La démocratie virtuelle ? Expériences, défis et enjeux

Par Ludovic AUBUT-LUSSIER, le 3 janvier 2013  Imprimer l'article  lecture optimisée  Télécharger l'article au format PDF

Maître en administration publique, École nationale d’administration publique (Montréal, Québec, Canada)

Géopolitique de l’Internet. La démocratie directe pourrait éventuellement être réalisée à travers les technologies de l’information. Partout dans le monde, des études sont menées et des expériences sont réalisées qui testent la faisabilité de cette forme de gouvernance. Il existe cependant des entraves à son succès. Or, tant qu’existera un décalage entre technologies et démocratie, des frustrations seront exprimées à l’occasion de manifestations.

LA DEMOCRATIE directe, un système où les citoyens prennent eux-mêmes les décisions politiques, a longtemps été impossible dans les sociétés modernes surpeuplées. L’auteur Henri Oberdorff raconte que, dans les années 1920, un journaliste américain s’était interrogé sur la faisabilité de ce modèle de gouvernance avec l’avènement de la radio. L’idée avait cependant rapidement été abandonnée. [1] Aujourd’hui, avec l’apparition d’Internet, il semble que la démocratie directe virtuelle ne soit plus tout à fait hors de propos.

Déjà, les administrations publiques des quatre coins du monde ont soumis la Toile à bien des tests. De nombreux gouvernements ont par exemple rendu disponibles en ligne leurs données sur des « portails de données ouvertes ». C’est le cas notamment du Canada (donnees.gc.ca), de la Norvège (data.norge.no), du Kenya (opendata.go.ke) et de la Moldavie (date.gov.md).

Les initiatives « MyGov » se sont elles aussi inscrites dans cette mouvance. Bien qu’encore relativement rares, ces projets ont pour but d’offrir en ligne des services publics. Au nombre des pays qui ont décidé de se lancer dans l’aventure de la prestation électronique de services publics figurent la Malaisie (malaysia.gov.my) et les Émirats arabes unis (mygov.ae).

Voir aussi l’étude de Laura Brincourt sur Diploweb.com : Le "Cloud Act", trois ans après : révélateur du besoin de définition de notre souveraineté dans l’espace numérique

L’expérience menée en Estonie

L’expérience la plus remarquable demeure néanmoins celle menée par le gouvernement de l’Estonie en partenariat avec l’Union européenne, « Today I decide » (tidplus.net). Selon Henri Oberdorff, cette initiative mise en place en 2001 devait permettre aux Estoniens de soumettre des projets de loi sur un forum public. Les projets qui recevaient l’appui d’un nombre suffisant d’internautes étaient transmis au gouvernement, lequel disposait de 30 jours pour se prononcer à leur égard. [2]

Bien qu’audacieuse et novatrice, l’expérience « Today I Decide » n’a malheureusement pas été accompagnée de résultats réellement transcendants. Les 6 000 utilisateurs inscrits n’ont représenté qu’un peu plus de 0,5% de la population adulte du pays. Quant au gouvernement estonien, il s’est montré finalement peu enclin à donner suite positivement aux propositions de loi qui lui ont été soumises. Cette situation n’a toutefois rien d’étonnant lorsqu’on considère l’éventail considérable des obstacles à la réalisation de la démocratie directe par le biais d’Internet. [3] Lorsqu’a commencé cette expérience en Estonie, moins du tiers de la population avait accès à l’Internet selon les données fournies par la Banque mondiale. On appelle « fracture numérique » cette démarcation entre les citoyens qui sont branchés à Internet et ceux qui ne le sont pas. Cette fracture est sans aucun doute le plus grand obstacle à la démocratie virtuelle, et ce même dans des pays développés comme le Canada et la France où environ 20% de la population n’utilise pas encore Internet ou n’y a pas accès. [4]

Peut-on faire confiance au vote électronique ?

Outre le défi que présente la fracture numérique, certains manifestent aussi des inquiétudes vis-à-vis de la fiabilité du vote électronique ou du vote à domicile. L’auteur Paul S. Herrnson fait remarquer à ce sujet que les ratés de l’élection présidentielle américaine, en 2000, ont grandement miné la confiance des gens envers les nouvelles technologies de scrutin. Lors de cette campagne, des machines à voter avaient été utilisées afin de faciliter le comptage des voix. Or, il est apparu que de nombreux votes ont mal été comptabilisés par ces machines. C’est finalement la Cour suprême qui, suite à un important scandale, a nommé le vainqueur de l’élection. [5]

La confiance envers le vote électronique est aussi mise à mal par la crainte de fraudes à grande échelle fomentées par des groupes de cyberpirates mal intentionnés. Paul S. Herrnson souligne à cet égard qu’un virus informatique pourrait altérer les résultats d’un vote et s’effacer ensuite de lui-même pour ne laisser aucune trace. L’auteur rapporte que des informaticiens de l’Université Princeton, dans le New Jersey, avaient causé un certain émoi il y a quelques années en montrant la facilité avec laquelle ils étaient arrivés à pirater une machine à voter. [6]

Et le citoyen ?

