Front uni franco-russe contre Daech ?

Par Cyrille BRET, Florent PARMENTIER, le 19 novembre 2015  Imprimer l'article  lecture optimisée  Télécharger l'article au format PDF

Enseignent la géopolitique à Sciences-Po Paris et co-dirigent le site de géopolitique EurAsia Prospective https://eurasiaprospective.wordpress.com/

L’alliance franco-russe tant vantée ces dernières heures ne sera sans doute qu’une coopération militaire provisoire et circonscrite. Des travaux de fond entre les deux pays sont encore nécessaires pour établir une communauté de points de vue géopolitique. Il y a encore loin du rapprochement tactique au partenariat stratégique.

De la coordination des actions militaires au rétablissement d’une alliance historique ?

L’AMITIÉ franco-russe est-elle en voie de résurrection ? Célébrée à Moscou par Nicolas Sarkozy lors de son déplacement du 29 octobre 2015, est-elle ranimée aujourd’hui par François Hollande afin de répliquer en Syrie aux attentats du 13 novembre 2015 ?

Certains l’espèrent et beaucoup le croient.

Plusieurs éléments récents esquissent ce rapprochement. Les frappes aériennes coordonnées sur Raqqa par des chasseurs français (Mirage 2000 et Rafale) et par des missiles de croisière Kralibr russe depuis la Caspienne dessineraient une coopération militaire poussée. La convergence des groupes navals français et russe en Méditerranée orientale, autour du porte-avion Charles De Gaulle jetterait les bases d’un rapprochement entre coalitions rivales sur le théâtre moyen-oriental. En outre, lors des négociations de Vienne sur la crise syrienne, les approches russes et françaises seraient en voie de rapprochement : si la lutte contre Daech est la grande priorité, c’est que le changement de régime en Syrie et le départ de Bachar al-Assad peuvent être différés.

Une campagne militaire franco-russe commencerait et une position diplomatique commune s’ébaucherait. De fait, les deux pays viennent d’être frappés par le même fléau, le terrorisme militarisé et de masse, au-dessus du Sinaï pour la Russie et dans les rues de Paris pour la France. De plus, ces deux poids lourds de la géopolitique mondiale ont les capacités militaires et diplomatiques de mettre fin à la compétition entre coalitions en Syrie, d’imposer un mécanisme de sortie de crise à toutes les partie prenantes à Vienne, de forger un front uni contre le terrorisme et de traiter les causes des crises migratoires européennes.

Cette réconciliation franco-russe risque de trouver rapidement ses limites : les deux pays n’ont ni la même compréhension des enjeux syriens, ni les mêmes intérêts structurels dans la région, ni les mêmes objectifs stratégiques.

Certains entrevoient là un changement stratégique majeur : côté russe, depuis au moins une décennie, les autorités russes soulignent que la France et la Russie ont les mêmes intérêts stratégiques puisqu’ils ont les mêmes ennemis : les terroristes islamistes ; côté français, de plus en plus de responsables politiques plaident pour un rapprochement avec la Russie : pour les uns, il s’agit d’un mal nécessaire dicté par les attentats du 13 novembre 2015, qui exigent de faire front contre les dangers immédiats et de s’accommoder d’un partenaire commercial important ; pour les autres, il s’agit d’une réorientation générale de l’action extérieure de la France, se détachant de l’alignement sur l’OTAN et les Etats-Unis pour conduire une politique extérieure continentale, réaliste et axée sur les intérêts historiques de la France dans son voisinage méridional et oriental. En tout cas, les autorités françaises se convertiraient à la Realpolitik en se convertissant à l’amitié franco-russe.

La force des menaces terroristes, l’ampleur des défis migratoires et l’urgence de l’action militaire, tout conspirerait à aplanir les différends récents entre la France et la Russie : annexion en 2014 de la Crimée, déstabilisation du Donbass, cycle de sanctions européennes et de contre-sanctions russes, annulation des contrats sur les deux BPC Mistral, droits de l’homme, etc. Et tout préparerait un axe Paris-Moscou que Berlin ne pourrait que rejoindre sous peu, étant donnée sa proximité économique avec la Russie.

