Nous n’avons pas le choix entre trois routes, mais entre deux. Soit la Pologne penche du côté de l’Occident et nous comprenons l’Union européenne comme un moyen de renforcer l’Europe. Soit nous risquons de basculer – une nouvelle fois - sous l’emprise russe. Nous préférons limiter de bon gré la souveraineté polonaise pour construire une Union européenne qui pourrait être un partenaire de la Russie. Mais nous n’oublions pas une fois pour toutes les utopies dites panslavistes.
Pierre Verluise : Comment comprenez-vous la place de la Pologne dans son environnement géopolitique ?
Jacek Wosniakowski : Depuis des siècles, la Pologne est un carrefour entre plusieurs civilisations. Le catholicisme relie la Pologne à l’Occident, mais il serait exagéré de prétendre que la Pologne a toujours été exclusivement catholique, puisque les protestants ont été très actifs ici aux XVIe et XVII e siècles. Pour autant, ce pays a le privilège et parfois la malchance d’être limitrophe du monde orthodoxe et d’avoir eu à faire face au monde musulman.
Il existe des manifestations de l’art gothique jusqu’en Pologne mais pas au-delà. De même, l’esprit de l’Université à l’occidentale ne va pas plus loin. A Cracovie, l’université des Jagellons a été fondée dès le XIVe siècle, seulement devancée chronologiquement dans cette partie de l’Europe par celle de Prague.
Tout en étant très liée à l’Ouest, la Pologne conserve cependant des influences plus orientales.
En fait, la Pologne a été, reste et restera un pont tournant entre l’Est et l’Ouest. Les Polonais ne sont pas aptes à se défaire de cette fonction à la fois historique et géopolitique. C’est pourquoi nous sommes prêts à soutenir l’entrée dans l’Union européenne de l’Ukraine, qui se trouve à notre frontière S-E. Pour l’heure, la Biélorussie – qui se trouve à notre frontière N-E – subit une dictature, mais si la conjoncture politique s’améliorait, nous souhaiterions également contribuer à lui faire une place. A plus long terme, nous souhaitons également soutenir la candidature des Balkans.
P.V. Pourquoi êtes-vous prêts à soutenir la candidature de l’Ukraine ?
J.W. Nous sommes concernés par l’Ukraine parce qu’une partie de la Pologne historique a été liée à l’Ukraine. Non seulement Kiev a été une ville intégrée au royaume de Pologne jusqu’au dernier quart du XVII e siècle, mais encore aux temps du romantisme, la musique, le folklore et le paysage de l’Ukraine ont eu une sérieuse influence sur la culture polonaise. La fédération du royaume de Pologne, appelée couramment « République des deux nations » (Pologne et Lituanie), était en fait une République composée de trois nations (au moins !). Ce que rappellent souvent les armoiries tripartites du royaume : polonaises, lituaniennes et ukrainiennes. Puis l’Ukraine a été divisée entre les Russes et les Autrichiens.
P.V. Quelles sont vos attentes à l’égard de l’UE ?
J.W. Nos dirigeants sont parfois tellement peu raisonnables que nous espérons trouver dans l’Union européenne une alliée pour les obliger à prendre de meilleures mesures dans les domaines économiques, éducatifs, administratifs et environnementaux.
Les dirigeants polonais actuels privilégient trop souvent leur intérêt personnel ou l’intérêt de leur parti, oubliant le souci du bien commun. Nous espérons que l’UE saura leur donner le sens du bien commun. Nous comptons également sur l’UE pour trouver des solutions de compromis et de bon sens pour des pans entiers de notre économie qui demeurent subventionnés, notamment les mines et l’agriculture.
P.V. Comment comprenez-vous les relations avec la Russie ?
J.W. La division de l’Europe en deux moitiés méfiantes qui se regardent par le trou de la serrure doit cesser. Pour autant, il faut intégrer un paramètre géopolitique : la Russie ne sait pas entrer dans une alliance entre pairs. Le Kremlin a une tendance traditionnelle à la domination d’autrui, comme en témoigne l’immensité de son territoire, conquis par la force.
Nous n’avons pas le choix entre trois routes, mais entre deux. Soit la Pologne penche du côté de l’Occident et nous comprenons l’Union européenne comme un moyen de renforcer l’Europe. Soit nous risquons de basculer – une nouvelle fois - sous l’emprise russe. Nous préférons limiter de bon gré la souveraineté polonaise pour construire une Union européenne qui pourrait être un partenaire de la Russie. Mais nous n’oublions pas une fois pour toutes les utopies dites « panslavistes ».
Nous ne voulons évidemment pas faire des Russes des ennemis. Au contraire, nous voulons contribuer à trouver des moyens pour avoir de bonnes relations avec eux, mais s’il nous faut choisir, nous choisirons malgré tout l’Europe de l’Ouest.
Avant le XVI e siècle, la Russie a mis en œuvre dans certaines parties de son territoire une véritable science de l’auto-gouvernement, mais depuis 400 ans nous voyons à notre porte se développer une culture de l’arbitraire. C’est pourquoi les écrivains polonais présentent depuis le XVI e s la Russie comme le monde de l’absolutisme. Ce dernier a détruit de splendides traditions, par exemple en réduisant en cendres la ville florissante de Novgorod parce qu’elle se gouvernait elle-même. Il sera très difficile de rénover dans la Russie d’aujourd’hui ces traditions d’auto-gouvernement.
En fait, la position des Polonais reste très inconfortable, parce que notre désir de jouer le rôle de go between ne peut s’épanouir qu’à condition que nos voisins le veuillent bien. Sinon, nous risquons de payer cher cette posture qui exige un grand tact.
A l’échelle européenne, j’ai du mal à comprendre pourquoi la France reste à ce point fascinée par la Russie, oubliant de regarder les pays qui se trouvent sur son chemin, comme la Pologne mais aussi la Biélorussie et l’Ukraine. Les Etats-Unis eux-mêmes donnent parfois l’impression de ne pas comprendre en quoi l’Ukraine est différente de la Russie.
P.V. Que pensez-vous du projet mis en avant par certains d’intégrer la Russie à l’Union européenne ?
J. W. Pardonnez-moi, mais ce projet revient à mélanger dans le pâté du cheval et du chat. Notamment du fait de son étendue – 11 fuseaux horaires ! – la Russie est un monde à part. Il n’y a aucune commune mesure entre ce géant peuplé de 145 millions d’habitants, et cet essaim de petits pays qui constituent l’UE.
En revanche, je ne crois pas que l’UE puisse se défaire rapidement de son alliance avec les Etats-Unis. L’UE doit devenir suffisamment unie pour peser de manière convaincante face à Washington. Certes, Washington commet des erreurs, mais cela ne justifie nullement de vouloir faire cavalier seul. Avec quels moyens ? On est loin de les avoir développés, et même s’ils existaient déjà, il suffit de se souvenir de la Seconde Guerre mondiale et du plan Marshall pour apprécier à leur juste mesure les bonnes alliances.
Entretien avec Pierre Verluise réalisé le 19 février 2004. Manuscrit relu et clos le 13 mai 2004.
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