Consultant et chef de projet dans le secteur de l’eau et l’industrie agroalimentaire au Maroc au sein de l’entreprise espagnole Inbautek S.L.
Docteur en géopolitique de l’Université de Paris VIII. Ses recherches portent au sens large sur la gouvernance et les conflits autour l’eau dans les milieux semi-arides, et plus particulièrement en Espagne et au Mexique.
L’exemple de la Catalogne, illustre la dimension géopolitique croissante de la question de l’eau en Espagne : les stratégies politiques sur ce sujet ont un impact de plus en plus conséquent sur les territoires. Avec deux cartes sous deux formats : JPEG et PDF.
LE partage de l’eau en Espagne est depuis 20 ans une source de conflits entre les partis politiques, les régions et les usagers. Néanmoins, l’eau n’est pas un enjeu capital des revendications indépendantistes catalanes. La communauté autonome catalane peut gérer directement une grande partie de ses ressources car ses bassins internes couvrent 52 % de son territoire où se concentre 96 % de la population. Une situation confortable qui n’en est pas moins source de frictions. La Catalogne est également traversée par le bassin de l’Èbre (le fleuve le plus puissant de la Péninsule Ibérique) : au niveau juridique, elle est donc dépendante des eaux gérées par l’État central. Les caractéristiques géopolitiques du bassin de l’Èbre, très influencées par le rapport entre l’Aragon (région dominante en termes de surface et de population) et la Catalogne, en aval du bassin, situent le principal enjeu sur la fixation des débits autour du delta de l’Èbre. Des projets de transvasement d’eau, d’accroissement des surfaces irriguées ou encore la défense des écosystèmes fluviaux mobilisent les multiples acteurs concernés. Des alliances et des confrontations dépassant les limites régionales et les intérêts politiques (électoraux ou idéologiques), parfois contradictoires, s’articulent à différentes échelles. L’exemple de la Catalogne, illustre la dimension géopolitique croissante de la question de l’eau en Espagne : les stratégies politiques sur ce sujet ont un impact de plus en plus conséquent sur les territoires.
La politique hydrique espagnole est un sujet très controversé entre les deux principaux partis politiques depuis le début des années 2000. Elle s’est fondée tout au long du XXe siècle sur le contrôle et l’augmentation de la disponibilité de la ressource par le biais des aménagements hydrauliques. Le Plan hydrologique national (PHN) actuel, outil majeur de planification hydrique de l’État, a été approuvé en 2005 par le gouvernement socialiste (PSOE) de José Luis Rodríguez Zapatero (2004-2011). Ce nouveau plan cherchait principalement à approvisionner en eau les régions méditerranéennes de Valence, Murcie et l’Andalousie à travers le dessalement de l’eau de mer, mais aussi à orienter la gestion de l’eau vers les objectifs environnementaux prévus par la directive cadre européenne sur l’eau (DCE).
Ce plan a remplacé un projet de transfert d’eau entre le bassin de l’Èbre (traversant principalement l’Aragon et la Catalogne) et les régions méditerranéennes, en plus de la Catalogne. Ce transfert était le principal projet de l’ancien PHN de 2001 pendant le mandat du conservateur José Maria Aznar (1996-2004). Il prétendait résoudre le déficit hydrique de ces régions, toutes marquées par une irrigation intensive et un dynamisme des activités urbano-touristiques.
Ces changements dans la politique nationale ont entraîné une forte politisation des questions concernant l’eau dans un contexte marqué par la mise en place de la DCE en 2003. Ils ont également favorisé des tensions entre la région d’Aragon, opposée aux transferts d’eau et gouvernée par les socialistes entre 1999 et 2011, et celles de Valence et de Murcie ayant à leur tête des gouvernements conservateurs depuis 1995 et qui réclament plus d’eau. Dans le cas de la Catalogne, la situation politique interne s’avère plus complexe.
En Catalogne, le parti catalan indépendantiste de gauche (l’ERC) et le parti nationaliste conservateur (le CIU) n’ont jamais intégré la question hydrique à leurs revendications. Toutefois, la question de l’Èbre a joué un rôle électoral ces dernières décennies dans les stratégies des partis politiques catalans, elles-mêmes influencées par le contexte de la politique nationale de l’Espagne. En 2001 par exemple, l’avis favorable émis par le Parti populaire (PP) sur le principe d’un nouveau transfert depuis l’Èbre vers la conurbation de Barcelone était étroitement lié à un pacte signé en 1996 entre le PP et les nationalistes conservateurs catalans (CiU). Ce pacte a permis à José María Aznar de devenir le chef du gouvernement espagnol [1].