Dans un tout autre ordre d’idées, l’on redoute que le citoyen moyen ne soit pas préparé à la tâche très ardue qu’est celle du décideur politique. C’est que personne ne sait vraiment si les citoyens auxquels ont offrirait de s’autogérer collectivement n’en viendraient pas à prendre des décisions autodestructrices ou à tyranniser les minorités. Cette crainte est d’autant plus grande que l’outil qui vraisemblablement sera exploité pour réaliser la démocratie directe, l’Internet, n’est peut-être pas tout à fait adapté. Déjà lors d’un colloque tenu au Palais du Luxembourg en 1999, des voix s’étaient élevées pour dénoncer l’incompatibilité entre Internet et la démocratie. L’espace virtuel offert par la Toile avait été décrit comme un outil de rapidité faisant peu de place à la réflexion et à la retenue, deux aspects pourtant essentiels à une gestion publique réfléchie. [7]

Conclusion

Il faut se rendre à l’évidence cependant, tôt ou tard, la démocratie virtuelle sera rendue possible. Un jour, l’Internet aura gagné tous les foyers comme la radio y est parvenue. Ce jour-là, nous aurons probablement développé une plus grande confiance envers les outils de sécurisation du vote en ligne. Après tout, nombreux sont ceux qui déjà aujourd’hui ont suffisamment confiance pour gérer par l’entremise d’Internet leurs comptes bancaires. Bref, un jour, nous aurons la possibilité de nous émanciper politiquement et cette seule idée en fait déjà trépigner plus d’un.

Verrons-nous ce jour de notre vivant ? Les plus jeunes générations, connues pour leur intérêt à l’endroit des technologiques de l’information, peuvent l’espérer. Elles contiennent d’ailleurs parfois difficilement leur engouement. Les Printemps arabe et érable, dans les pays du nord de l’Afrique et au Québec, ont fourni des indices de cette fébrilité. Le décalage existant entre, d’un côté, les possibilités offertes par les nouvelles technologies et, de l’autre côté, le manque d’intérêt apparent des pouvoirs en place à l’égard de « plus de démocratie » a contribué à l’essor de ces soulèvements populaires. Les citoyens des pays concernés ont voulu se convaincre qu’ils pouvaient reprendre le pouvoir et s’autodéterminer.

La démocratie virtuelle demeure malgré tout impossible en 2013, ne serait-ce qu’en raison de la fracture numérique. Dans les pays où les soulèvements populaires ont porté leurs fruits, l’on s’est donc contenté, pour l’instant, de changer les têtes dirigeantes de l’État (au Québec par une simple élection).

Afin de consolider la paix sociale regagnée, il apparaît nécessaire de rassurer ceux-là qui s’inquiètent de ne jamais voir de leur vivant la démocratie directe réalisée. Les gouvernements doivent, pour ce faire, montrer dès aujourd’hui un réel intérêt envers plus de démocratie et préparer le terrain en vue du jour où la démocratie directe virtuelle sera envisageable.

Copyright 2013-Aubut-Lussier/Diploweb.com


Plus

. Voir un planisphère de l’Internet : carte des serveurs hôtes

. Voir une carte médias et démocratie dans les pays de la Ligue des Etats arabes


Bibliographie

BANQUE MONDIALE, Indicateurs (En ligne), page consultée le 7 septembre 2012.

HERRNSON, Paul S., Richard G. Niemi, Michael J. Hanmer et al., Voting Technology : The Not-So-Simple Act of Casting a Ballot, 2008, Éditions Brookings, Harrisonburg, 215 p.

OBERDORFF, Henri, La démocratie à l’ère numérique, 2010, Éditions Presses universitaires de Grenoble, Gémenos, 205 p.

SÉNAT, Les Parlements dans la société de l’information : Débat avec la salle, 2012, (En ligne).

TODAY I DECIDE, TOM usage statistics, (En ligne), page consultée le 7 septembre 2012.


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[1OBERDORFF, Henri, La démocratie à l’ère numérique, Gémenos, PUG, 2010, p. 87

[2OBERDORFF, Henri, La démocratie à l’ère numérique, p. 93

[3TODAY I DECIDE, TOM usage statistics, tidplus.net

[4BANQUE MONDIALE, Indicateurs, banquemondiale.org

[5HERRNSON, Paul S., Richard G. Niemi, Michael J. Hanmer et al., Voting Technology : The Not-So-Simple Act of Casting a Ballot, p. IX

[6HERRNSON, Paul S., Richard G. Niemi, Michael J. Hanmer et al., Voting Technology : The Not-So-Simple Act of Casting a Ballot, p. 13

[7SÉNAT, Les Parlements dans la société de l’information : Débat avec la salle, senat.fr


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