La Russie et le Caucase : un éclairage géopolitique

Par Bernard DORIN, le 27 novembre 2008  Imprimer l'article  lecture optimisée  Télécharger l'article au format PDF

Ambassadeur de France

Les conflits du Caucase ont provoqué la constitution de nouvelles alliances régionales. Les Etats de la région se sont tournés, soit vers la Russie, comme l’Arménie et l’Iran, soit vers les Etats-Unis, comme la Géorgie, l’Azerbaïdjan et la Turquie. Le décor est donc planté pour de futurs conflits. Ils ont montré également la montée en puissance des nationalismes ethnolinguistiques et même des « micro-nationalismes ». C’est le cas de la Tchétchénie, des républiques séparatistes de Géorgie et du Nagorno-Karabagh arménien. On assiste ainsi à une tendance à l’éclatement des entités constituées. Enfin, les conflits ont accentué le caractère « zone de fracture » que présente le Caucase avec une poussée russe nord-sud, une poussée iranienne sud-nord et est-ouest et une poussée turque sud-ouest nord-est.

IL S’AGIT d’un sujet qui doit désormais être étudié à la lumière du conflit russo-géorgien d’août 2008. En effet, ce dernier constitue un tournant dans les rapports entre la Russie et les pays occidentaux.

I. Le Caucase

La chaîne du Caucase constitue une énorme barrière montagneuse, avec des sommets de plus de 5 000 m comme l’Elbrouz et le Kazbek.

Au nord de la crête du Caucase se trouvent les républiques autonomes de la Fédération de Russie et au sud trois pays indépendants : la Géorgie, l’Arménie et l’Azerbaïdjan.

La région du Caucase a trois grandes caractéristiques.

Elle est d’abord une zone de refuge qui a été soumise historiquement à la pression de l’Empire russe, de l’Empire ottoman et de l’Empire perse. Cette triple pression explique les traditions guerrières de ses habitants.

Le Caucase présente aussi une unité apparente dans le paysage et dans les hommes. Les peuples caucasiens présentent des traits communs comme la bravoure, l’éloquence, le panache et la générosité.

Cependant, ce qui caractérise surtout la région du Caucase est sa grande diversité. Il s’agit, en effet, d’une mosaïque ethno-linguistique comprenant la famille caucasienne, la famille indo-européenne et la famille turco-tatar. C’est aussi une mosaïque religieuse, avec des chrétiens orthodoxes en Arménie et en Géorgie, des musulmans chiites en Azerbaïdjan et des musulmans sunnites dans les autres entités. C’est, enfin, une mosaïque culturelle. La Géorgie, l’Arménie et l’Azerbaïdjan ont des écritures spécifiques.

La Russie et le Caucase : un éclairage géopolitique
Carte du Caucase

II. La Russie et le Nord Caucase

Les rapports de la Russie avec le nord du Caucase sont anciens et complexes. Au 19ème siècle l’émir Chamyl a tenu tête aux Russes pendant une quarantaine d’années dans les montagnes du Daghestan.

Le conflit russo-tchétchène

La Tchétchénie est un petit pays de 13 000 km2 qui avait avant le conflit [des années 1990] 1,2 million d’habitants et n’en a plus aujourd’hui que la moitié. Déporté totalement par Joseph Staline en 1942, le peuple Tchétchène est revenu progressivement dans son pays après la mort de Staline, en 1953. Le président Doudaef a proclamé en 1991 une indépendance qui n’a pas été reconnue internationalement.

La première intervention russe date de décembre 1994 et, en janvier 1995, Grozny, la capitale, est prise par les Russes mais reprise en août 1996 par les Tchéchènes. Un cessez le feu entre le général Russe Lebed et le chef tchétchène Maskhadov a abouti à un règlement politique qui prévoit le gel du statut du territoire pendant cinq ans, c’est-à-dire jusqu’en 2001 et le retrait partiel des Russes. En novembre 1996, l’accord Tchernomyrdine-Maskhadov aboutit à la réouverture de l’oléoduc et à l’évacuation totale des troupes russes. Le bilan de cette première intervention russe est lourd : Grozny est détruite et l’on compte 80 000 civils tués et 100 000 déplacés.

La seconde intervention russe, à partir d’août 1999, est plus terrible encore. Des troubles au Daghestan et surtout des attentats à Moscou et Saint-Pétersbourg donnent à Vladimir Poutine des prétextes pour envahir à nouveau la Tchétchénie. En décembre 1999, Grozny est reprise par les Russes et 400 000 Tchétchènes s’enfuient au Daghestan et en Ingouchie. Les Russes pratiquent la méthode des « camps de triage » mais la guérilla subsiste dans la montagne tchétchène.

