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Estonie-Russie. Comment comprendre trois décennies de différends mémoriels ?

Par Nicolas GELIGNE*, le 28 septembre 2025.

Comment l’Estonie a-t-elle fait de sa mémoire un instrument de (re)construction nationale et un outil géopolitique face à la Russie ? Nicolas Geligne explique que le rétablissement de l’indépendance en 1991 s’est accompagné d’une reprise en main de la mémoire nationale, permettant aux Estoniens de réaffirmer la maîtrise de leur passé. Puis il présente comment ce récit, pensé et vécu comme traumatique, a consacré un divorce mémoriel et géopolitique avec la Russie. Enfin, Nicolas Geligne montre que cette opposition trouve une traduction concrète dans les débats autour des monuments soviétiques, devenus depuis l’indépendance un enjeu politique et diplomatique.

EN ESTONIE, la guerre en Ukraine a fait date. Dans un chassé-croisé calendaire qui n’est pas passé inaperçu chez les Estoniens, l’invasion russe, survenue le 24 février 2022, coïncidait avec la fête de l’indépendance du pays. Les Estoniens commémorent en effet tous les 24 février la première indépendance de leur pays, proclamée le 24 février 1918. Cette célébration se trouva donc chamboulée par les événements survenus au petit matin en Ukraine. La résonance calendaire a été particulièrement forte.

Elle a le mérite de rappeler que, sans une claire compréhension de l’histoire, et donc des pratiques et des discours mémoriels, il est impossible d’apprécier la posture estonienne à l’égard du conflit ukrainien. L’Estonie compte en effet parmi les soutiens les plus actifs et constants de l’Ukraine. Il faut dire qu’entre Tallinn et Moscou, le passé ne passe pas. Histoire, mémoire et (géo)politique s’entremêlent sans cesse depuis la chute de l’Union soviétique. L’ancienne Première ministre Kaja Kallas, à la tête de la diplomatie européenne depuis le 1er décembre 2024, avait d’ailleurs fait un usage important et remarqué de la mémoire dans son bras de fer avec la Russie, ce qui n’était pas anodin face à un Vladimir Poutine usant et abusant des références et des symboliques historiques.

Mais, moins qu’un « retour de l’histoire », le conflit russo-ukrainien a surtout provoqué l’élargissement du fossé mémoriel entre l’Estonie et la Russie. Depuis trois décennies, la mémoire constitue un point saillant de la (re)construction nationale estonienne, celle-ci passant tout particulièrement par une rupture avec la période soviétique (initiée en 1940, puis interrompue entre 1941-1944 par l’occupation allemande, avant de reprendre de 1944 à 1991). L’expérience historique et la mémoire qui en découlent ont cristallisé les enjeux identitaires, eux-mêmes au cœur de la politique et de la géopolitique de l’Estonie post-soviétique. De fait, la relance de la guerre d’agression russe a donc moins réveillé que vérifié les craintes et les postures estoniennes. À maints égards, le fossé mémoriel russo-estonien s’est creusé dès la chute de l’Union soviétique, et même avant. Un cas exemplaire de guerre des mémoires post-soviétiques.

Comment l’Estonie a-t-elle fait de sa mémoire un instrument de (re)construction nationale et un outil géopolitique face à la Russie ? Nous verrons d’abord que le rétablissement de l’indépendance en 1991 s’est accompagné d’une reprise en main de la mémoire nationale, permettant aux Estoniens de réaffirmer la maîtrise de leur passé. Nous analyserons ensuite comment ce récit, pensé et vécu comme traumatique, a consacré un divorce mémoriel et géopolitique avec la Russie. Enfin, nous montrerons que cette opposition trouve une traduction concrète dans les débats autour des monuments soviétiques, devenus depuis l’indépendance un enjeu politique et diplomatique.

I. Restaurer, commémorer, condamner : l’avènement d’un nouveau régime mémoriel et ses conséquences (géo)politiques

La restauration de l’indépendance estonienne en 1991 s’est construite sur un rejet radical de l’époque soviétique. Une double politique fut mise en œuvre : d’un côté, l’ambition d’un restaurationnisme se traduisant par une revalorisation de la première république indépendante (1918-1940) – qualifiée péjorativement de « dictature bourgeoise » à l’époque soviétique –, et de l’autre, la mise en place d’un narratif géopolitique revendiquant un « retour vers l’Ouest ». Dans les deux cas, il fallait signifier une nette rupture avec l’époque soviétique, mais aucunement renier le passé. Au contraire, la mémoire a joué un rôle central dans la reconstruction politique de l’Estonie.