Cependant, les répercussions électorales au niveau local de cet aménagement hydraulique se firent rapidement sentir. Les importantes manifestations (300 000 personnes à Barcelone en 2001) et la forte opposition de la population du territoire catalan affecté par le transfert (comarques des terres de l’Èbre) vont favoriser les partis de gauche, opposés au projet de transfert, au détriment des conservateurs du CiU et du PP. Ainsi, en 2003, une coalition de trois partis de gauche (socialistes catalans, gauche écologiste et indépendantistes de gauche) accède au pouvoir pour la première fois en Catalogne, dans un contexte national marqué par l’appui des indépendantistes de gauche d’Esquerra Republicana de Catalunya (ERC) au gouvernement de Zapatero, responsable de la dérogation au PHN-2001. Dans les élections suivantes, le CiU (de nouveau au pouvoir entre 2010 et2015) ne se prononça pas sur cette question afin de ne pas risquer de s’aliéner plus encore le vote d’une partie de l’électorat catalan.
À travers l’Agence Catalane de l’Eau, le gouvernement tripartite de gauche (2003-2010) tenta de gérer l’eau par le biais de solutions techniques (réutilisation des eaux usées, utilisation des nappes souterraines, diminution des surfaces irriguées, dessalement) et sociales (économie, tarification). Celles-ci n’empêchent pas que resurgissent des problèmes d’approvisionnement en eau lors de périodes de sécheresse. Ainsi, en 2008, il fallut prendre des mesures ponctuelles telles que la dérivation des eaux de l’Èbre à travers une conduite et des livraisons d’eau potable par bateau depuis Marseille et Almeria (Andalousie). Devant ces événements, et anticipant les difficultés à tirer parti de l’Èbre et de la dépendance de la Catalogne envers l’État espagnol, les nationalistes conservateurs vont reconsidérer un projet apparemment en sommeil depuis les années 1990 : importer de l’eau du Rhône au moyen d’une gigantesque conduite enterrée de 320 km de long [2]. Cette situation coïncide à partir de 2010 avec la revendication de CiU sur le droit à l’autodétermination du peuple catalan.
La résolution par la Catalogne de ses propres problèmes d’eau par des voies internationales constituerait un exemple réel de gestion autonome et son impact serait loin d’être négligeable dans le contexte politique espagnol [3]. Cependant, ce projet suscite de multiples protestations. D’abord, celles des cultivateurs français de fruits et légumes du Roussillon, qui s’opposent à ce que l’on vende de l’eau à leurs concurrents catalans. Ensuite, les écologistes, qu’ils soient français, catalans ou espagnols, rejettent ce projet hydraulique qu’ils estiment contre nature et qui, de surcroît, accentuerait la pollution de la Méditerranée en favorisant le développement industriel de Barcelone [4]. Sur le plan politique, les indépendantistes de gauche catalans (ERC) et la gauche écologiste (ICV) maintiennent ainsi leur opposition aux projets de transferts pour des raisons environnementales. Pour leur part, les nationalistes catalans conservateurs de CiU ont insisté à différentes reprises sur la nécessité de réaliser ce transfert pour mettre fin à la pénurie d’eau d’une partie de la Catalogne. Ces rapports de forces politiques sont étroitement liés à la planification hydrique nationale dans le cadre de l’application de la DCE et à ses conséquences sur le delta de l’Èbre. En effet, la nécessité d’appliquer un débit réservé pour assurer le bon état écologique des eaux conditionne les demandes hydriques du bassin et les éventuels excédents hydriques.
La DCE oblige les États membres à atteindre un bon état écologique des eaux à travers une planification et une gestion intégrées des ressources hydriques par bassin hydrographique entre 2009 et 2015. Ainsi, le nouveau Plan de gestion du bassin de l’Èbre, approuvé en 2014, bénéficie du soutien de toutes les régions (huit) à l’exception de la Catalogne. Dans ses revendications, le gouvernement catalan (CiU) défendait la mise en place dans le Plan d’un débit réservé de 7 320 d’hectomètres cubes annuels pour maintenir les écosystèmes du delta. De son côté, l’Aragon, gouvernée par le PP entre 2011 et 2015 avec l’appui du Parti Régionaliste Aragonais (PAR), voulait maintenir le débit prévu dans l’ancien Plan de 1998, c’est-à-dire 3 000 hm3 annuels. Finalement, l’Agence du bassin de l’Ebre, sous l’influence de l’Aragon et avec l’appui de l’État central (également gouverné par le PP en 2011-2015), a situé le débit réservé autour de 3 370 hm3.