En somme, les relations franco-russes, un temps brouillées par des perturbations politiques passagères, retrouveraient en Syrie leur centre de gravité historique trouvé en 1901 et célébré par le général De Gaulle : une alliance entre Etats très différents donc complémentaires mais soudés par des intérêts stratégiques communs, sensiblement distincts de ceux de l’OTAN.

Grâce au rapprochement entre Paris et Moscou, la France semble capable d’établir une nouvelle fois une passerelle entre les Etats-Unis et la Russie, entre l’Iran et les monarchies sunnites, entre les démocraties européennes et les régimes autoritaires du Moyen-Orient.

L’axe Paris-Moscou : un objectif encore lointain

Ces perspectives sont particulièrement en faveur aujourd’hui :à Moscou, elles offrent aux autorités russes le plaisir d’avoir eu raison avant tous les autres sur la priorisation entre la lutte contre Daech et le changement de régime politique. Le gain serait majeur pour faire sortir Moscou de son isolement à l’Ouest ; à Paris, elles confèrent un vigueur certaine à la réaction française contre les attentats du 13 novembre 2015 et sapent par avance toutes les critiques contre le prétendu laxisme "hollandais" venant des rangs de LR. En somme considérations stratégiques globales et arrière-pensées tactiques locales se cumulent.

Toutefois, cette réconciliation franco-russe risque de trouver rapidement ses limites : les deux pays n’ont ni la même compréhension des enjeux syriens, ni les mêmes intérêts structurels dans la région, ni les mêmes objectifs stratégiques.

En Syrie, une fois Daech militairement vaincu, les questions sur lesquelles Moscou et Paris ne parviennent pas à s’accorder réapparaitront rapidement. Pour Paris, la crise syrienne découle d’une guerre civile résultant des révolutions du « printemps arabe » (2011) qu’un changement de régime et une transition démocratique pourront seuls résoudre. Le terrorisme est le produit dérivé de la tyrannie et de l’obscurantisme. Pour Moscou, la crise syrienne résulte d’une insurrection orchestrée par les puissances sunnites via des mouvements djihadistes devenus incontrôlables. Ce qui est en jeu, c’est la protection des implantations militaires russes dans la région et l’expansion de la puissance iranienne : en conséquence, seul le maintien d’un pouvoir alaouite pro-russe et pro-chiite est acceptable pour Moscou. La France et la Russie n’ont ni la même lecture ni les mêmes objectifs pour la crise syrienne. De plus, la coordination des forces françaises avec les forces russes sera nécessairement limitée par la non interopérabilité des standards militaires, la Russie n’adhérant pas aux standards OTANiens.

Dans la région, les réseaux d’alliance de la France et de la Russie sont non seulement différents mais également en rivalité armée : la Russie veut profiter de la résurgence de l’Iran et de la constitution d’un axe chiite (en Syrie, au Liban, au Yémen, dans le nord-est de l’Arabie saoudite) pour contrecarrer ses adversaires géopolitiques sunnites (Arabie saoudite, monarchies du Golfe, EAU, Turquie). La France, elle, entend bâtir un réseau d’alliances sunnites cimentées, par-delà leurs dissensions, par la peur de la République islamique d’Iran. Il en va de ses approvisionnements en gaz, en pétrole, en financements, ainsi que de ses débouchés commerciaux et culturels.

Hors du Moyen-Orient le partenariat stratégique franco-russe trouvera ses limites dès que la crise ukrainienne connaîtra un nouveau rebondissement : Moscou a intérêt à installer un « conflit gelé » dans le Donbass afin d’affaiblir durablement le gouvernement ukrainien et empêcher une extension de l’OTAN et de l’UE à ses frontières ; en revanche, Paris et Berlin tiennent à bout de bras tout à la fois le gouvernement de Kiev et le partenariat oriental. Il en va de la cohésion avec la Pologne et les Etats baltes. En cas de nouvelle crise orientale, l’axe Paris-Moscou sera rapidement éclipsé par le Triangle de Weimar (Paris-Berlin-Varsovie).

L’alliance franco-russe tant vantée ces dernières heures ne sera sans doute qu’une coopération militaire provisoire et circonscrite. Des travaux de fond entre les deux pays sont encore nécessaires pour établir une communauté de points de vue géopolitique. Il y a encore loin du rapprochement tactique au partenariat stratégique.

Manuscrit clôt le 18 novembre 2015

Copyright 19 novembre 2015-Bret-Parmentier/Diploweb.com


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