Ainsi, le conflit n’est pas réglé. Il montre la contradiction entre deux principes fondamentaux : le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et l’intangibilité des frontières d’Etat. En tout cas, le 11 septembre 2001 a modifié la donne : la Tchétchénie est, depuis lors, assimilée aux terroristes islamiques alors que la Russie s’est rangée ostensiblement sous la bannière du combat anti terroriste. Cela permet aux Russes d’accentuer leur répression devant la passivité de l’Occident.

Les autres conflits du nord Caucase constituent des débordements du conflit russo-tchétchène

Le Daghestan, pays instable composé de 32 ethnies différentes, constitue une véritable poudrière. La situation est également instable en Ingouchie où les Russes ont installé leurs principaux « camps de triage ». En Ossétie du nord, tout le monde a encore en mémoire la tragédie de Beslan où la prise d’otages dans une école a causé la mort de plusieurs centaines d’enfants. De son côté la Kabardie a connu la tragédie de Naltchik qui s’est traduit par trois journées de combats sanglants. Tout le Caucase nord est donc devenu pour la Fédération de Russie une grande zone d’insécurité.

III. La Russie et le Sud Caucase

Conflit international Arménie-Azerbaïdjan

En 1990 se déroulent des élections libres dans ces deux pays qui ont proclamé en 1991 leur indépendance. Deux années après, en 1993, un conflit armé a éclaté entre les deux Etats à propos du Nagorno-Karabagh, territoire autonome de l’Azerbaïdjan peuplé d’Arméniens. L’armée arménienne victorieuse a occupé, non seulement le Nagorno-Karabagh mais aussi les territoires azerbaïdjanais adjacents. Or, la victoire arménienne est très largement due au fait que la Russie a aidé l’Arménie avec des conseillers militaires et surtout la fourniture d’armement. Le conflit est gelé en octobre 2008 mais le temps semble travailler contre l’Arménie qui est deux fois moins peuplée que son voisin et dépourvue de ressources pétrolières. Elle doit, en outre, faire face à l’hostilité de la Turquie. En somme, l’Arménie ne bénéficie d’un statu quo favorable, grâce au soutien actif de la Russie. [1]

Conflits internes à la Géorgie

Juste après son indépendance, la Géorgie a connu une guerre civile de trois ans (1991, 1992, 1993) qui a opposé les communistes aux nationalistes de droite. Les premiers avec M. Chevardnadze l’ont emporté sur les seconds avec M. Khamsakurdia, tué en 1993. Ensuite, l’Adjarie composée de Géorgiens convertis à l’islam sunnite a voulu se séparer de la Géorgie à l’instigation d’un dictateur corrompu, Abachidzé, qui s’appuyait sur la Russie. Malgré l’existence d’une base militaire russe à Batoumi, le dictateur a été chassé par le nouveau président pro-occidental Saakatchvili sans que les Russes ne réagissent.

Il n’en a pas été de même pour l’Abkhazie qui, composée d’habitants sunnites de langue caucasienne, a proclamé son indépendance et expulsé 60 000 géorgiens de son territoire. En octobre 1993, grâce à l’appui de la Russie, les Abkhazes l’ont emporté sur l’armée géorgienne.

Enfin, l’Ossétie du sud de langue persane et de religion orthodoxe, s’est également séparée de la Géorgie après un cessez le feu intervenu en juin 1992. Puis la situation a été gelée jusqu’aux événements d’août 2008.

Conflit international Russie-Géorgie

En 2003 a lieu la « révolution des roses » qui voit le président pro-occidental Saakatchvili prendre légalement le pouvoir en Géorgie. En août 2008, le président géorgien fait une tentative risquée de réduire l’Ossétie du Sud par la force et bombarde la capitale Tskhinvali. Cette action entraîne l’intervention militaire russe et provoque une crise internationale sans précédent. La France joue un rôle dans l’apaisement de la crise avec la conclusion d’un accord sur l’évacuation progressive des troupes russes alors que le conflit a débordé sur l’Abkhazie avec l’occupation par les Russes du port de Poti. La crise d’août 2008 vient de la tentative géorgienne d’entamer un processus d’adhésion à l’OTAN qui a été considéré par les Russes comme une provocation. Les derniers pourparlers de Genève entre Russes et Géorgiens n’ont pas abouti mais les Occidentaux ont renoncé à toute sanction contre la Russie. L’affaire est donc loin d’être réglée.

IV. La rivalité russo-américaine sur le Caucase

Il s’agit d’abord d’une rivalité stratégique qui concerne la Géorgie, laquelle a accepté d’accueillir sur son territoire des bases et des conseillers militaires américains.