Independence War Victory Column in Tallinn
Independence War Victory Column in Tallinn, Estonia. By Mark A. Wilson

La nouvelle république estonienne a souhaité s’inscrire dans la continuité de la première république, née en 1918 et disparue en 1940 avec l’annexion soviétique. Une restauration d’indépendance – une « re-indépendance » (taasiseseisvumine) – pensée comme de jure, bien au-delà d’un simple état de fait. L’élaboration de la Constitution de 1992 – la première adoptée par un pays issu du bloc soviétique – s’est ainsi efforcée de reprendre les précédentes Constitutions de 1920 et 1938, insistant en particulier sur la légalité de la nouvelle république et sa continuité avec la précédente. De même, l’épineuse question de la minorité russophone a été appréciée à l’aune de ce restaurationnisme : tout octroi automatique de la nationalité estonienne ne pouvait se faire qu’aux individus déjà citoyens (ou descendants de citoyens) avant 1940, ce qui revenait très largement à exclure les russophones, arrivés pour l’écrasante majorité durant la période soviétique.

Mais le restaurationnisme estonien n’est pas qu’une affaire strictement juridique. Il est une composante autant qu’une conséquence du combat mémoriel. Proclamer la restauration de la république estonienne revenait à considérer l’époque soviétique comme une parenthèse historique, qui plus est hors de toute légalité internationale. En cela, le nouveau pouvoir estonien s’inscrivait dans le grand combat de la dissidence qui, forte de la non-reconnaissance de jure par les Occidentaux de l’occupation des pays baltes, tenait à faire de l’histoire un cheval de bataille culturel et politique face à Moscou. En la matière, le restaurationnisme est parvenu à articuler passé et présent dans une même séquence politique, permettant non seulement une dissociation vis-à-vis de l’époque et de l’héritage soviétiques, mais aussi vis-à-vis de la nouvelle Russie post-soviétique. Un rejet idéologique et politique du passé soviétique qui a eu ses implications géopolitiques contemporaines.

Le cas du traité de Tartu témoigne remarquablement de cette filiation séculaire où, de la première république indépendante (1918-1940) à la république restaurée en 1991, le passé soviétique est devenu pour l’Estonie un épouvantail qu’une nouvelle posture géopolitique mûrie et défendue dans les années 1990 devait conjurer, en recourant pour cela à un retour à la situation d’avant 1940. Le traité de Tartu, signé le 2 février 1920, avait entériné la fin de la guerre d’indépendance estonienne, la Russie soviétique reconnaissant la jeune Estonie indépendante. Le traité fixait alors les frontières entre les deux États : des villes aujourd’hui russes, comme Ivangorod (Jaanilinn, en estonien) ou Petchory (Petseri), furent alors estoniennes. Avec l’annexion soviétique, le traité fut rendu caduc, et en 1944, les Soviétiques modifièrent les frontières administratives entre la République socialiste fédérative soviétique de Russie et la République socialiste soviétique d’Estonie : Ivangorod et Petchory passèrent du côté russe. Lors de l’éclatement de l’Union soviétique, cette frontière administrative, purement interne, est devenue de facto une frontière internationale, séparant l’Estonie et la Russie. Or, aux yeux de la première, le traité de Tartu continuait à faire foi, toujours au nom de la politique restaurationniste et de l’illégalité de l’occupation soviétique. Les diverses tentatives de parvenir à un accord officiel et reconnu par les deux parties ont toujours achoppé, les Russes refusant toute revendication estonienne à l’égard du traité, d’où l’échec des discussions en 2005. Le traité élaboré en février 2014 n’a jamais été ratifié, et la discorde demeure. Le surgissement de la crise ukrainienne ce même mois de février 2014, avec l’occupation illégale de la Crimée, n’a pas apaisé, tant s’en faut, ce sujet éminemment sensible qu’est la frontière russo-estonienne, pas plus du reste que l’affaire Eston Kohver, du nom de cet agent du renseignement estonien, arrêté en septembre 2014 par le FSB dans des circonstances controversées. Les Russes affirmant que l’agent se trouvait sur le territoire russe, et les Estoniens, au contraire, que celui-ci avait été enlevé sur le sol estonien. L’épisode a jeté un froid supplémentaire dans les relations entre les deux pays, et confirmé le contentieux frontalier. L’année 2020 a été l’occasion de célébrer en Estonie le centenaire du traité de Tartu. Le relatif pragmatisme de la présidente de la République Kersti Kaljulaid a tranché avec certaines voix politiques plus vindicatives, majoritairement issues du parti d’extrême droite EKRE, marquant leur attachement au traité. Le président du parlement estonien (Riigikogu), Henn Põlluaas, issu des rangs d’EKRE, est allé jusqu’à réclamer les territoires perdus par l’Estonie du temps de la période soviétique [1].

