Conférence Patrimonia animée par Capucine Graby. Intervenants : Patrick Artus, Christophe Barraud, Pierre Verluise. Patrick Artus est chef économiste de Natixis et membre du Comité Exécutif, Professeur d’Economie à PSE (Paris School of Economics). Christophe Barraud est chef économiste et stratégiste de Market Securities. Classé par Bloomberg comme le meilleur prévisionniste sur les statistiques américaines, de la zone euro et de la Chine. Pierre Verluise, docteur en géopolitique, fondateur du Diploweb.com, auteur, co-auteur ou directeur d’une trentaine d’ouvrages sur la géopolitique de l’Europe et la géopolitique mondiale.
Economie mondiale, enjeux géopolitiques, marchés financiers : que nous réserve l’année 2020 et la décennie qui s’ouvre ? Quel impact va avoir la politique protectionniste américaine ? La guerre commerciale entre les Etats-Unis, la Chine et l’Europe va-t-elle s’intensifier ? De quelle façon les décisions des banques centrales feront-elles bouger les lignes des marchés financiers ?
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Synthèse par Joséphine Boucher pour Diploweb.com
Les intervenants abordent lors de la conférence la question des enjeux économiques et géopolitiques à venir pour l’année 2020 et de manière générale pour la décennie qui s’ouvre, à l’occasion des 25 ans de Patrimonia (Lyon, 26 et 27 septembre 2019).
Onze ans après la faillite de Lehman Brothers, l’éclatement d’une nouvelle crise financière mondiale semble imminent pour certains. Comment en est-on arrivé là ? Quelles sont les causes de cette possible crise, et pourquoi ne pas avoir suffisamment tiré les conséquences de celle de 2008 ? C’est ce dont s’entretiennent les chefs économistes Patrick Artus et Christophe Barraud et Pierre Verluise, docteur en géopolitique.
La discussion débute par les analyses du contexte géopolitique et macro-économique actuel. Christophe Barraud parle d’une période intéressante et inédite marquée par une montée en puissance de l’incertitude en particulier depuis la mi-2018 et l’amplification de la guerre commerciale menée par les États-Unis, au même moment qu’un ralentissement de la demande mondiale dû aux politiques restrictives de la réserve fédérale américaine et de la banque centrale chinoise. Dès lors, la croissance mondiale semble vouée à ralentir pour cette année, pour s’élever à 3% contre 3,8% pour 2017. Patrick Artus rappelle quant à lui que les droits de douane de D. Trump n’ont objectivement aucun effet sur l’économie mondiale. Le vrai sujet qui fonde le ralentissement économique actuel est la rupture de l’économie mondiale. C’est la crise industrielle globale liée à un phénomène finalement peu abordé, à savoir que le monde devient une économie de services, ce qui déstabilise les pays qui étaient essentiellement des économies industrielles. Notons que tous ces termes économiques de « défiance », « confiance » et « risque » font aussi partie de l’analyse géopolitique, laquelle est prodiguée par Pierre Verluise qui, abordant l’angle géopolitique et stratégique, mentionne l’inquiétude suscitée par la critique du président Trump au sujet de l’obsolescence de l’OTAN, organisation qui regroupe 22 des 28 pays membres de l’UE.
Quel impact va avoir la politique protectionniste américaine ? Christophe Barraud distingue les impacts direct et indirect de la guerre commerciale. Au-delà des droits de douane, c’est surtout le caractère incertain qu’il faut prendre en compte dans les anticipations des entreprises et dans les prises de décisions d’investissements. C’est ce climat anxiogène et cette incertitude permanente qui pénalisent de plus en plus les entreprises.