Il s’agit surtout d’une rivalité économique qui concerne l’Azerbaïdjan et particulièrement le problème de l’écoulement du pétrole de ce pays. Jusqu’à une époque récente, le pétrole azéri était transporté par deux oléoducs dont l’un passe par la Russie et aboutit à Novorossisk et l’autre par la Géorgie et aboutit à Soupsa au sud de Poti. Or, en 1994, les Etats-Unis lancent avec l’Azerbaïdjan le projet de l’oléoduc BTC (Bakou, Tbilissi, Ceyhan). En 2005, l’oléoduc est inauguré par les présidents de l’Azerbaïdjan, du Kazakhstan, de la Géorgie, de la Turquie et le secrétaire d’Etat à l’énergie des Etats-Unis.

Le débit du BTC est d’un million de barils jour représentant un centième du pétrole extrait dans le monde. Les réserves de la Caspienne équivalent à 30 milliards de barils, ce qui est encore loin des 700 milliards existant au Moyen-Orient. Le responsable principal du projet BTC est la BP, associée à Total, à l’ENI et à plusieurs compagnies américaines. L’oléoduc doit être prolongé au Kazakhstan et il est doublé par un gazoduc. Le BTC a plusieurs avantages : il débouche directement sur la Méditerranée et soulage ainsi le Bosphore et les Dardanelles. Il contourne ensuite intégralement le territoire de la Russie et permettrait à terme d’évacuer vers la Méditerranée le pétrole Kazakh dont la production dans cinq à dix ans représentera trois fois la production actuelle de l’Azerbaïdjan. Ainsi, dans la compétition russo-américaine dans le sud Caucase, la Russie a perdu la première manche mais la partie est loin d’être jouée.

Trois points sont à souligner

1. Les conflits du Caucase ont provoqué la constitution de nouvelles alliances régionales. Les Etats de la région se sont tournés, soit vers la Russie, comme l’Arménie et l’Iran, soit vers les Etats-Unis, comme la Géorgie, l’Azerbaïdjan et la Turquie. Le décor est donc planté pour de futurs conflits.

2. Ils ont montré également la montée en puissance des nationalismes ethnolinguistiques et même des « micro-nationalismes ». C’est le cas de la Tchétchénie, des républiques séparatistes de Géorgie et du Nagorno-Karabagh arménien. On assiste ainsi à une tendance à l’éclatement des entités constituées.

3. Enfin, les conflits ont accentué le caractère « zone de fracture » que présente le Caucase avec une poussée russe nord-sud, une poussée iranienne sud-nord et est-ouest et une poussée turque sud-ouest nord-est.

Cependant, quand nous parlons du Caucase on en revient toujours à sa montagne que défini ainsi l’émir Chamyl : « la montagne est notre mère, elle nous abrite et nous protège. Elle est un don de Dieu ».

NDLR. Ce texte est celui d’une conférence prononcée le 21 octobre 2008 à l’ARRI, 11 rue Nicolo, 75116, Paris. La rédaction remercie Fanny Baudoin pour la dactylographie et Tangoride pour la numérisation du document.


Plus à ce sujet : Pierre Verluise, 20 ans après la chute de Mur. L’Europe recomposée, Paris : Choiseul, 2009. Voir


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[1NDLR : Dans son numéro daté du 16 novembre 2008, le mensuel France-Arménie publie un article de Varoujan Mardikian intitulé : Moscou : la paix au Karabagh, c’est moi ! A propos des suites du sommet organisé le 2 novembre 2008 à Moscou avec les présidents arménien et azéri, l’auteur envisage plusieurs scénarii. Il écrit notamment : "A moins que Moscou ne cherche à travers cette déclaration qu’à reprendre le contrôle absolu d’un processus de paix que les Etats-Unis voudraient bien faire évoluer à leur guise. Cela supposerait que Moscou, contrairement aux apparences, ne nourrit pas en réalité l’intention de résoudre rapidement la question du Karabagh. Après avoir mis la Géorgie à genoux l’été dernier [2008], régler une fois pour toutes ce conflit arméno-azéri pourrait priver la Russie de leviers de pression importants sur des partenaires arméniens et azéris jugés plus ou moins turbulents en fonction des circonstances. Autrement dit, Moscou se contenterait d’une instabilité relative dans le cadre du statu quo. Comme pour signifier que dans le conflit du Karabagh, la meilleure solution serait peut-être qu’il n’y ait pas de solution...". En 2009 ou 2010, il sera possible d’évaluer la pertinence de cette hypothèse.


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