Le cas du traité de Tartu témoigne du caractère éminemment géopolitique – au sens tout à fait premier du terme – des enjeux frontaliers entre la Russie et l’Estonie. Une situation singulière dans l’espace post-soviétique. Le traité de Tartu est une illustration emblématique de cette « géopolitique restaurationniste » [2] estonienne, qui a particulièrement infusé dans les années 1990, concomitamment à l’affirmation identitaire et mémorielle de la république estonienne restaurée.

La restauration de l’indépendance fut en effet un véritable renversement de la domination mémorielle. La mémoire estonienne, jusque-là dissidente, succéda à la mémoire soviétique. Une nouvelle mémoire officielle s’imposa. En clair, un changement complet de paradigme, passant notamment par l’instauration d’un nouveau régime d’historicité. Comme l’a souligné l’historien Marek Tamm, plusieurs personnalités politiques estoniennes de la fin des années 1980 et des années 1990 ont eu en commun d’avoir été des historiens de formation, à tel point que l’on peut qualifier l’Estonie des années 1990 de « république des historiens » [3], incarnée par le Premier ministre Mart Laar (1992-1994 ; 1999-2002), et le président Lennart Meri (1992-2001). Un ouvrage a d’ailleurs réuni les deux hommes. Âprement discuté et objet de discorde politique et historiographique dès sa sortie en France en 1997, Le livre noir du communisme fut traduit en estonien en 2000. Préfacé par Lennart Meri, l’ouvrage comprend un chapitre additionnel, tout à fait substantiel, consacré à l’Estonie et rédigé par Mart Laar, dont le ton particulièrement tranché poussa Jean-Pierre Minaudier, dans sa traduction française, à revoir les passages dans lesquels le Premier ministre Laar usait du qualificatif « génocide » pour désigner les agissements soviétiques [4].

Le rejet clair du communisme – que symbolisa l’interdiction en août 1991 du Parti communiste estonien – et, avec lui, de l’époque soviétique constitue de fait l’un des marqueurs identitaires majeurs de l’Estonie post-soviétique. En rejetant et en condamnant l’occupation soviétique, l’Estonie a aussi développé un narratif géopolitique contemporain revendiquant un « retour vers l’Ouest ». Le président Lennart Meri a particulièrement défendu cet imaginaire européen. Ce francophone et francophile, ancien élève à Janson-de-Sailly, tenait auprès des Occidentaux à souligner la nature profondément européenne de l’Estonie. « Notre identité européenne est si évidente que je suis toujours consterné d’entendre dire que l’Estonie a pris la décision de “faire partie” de l’Europe. [..] Nous appartenons à l’Europe depuis l’Empire romain », pouvait-il ainsi affirmer, lecteur de Tacite qu’il était [5]. Cet attachement, sincère, à l’identité européenne avait deux objectifs. D’une part, dans le cadre des ambitions estoniennes en vue d’intégrer l’Union européenne et surtout l’OTAN, il importait aux yeux des Estoniens de justifier leur européanité et, plus généralement, leur appartenance culturelle et politique à l’Occident que le passé soviétique pouvait sinon contredire, du moins obscurcir. D’autre part, il s’agissait de se distancier de la Russie et même d’exclure cette dernière de l’Europe, en somme opérer une distinction entre l’Ouest, c’est-à-dire le « nous », estonien, et une sorte d’Est rémanent, c’est-à-dire le « eux » russe.

