Si l’Alliance atlantique devait continuer à monopoliser le domaine de la sécurité, cette tendance conduirait inévitablement à la nécessité de réviser les doctrines nationales de sécurité. Ce qui pourrait avoir pour conséquence de créer en Europe de nouveaux différends et de renforcer les anciens" (p.174). Formulation qui ressemble à une pression sur les pays européens.

L’objectif du Kremlin apparaît alors :"La seule alternative est le rétablissement et la restructuration du système international de sécurité. La reconstruction de ses conditions de fonctionnement, un statut plus important dévolu à la Russie, et l’adoption de ce système par des forces politiques influentes, exigent des partenaires autres que l’OTAN seule. Pour la Russie, dans un avenir proche, ces partenaires ne peuvent être que l’Union européenne, l’Union de l’Europe Occidentale (UEO) et l’Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe (OSCE). C’est pour cette raison qu’elle a maintenu ses contacts avec les pays d’Europe occidentale, avant même la fin des bombardements dans les Balkans"(p.175). "L’idée est que dans un avenir proche, la Russie, dans ses efforts pour structurer ses relations institutionnelles avec l’Occident, s’orientera vers l’Union européenne, et soutiendra la formation de l’identité de sécurité et de défense européenne (IESD), ainsi que le renforcement du potentiel politique et politico-militaire de l’Union"(p. 176).

L’idéal serait, pour le Kremlin, d’obtenir un renforcement du statut de l’Organisation de Sécurité et de Coopération en Europe et sa transformation progressive en "organisation-pivot d’un nouveau système de sécurité" (p. 176), le blocage de l’élargissement de l’OTAN à l’Est de l’Europe et le retour des opérations de maintien de la paix sous le contrôle exclusif de l’Organisation des Nations Unies, où elle dispose d’un droit de veto, donc d’un pouvoir de blocage d’une intervention occidentale dans un espace qu’elle juge de son ressort. Il est à noter que l’OSCE, d’une certaine manière héritière de la Conférence sur la Sécurité et la Coopération en Europe, est considérée comme une organisation régionale de l’Organisation des Nations unies. Pour sortir d’un face à face défavorable avec l’OTAN, la Russie cherche donc tous les moyens possibles pour "mutualiser" les relations internationales, espérant trouver dans ces institutions une plus grande marge de manoeuvre directe et indirecte.

Quels outils ?

Voici les moyens : "Dans un avenir proche, une grande attention sera portée aux relations et à la coopération avec les structures européennes et les Etats européens pris individuellement"(p. 189). Apparaît ainsi un risque pour les partisans ouest-européens d’un monde multipolaire : se faire instrumentaliser par la Russie.

Ivan G. Touline, Premier vice-recteur de l’Institut d’Etat des Relations internationales de Moscou placé sous la tutelle du Ministère des Affaires étrangères de Russie, énonce la stratégie russe. "Selon les experts russes, toutes ces évolutions soulignent que la stratégie de l’Union européenne, dirigée vers la constitution de capacités dans le domaine de la sécurité et de la défense, qui lui permettrait de prétendre à un rôle politique relativement autonome dans le système des relations internationales, recoupe la stratégie russe en un point commun : la formation d’un monde multipolaire au XXI e siècle. Ils estiment que la Russie devrait soutenir les efforts ambitieux de l’Union européenne, qui lui imposent un rééquilibrage de ses relations avec les Etats-Unis d’une part, et, d’autre part, le développement de ses relations avec la Russie". (p. 162) Visiblement, les européens de l’Ouest n’inquiètent pas beaucoup le Kremlin.

Et l’Asie ?

Enfin, l’ouvrage se clôt sur une étude remarquablement documentée d’Anne de Tinguy : "La Russie peut-elle avoir une ambition asiatique ?" Avec force détails, l’auteur développe une approche chronologique d’une décennie de relations entre la Russie et la Chine, le Japon, l’Inde et l’Asie du Sud-Est. Si les positions de la Russie se sont indéniablement améliorées, ses faiblesses internes l’empêchent parfois de tirer parti des opportunités qui se présentent. La Russie "a déployé depuis dix ans dans cette zone de multiples efforts et elle a obtenu dans sa relation avec la Chine, le Japon ou l’Inde de notables résultats. Elle continue cependant malgré tout à faire largement figure d’acteur de second ordre, voire d’étrangère dans cette région d’Asie-Pacifique. Empêtrée dans ses difficultés internes, elle n’est pas parvenue à s’y imposer". (p.217)

Au total, un ouvrage riche de nombreuses contributions dont la lecture sera profitable, sous réserve de disposer des éléments nécessaires pour mettre en perspective les analyses explicites ou implicites.


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