Autre sujet crucial par rapport à ces questions : le Brexit et les possibles conséquences économiques et financières d’un Brexit dur. Patrick Artus répond à cette question par quelques mots sur une évolution intéressante dans l’économie mondiale : le retour de chaînes de valeur mondiales à des chaînes de valeur régionales. Les grandes entreprises qui s’organisaient sur une base mondiale pour produire s’établissent aujourd’hui sur une base régionale. Autrement dit, le modèle des années 1990-2000 de la production pour une exportation lointaine laisse place à la production au voisinage des acheteurs des biens. Ainsi, les Allemands ont un marché européen, et s’ils veulent vendre aux Chinois, ils iront fabriquer en Chine. Par conséquent, le seul espoir du Royaume-Uni est l’intégration dans le marché économique européen et dans une union économique européenne, enjeu fondamental que les pays européens y compris les Anglais Brexiters doivent comprendre et prendre en compte.
Enfin, ce tour d’horizon se termine par le cas de la Russie, traité par P. Verluise. Le pays post-soviétique est sorti deux fois de ses frontières, en 2008 en Géorgie et en 2014 en Ukraine. Ces échappées ont eu un poids sur la nature et la qualité des relations avec l’UE et les États-Unis, à l’image de l’imposition de sanctions, et suscitent certaines inquiétudes, notamment sur des attaques cyber et sur le jeu possible de la Russie sur les processus électoraux au sein de l’UE.
La discussion se resserre ensuite sur le sujet central c’est-à-dire la potentielle crise financière. Comment les intervenants évaluent-ils la place des marchés financiers dans notre économie actuelle et de quelle manière impactent-ils ou non l’économie réelle ? Pour commencer, Patrick Artus définit la finance mondiale comme l’ensemble des marchés de financement, ce qui représente à peu près 500 000 milliards de dollars. Ce taux continue d’augmenter mais pas aux mêmes endroits qu’avant la crise (les banques dans les pays de l’OCDE). Lorsque l’on fait des prévisions, il est important de comprendre que l’économie réelle peut générer des cycles. Il faut donc les distinguer des crises, qui sont des crises de la finance et qui désignent des moments où un groupe important de personnes endettées devient insolvable. Par conséquent, il faut se demander aujourd’hui s’il est plausible qu’un groupe important d’emprunteurs soit insolvable. Il est intéressant de noter qu’auparavant, du temps où la finance n’avait pas ce rôle-là, les oscillations de croissance étaient largement dûes à des mécanismes de l’économie réelle, tandis que les grands chocs sont aujourd’hui reliés à la finance elle-même.
Avant d’aborder les possibles perspectives pour l’année 2020, il convient de définir et de comprendre ce qu’est une prévision. Christophe Barraud souligne que l’important n’est pas le chiffre projeté mais les risques associés et comment ils sont orientés. Pour l’année 2020, il estime que la croissance au niveau mondial se situera autour des 2,8%. Le principal symptôme de ce ralentissement global sera selon lui la Chine. Mais au-delà des estimations chiffrées, il faut prendre en compte les risques, clairement orientés vers un ralentissement plus marqué et long en raison d’une multiplicité de facteurs à venir d’ici la fin de l’année, parmi lesquels le verdict à court terme du conflit sino-américain et la dernière vague de droits de douane américains qui couvriraient l’ensemble des biens chinois. Quant à l’UE, Pierre Verluise note que les alliés américains sont devenus des alliés incertains et agressifs sous l’angle commercial, et il mentionne l’incertitude sur la Russie qui a une culture du rapport de force que nous n’avons pas et qui dispose de réseaux d’influence hors de son territoire.
Le niveau d’endettement des pays laisserait présager une possible crise financière. Mais selon Patrick Artus, il ne peut pas y avoir de crise financière à court terme. Les véritables questions qu’il convient de se poser sont les suivantes : qu’est-ce qui pourrait faire que les taux d’intérêt remontent ? Y a-t-il un risque que l’inflation revienne et donc que les banques centrales doivent réagir à une remontée de l’inflation ? Pour Christophe Barraud, le bilan consolidé des banques centrales des pays développés s’est remis à croître au deuxième semestre 2019, ce qui témoigne d’une politique monétaire accommodante et de la poursuite des rachats d’actifs. Pour autant, les niveaux d’incertitude restent très élevés. En effet, si l’état de l’économie mondiale baisse, il peut y avoir une possible réponse fiscale.