C’est à Lennart Meri que l’on doit également l’établissement d’une commission historique dédiée aux crimes contre l’humanité commis sur le sol estonien par les Allemands lors de l’occupation (1941-1944) ainsi que par les Soviétiques. La muséographie estonienne, elle aussi, n’hésite pas à mettre en équivalence les deux occupations, comme en témoigne le « Vabamu », le Musée des occupations et de la liberté, situé à Tallinn. Un musée à la dimension politique indéniable qui ne demeure pas insensible à l’actuelle situation ukrainienne. Entre septembre 2024 et avril 2025, le musée proposait ainsi une exposition intitulée « Défendre la liberté : la société estonienne dans la guerre russo-ukrainienne ».

Cette mise en équivalence entre communisme et nazisme, entre Allemands et Soviétiques, constitue une offense mémorielle et politique suprême pour Moscou. Un événement historique cristallise particulièrement les relations russo-estoniennes, et pèse très lourdement dans l’imaginaire politique estonien.

II. L’ombre du passé. Le pacte germano-soviétique : une mémoire actualisée

L’omniprésence des questions géopolitiques en Estonie depuis les années 1990 puise largement dans l’expérience historique. À l’incontestable vulnérabilité géographique estonienne vis-à-vis de la Russie, s’ajoute en effet une méfiance aux racines historiques. Le souvenir, volontiers traumatique, du pacte germano-soviétique de 1939 demeure.

« Cette idée, selon laquelle le temps de Hitler et Staline est révolu, est dangereuse », affirmait Lennart Meri en 1999. Un avertissement que renouvela, une décennie plus tard, en 2008, le président estonien Toomas Hendrik Ilves, en déplorant une « Europe post-moderne où tout le monde est beau et gentil » et où « tout à coup, nous nous retrouvons avec une grande puissance du XIXe siècle. » [6] Les relations avec la Russie – le pays visé par les propos d’Ilves – ont toujours été saturées par l’expérience historique, en particulier l’ombre de la période soviétique, comme ne manquent pas de le rappeler régulièrement les dirigeants estoniens.

La première indépendance estonienne prit fin tragiquement, à l’été 1940, avec l’occupation puis l’annexion du pays par les Soviétiques. Un an auparavant, le pacte Molotov-Ribbentrop, signé le 23 août 1939, entre les Allemands et les Soviétiques, avait secrètement placé l’Estonie dans la sphère d’influence de Moscou. La divulgation des protocoles secrets du pacte aura été l’un des grands combats de la dissidence balte avec la publication de son mémorandum du 23 août 1979, initiant une décennie de lutte politico-mémorielle. Cette revendication balte illustrait l’existence d’une contre-mémoire dissidente, à l’opposé de la mémoire soviétique officielle. Fruit de cette résistance mémorielle et politique, la Voix balte – cette populaire chaîne humaine ralliant Tallinn à Vilnius – se tint le 23 août 1989, demandant la reconnaissance officielle desdits protocoles secrets – que certains journaux baltes avaient publié l’année précédente – et affirmant un souhait commun d’indépendance.

Aujourd’hui encore, le souvenir du pacte germano-soviétique demeure vivace dans l’imaginaire estonien, et le 85ème anniversaire de sa signature, en 2024, lui a d’ailleurs redonné une actualité brûlante dans le contexte de la guerre ukrainienne. Le ministre estonien des Affaires étrangères, Margus Tsahkna, expliquait ainsi que « la guerre de la Russie contre l’Ukraine montre pourquoi il ne fallait pas oublier » le pacte, dans la mesure où « l’histoire montre que se lever contre la terreur et l’occupation finit toujours par payer  ». Une déclaration très proche de celle faite, l’année précédente, en août 2023, dans laquelle le ministre expliquait que la «  Russie n’avait pas abandonné sa politique des sphères d’influence  » et que la « guerre d’agression en Ukraine est la continuation de ce même schéma ».

Ce lien important entre mémoire et politique autour du 23 août s’est donc maintenu après l’indépendance. Du reste, en Estonie, depuis 2009, le 23 août est décrété « Journée de commémoration des victimes du communisme et du nazisme ». Une commémoration qui s’inscrit dans la décision européenne de dédier une journée « aux victimes des régimes totalitaires », et qui témoigne, au demeurant, de l’importance du cadre européen dans la formation et la reconnaissance de la mémoire historique balte [7].