Paradoxalement, cela représente une faible hausse par rapport aux données établies dans le PHN-2001, lesquelles avaient servi aux régions de Murcie, de Valence et à la Catalogne pour défendre un transfert de l’Èbre vers leurs territoires respectifs. Ceci conduit le président de l’Agence du bassin de l’Èbre, le régionaliste aragonais du PAR, Xavier de Pedro, à maintenir des excédents de débit en amont du bassin grâce à de nouveaux barrages conçus pour augmenter les surfaces d’irrigation. Le but était de satisfaire aux exigences aragonaises relatives à leurs usages présents et futurs [5]. Les revendications du gouvernement catalan, qu’elles instrumentalisent ou non un discours environnementaliste de protection du delta, lui assurèrent d’augmenter la disponibilité des eaux sur son territoire en même temps qu’elles rendaient plus difficile toute solution technique et juridique pour faire des transferts vers les régions de Valence, Murcie et l’Andalousie. En revanche, pour le reste des régions favorables au Plan, l’augmentation de la demande hydrique rend non viable un hypothétique transfert depuis l’Èbre.
La finalisation du premier cycle de planification hydrologique (2009-2015) dans tous les bassins hydrographiques nous invite à penser qu’un nouveau Plan hydrologique national sera bientôt proposé par le gouvernement central [6]. Le gouvernement catalan et la majorité des partis politiques catalans, avec l’appui de plus de soixante associations, prévoient de dénoncer le gouvernement central devant la Commission européenne afin que soit retiré le Plan de l’Èbre et que l’augmentation du débit réservé dans le delta de l’Èbre soit favorisée. Dans un contexte de fortes tensions politiques en Espagne, qui a débouché sur l’initiative unilatérale d’un référendum sur l’indépendance de la Catalogne le 9 novembre 2014, il n’est pas fortuit que le ministère de l’Environnement ait rouvert le débat sur le projet du Rhône : il s’agit de minimiser les tensions sur la question catalane [7]. Cependant, cette possibilité ne pourrait qu’accentuer les revendications des régions de Valence et de Murcie, dont les secteurs touristique et agricole très importants requièrent de nouveaux transferts d’eau. Cependant, le fort rejet politique et social actuel de l’Aragon et de la Catalogne des éventuels transferts d’une part, et la forte hausse des demandes dans le bassin d’Èbre d’autre part, rendent difficile la réalisation de ce vieux projet. Ainsi, l’orientation ou non de la politique de l’eau vers des questions environnementales sera influencée d’abord par les récents changements sur la scène politique espagnole. De tels changements peuvent accentuer les différences idéologiques entre les partis catalans autour de la gestion de l’eau. C’est sur ce point que l’évolution des stratégies politiques, tant sur le plan national que régional à propos d’un sujet d’ordre territorial tel que l’eau, conditionne les revendications autour de l’indépendance de la Catalogne [8].
Copyright Juin 2016-Salinas Palacios/Diploweb.com
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[1] Jordi Pujol et Manuel Cuyàs : Memòries. De la bonança a un nou repte (1993-2011), Barcelona, Proa. 2012
[2] David Blanchon et Aurélie Boissière : Atlas mondial de l’eau : de l’eau pour tous ?, Ed. Autrement, 2009.
[3] Leandro Del Moral Ituarte : « L’état de la Politique Hydraulique en Espagne », Hérodote, 1998, p. 118-138
[4] Yves Lacoste : L’eau dans le monde, Larousse.2010
[5] Tous les partis aragonais avaient signé en 1992 une réserve hydrique de 6 550 hm3 (Pacte de l’eau) pour assurer les besoins futurs de la région. Comunidad Autónoma de Aragón : Pacto del Agua de Aragón, 30 juin 1992.
[6] Depuis les élections générales de décembre 2015 et à cause d’un parlement très fragmenté, l’Espagne est toujours sans gouvernement.
[7] L’annulation du référendum par le Tribunal Constitutionnelle a favorisé un rapprochement du parti nationaliste conservateur de CiU et le parti indépendantiste de gauche républicaine d’ERC. Cela a motivé la création d’une liste conjointe nommée Junts per si (Ensemble pour le oui) pour se présenter aux élections régionales du 27 septembre 2015 qui a obtenu 39.59% des votes.
[8] Cet article analyse la géopolitique de l’eau en Espagne jusqu’à l’année 2015. Depuis, les bouleversements politiques en Espagne et l’absence à l’heure actuelle (mai 2016) d’un gouvernement national ont paralysé une grande partie de la politique hydrique nationale.
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