Mais alors, l’économie mondiale est-elle plus vulnérable en 2019-2020 qu’en 2008 ? La réponse est oui pour Christophe Barraud. En effet, les potentiels de croissance des économies ont été revus en baisse et la marge de manœuvre et la capacité de réponse semblent moins fortes qu’en 2008-2009. Ce n’est pas l’avis de Patrick Artus pour qui l’économie mondiale est bien moins fragile maintenant, avec des économies plus robustes, des banques plus solides, une dette privée plus faible, une profitabilité des entreprises désormais très élevée, et le remplacement de l’endettement par l’auto-financement. La crise de 2008 était une crise de la dette privée et des banques de l’OCDE, or l’expansion de la finance n’est plus la même qu’avant. Selon lui, le vrai danger est une remontée brutale et non graduelle des taux d’intérêts et son effet sur les dettes publiques de l’OCDE.
Si une nouvelle crise intervenait, il faudrait alors se demander pour quelle(s) raison(s) nous n’avons pas tiré les conséquences de la crise précédente et pourquoi le gonflement de la sphère financière a continué de progresser. Dans ce cas, quel rôle pourraient jouer les GAFA pour amortir ou intensifier une prochaine crise ? Pour Patrick Artus, cette question renvoie au débat sur le retour des monopoles aux États-Unis, et donc au sujet de la concurrence. La concentration des entreprises dans tous les secteurs d’activité a là-bas des effets négatifs sur l’économie car elle bloque l’innovation des plus petites entreprises. Pierre Verluise joint à cette réflexion le lien entre le problème démographique et le ralentissement économique qu’il pourrait induire. Pourraient-ils être des déclencheurs d’une possible crise financière ? Après avoir rappelé quels sont les fondamentaux de la puissance, à savoir les hommes, les territoires et le désir de puissance, il souligne qu’il y a de manière relative un effacement démographique de l’UE. L’UE à 28 fin 2019, Royaume-Uni inclus, représente 6,9% de la population mondiale et 5,9% si le Brexit devenait effectif en 2020. La diminution du poids relatif cumulée à un vieillissement de l’UE et au manque d’investissements en R&D par les États et les entreprises ne peuvent qu’aboutir à un manque de performance en termes d’innovation, de compétitivité et de balance commerciale. L’approche économique corrobore ce constat. En effet, l’espace de l’Union européenne à 28 représentait 31% du PIB mondial en 1980, quand il en constitue environ 18% en 2019, et bien moins en cas de Brexit effectif en 2020. L’UE est donc engagée dans un effacement économique relatif. Enfin, le dernier paramètre est le désir, la construction de la puissance étant le fruit d’un désir et d’une stratégie. Ainsi, la grande question quand on pense à l’UE de demain est la suivante : quelle puissance, et avec qui ?
Par conséquent, quels sont les leviers pour retrouver le chemin d’une croissance durable en 2020 ? On pourrait tout d’abord se demander, à l’image de Patrick Artus, comment discipliner la finance. Les politiques monétaires doivent d’une part devenir progressivement moins expansionnistes dans les périodes de croissance même sans inflation, et il faut d’autre part accepter l’idée qu’un certain type de contrôle des capitaux et de restriction de circulation des capitaux a du sens. Enfin, il faut revenir à de la gestion active de portefeuille, pour revenir à la volatilité de marché. Christophe Barraud ajoute de son côté que la vraie problématique en Europe tient dans les réformes structurelles. Il semble nécessaire d’appliquer des mesures, par la suite encadrées, certes coûteuses socialement et économiquement mais capables de relever les potentiels de croissance sur le long terme.
Enfin, finissons par une interrogation en écho à l’actualité. Une crise financière pourrait-elle précipiter une crise climatique ? Pour y répondre, Patrick Artus souligne le besoin d’investissements massifs pour respecter le scénario à 2°C. Nous avons besoin de la finance et d’une finance en bonne santé.
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