Chez les Estoniens, on le voit, les combats politiques du présent se sont toujours articulés et appuyés sur le passé. Un passif historique qui pèse fortement dans les relations russo-estoniennes, d’autant que Moscou joue également sa propre partition mémorielle, à l’opposé de celle des Estoniens. En septembre 2019, la résolution de l’UE sur « l’importance de la mémoire européenne pour l’avenir de l’Europe » – laquelle faisait référence au pacte germano-soviétique et à ses conséquences – avait ainsi suscité l’ire de Vladimir Poutine. Le président russe dénonça un « mensonge impardonnable » et déplora une « falsification de l’histoire ». Depuis, la posture mémorielle du président russe s’est davantage raidie, et constitue un pilier fort du régime poutinien, dans lequel le culte de la Grande Guerre patriotique occupe une place prépondérante. La guerre en Ukraine est profondément imprégnée de ce culte. Cela n’a pas échappé aux Estoniens, et le conflit a redonné à leur combat mémoriel un nouveau souffle. La question des monuments soviétiques en témoigne.

III. Les « guerres des monuments »

Il est difficile d’évoquer les enjeux mémoriels estoniens et leurs implications géopolitiques avec la Russie sans évoquer la question centrale des monuments soviétiques en Estonie [8]. Ceux-ci ont été à deux grandes reprises l’objet d’un affrontement (géo)politique, qualifié de « guerre des monuments » : la première est survenue entre 2004 et 2009, et la seconde en 2022.

Les monuments ont joué un rôle politique important en Estonie. Lors de la première république, le jeune pays indépendant avait érigé divers monuments dans une logique de consécration de l’indépendance acquise et d’affirmation politique. Avec la présence soviétique, la même logique s’opéra, en sens inverse. Les monuments érigés du temps de l’indépendance furent détruits, même si quelques-uns, cachés, survécurent. La principale place de Tallinn – la Place de la Liberté – devint la Place de la Victoire où se tinrent les grands événements commémoratifs soviétiques. Lors de l’indépendance retrouvée, dans un énième mouvement de renversement mémoriel, et alors que l’Estonie commença à restaurer ou inaugurer divers monuments, la place retrouva son nom. En 2009, l’inauguration de la Colonne de la victoire de la guerre d’indépendance, en plein cœur de la Place de la Liberté, devait consacrer le caractère éminemment politique de ce lieu, tout comme le rôle des monuments dans l’affirmation mémorielle estonienne. Une inauguration qui clôturait une séquence politique initiée en 2004.

Cette année-là, dans la commune de Lihula, un monument dédié aux « aux Estoniens ayant combattu en 1940-1945 contre le bolchevisme et pour la restauration de l’indépendance estonienne » suscita une polémique nationale et internationale. Érigé initialement en 2002 à Pärnu, le monument avait alors déjà fait l’objet d’un scandale et d’une condamnation par le Premier ministre Siim Kallas. Déplacé à Lihula en 2004, le monument créa une nouvelle polémique. L’hommage rendu par ce monument aux Estoniens ayant notamment combattu dans la Waffen-SS choqua. Il convient sans doute de préciser que nombre d’entre eux furent des conscrits enrôlés, à un moment où d’ailleurs d’autres Estoniens combattaient dans les rangs de l’Armée rouge, ce qui témoigne de la double occupation subie par l’Estonie entre 1940 et 1945. De fait, le monument a rappelé la grande complexité du second conflit mondial en Estonie, et plus encore son interprétation a posteriori : un véritable champ de mines mémorielles, où affleurent des zones plus obscures, ambiguës et controversées dans une histoire pensée avant tout en Estonie sur le mode tragique de l’occupation. Il n’en demeure pas moins que vu de Moscou, mais aussi d’Occident, le monument scandalisa. Le Centre Simon Wiesenthal condamna un monument glorifiant « ceux qui étaient prêts à sacrifier leur vie pour contribuer à la victoire de l’Allemagne nazie et du Troisième Reich pendant la Seconde Guerre mondiale ». Face au scandale international, le gouvernement estonien se prononça, une nouvelle fois, contre le monument, expliquant que ce dernier n’était pas « en phase avec les valeurs partagées par nos partenaires et alliés ». Le monument fut déplacé et réinauguré en octobre 2005 dans un musée privé, non loin de Tallinn. À cette occasion, la Russie, regrettant l’installation dans un « soi-disant “Musée de la lutte pour la libération de l’Estonie”  », fustigea « une nouvelle tentative de glorifier les légionnaires SS estoniens qui témoigne du paternalisme de la part du Tallinn officiel à leur égard  ». Rappelant que la réinstallation survenait lors du soixantième anniversaire de la fin du second conflit mondial, le ministère russe des Affaires étrangères déclarait espérer « que la renaissance des sympathies pro-nazies en Estonie - pays membre de l’Union européenne et de l’OTAN - ne restera pas sans réaction de la part de la communauté internationale. »

L’année 2005 aura été une année importante dans la politique mémorielle russe, que le port institutionnalisé, cette année-là, du ruban de Saint-Georges illustra. Un ruban devenu, depuis 2022, l’un des principaux symboles de la guerre et, pour cela, interdit en Estonie. En mai 2005, le président estonien avait refusé d’assister aux commémorations russes du 60ème anniversaire de la victoire contre l’Allemagne nazie, actant du divorce mémoriel russo-estonien, et de l’interprétation différente des événements liés à la Seconde Guerre mondiale. Si aux yeux de Moscou, l’Armée rouge libéra l’Estonie, pour cette dernière, il n’en fut rien, puisque succéda à l’occupation allemande une autre occupation, soviétique en l’occurrence. Le soldat russe n’est dès lors pas un libérateur, mais bel et bien un occupant. C’est dans ce contexte idéologique et cet arrière-plan chronologique que survint l’affaire du « soldat de bronze » en 2007 [9].

En 2006, déjà, des heurts entre nationalistes estoniens, échaudés par les événements de Lihula, et des groupuscules russophones éclatèrent. Les premiers estimant que le monument du soldat de bronze - situé alors en plein cœur de Tallinn et où reposent 13 soldats soviétiques tombés au combat en 1944 - constituait une offense à la mémoire estonienne, et des menaces de destruction furent proférées. Des activistes russophones s’organisèrent en réaction au sein d’un groupuscule, les « Sentinelles de la nuit » (Nochnoy Dozor). Dans ce contexte tendu, le parlement estonien vota en janvier 2007 une loi protégeant les cimetières militaires et permettant le déplacement des dépouilles situées en dehors de ceux-ci. En avril 2007, le gouvernement dirigé par Andrus Ansip, sorti renforcé des récentes élections législatives le mois précédent, annonça sa volonté de déplacer le monument du centre-ville vers le cimetière militaire de la capitale. La mobilisation des groupuscules russophones déboucha sur des émeutes particulièrement impressionnantes pour un pays aussi peu habitué à de tels événements. La « nuit de bronze » (Pronksiöö), qui secoua le pays durant plusieurs jours, a illustré le fossé politique, mémoriel et médiatique entre les Estoniens et les russophones. Les cyberattaques venues de Russie, qui touchèrent fortement le réseau internet estonien, retinrent également l’attention.

Avec le recul des années, a fortiori à la lumière du conflit ukrainien, on perçoit encore mieux la centralité des questions mémorielles dans la construction politique poutinienne, y compris à l’international, car ce fut bien au nom de cette mémoire soviétique de la Grande Guerre patriotique que la Russie s’opposa aux autorités estoniennes. Du côté estonien, aussi, la mémoire a joué un rôle central, et l’inauguration en 2009 de l’imposante Colonne de la victoire de la guerre d’indépendance en plein cœur de la Place de la Liberté devait donc parachever une longue séquence mémorielle très conflictuelle entre Tallinn et Moscou. La Colonne atteste du renversement mémoriel complet survenu en Estonie, assumant une réappropriation identitaire évidente de l’espace public qui est, aussi, un espace politique. Le monument glorifie en effet l’indépendance estonienne, tandis que le soldat soviétique, lui, est relégué dans un cimetière. Cette première « guerre des monuments » fut suivie par une seconde, survenue à la faveur du conflit ukrainien.

La guerre en Ukraine a, en effet, reposé la question des monuments soviétiques subsistants. La Première ministre Kaja Kallas, en décidant à l’été 2022 du retrait de ces derniers de l’espace public, s’attira ainsi les foudres de Moscou. Le retrait d’un char T-34 commémoratif à Narva, bastion russophone en Estonie et ville-frontière avec la Russie, aura été le geste emblématique de cette nouvelle guerre des monuments. Son retrait et son envoi dans un musée devaient symboliquement consacrer un passé que l’on veut effacer de l’espace public, et, en même temps, que l’on réinterprète et donc actualise. L’avis de recherche émis par la Russie en février 2024 à l’encontre de la Première ministre estonienne a constitué l’une des principales répliques de Moscou aux actions estoniennes. Un avis lancé en réponse aux « actions hostiles contre la mémoire historique » russe.

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Indéniablement, la mémoire joue un rôle puissant dans la construction géopolitique estonienne, que ce soit dans son imaginaire comme dans ses pratiques. L’Estonie, s’appuyant sur ses ressources mémorielles, a de ce fait construit sa propre géopolitique au sein de l’espace post-soviétique [10]. La guerre en Ukraine, si elle a constitué une onde de choc dans le pays comme partout en Europe, n’a néanmoins pas été un réveil brutal, mais plutôt la tragique confirmation d’une méfiance déjà bien installée entre l’Estonie et la Russie. Cette méfiance puise largement dans le passif historique entre les deux pays, et les stigmates de la période soviétique. Dans les années 1990, la reconstruction nationale estonienne s’est faite sur des bases mémorielles puissantes ayant influé, voire dicté la conduite politique de l’Estonie. Loin d’en faire table rase, le pays, à l’instar du voisin russe, a fait grand cas du passé. Les chemins mémoriels empruntés par l’Estonie et la Russie sont néanmoins devenus divergents, voire antagonistes. La mémoire est devenue entre les deux pays l’objet d’une discorde géopolitique.

Une divergence que l’on retrouve également parmi les deux autres pays baltes, la Lettonie et la Lituanie. Avec la guerre en Ukraine, les deux pays ont, eux aussi, pioché dans le registre mémoriel pour s’opposer à Moscou. Commentant, en août 2023, les conséquences du pacte Molotov-Ribbentrop pour les pays baltes, Gabrielius Landsbergis, ministre lituanien des Affaires étrangères, rappelait qu’il n’y eut « pas de paix, mais seulement la misère et le meurtre », avant d’ajouter : « Maintenant, vous savez pourquoi l’Ukraine continue à se battre  ». Le passé commun des trois pays baltes, qui ont connu l’occupation soviétique, explique largement leur attitude résolument engagée face à la Russie. Trois pays qui figurent parmi les principaux et constants soutiens de Kiev dans une guerre particulièrement saturée par la mémoire et même conduite au nom de l’histoire par un Poutine « historien en chef » (N. Werth). Assurément, les Baltes ont trouvé dans la mémoire historique une arme idéologique puissante à opposer à la Russie.

Copyright Septembre 2025-Geligne/Diploweb.com

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Nicolas Geligne est titulaire d’un Master en histoire (Université Paris I Panthéon-Sorbonne) et d’un diplôme de civilisation de l’Europe baltique (Inalco). Dans le cadre de son cursus balte, il s’intéresse notamment aux gisements mémoriels et aux imaginaires politiques à l’œuvre depuis la guerre en Ukraine. En juin 2024, il a publié « Estonie-Russie : la discorde monumentale » pour la revue Regard sur l’Est.

[1Sur le traité de Tartu et son actualité post-soviétique, voir par exemple : Vincent Dautancourt, « 100 ans du traité de Tartu : célébrations collectives et dialogue de sourds », Regard sur l’Est, 2 mars 2020. URL : https://regard-est.com/100-ans-du-traite-de-tartu-celebrations-collectives-et-dialogue-de-sourds

[2Pami Aalto, Constructing Post-Soviet Geopolitics in Estonia, Londres, Routledge, 2003.

[3Marek Tamm, « The Republic of Historians : Historians as Nation-Builders in Estonia (late 1980s–early 1990s) », Rethinking History, vol. 20, n°2, 2016, p. 154–171. Du même auteur, voir aussi : « History as Cultural Memory : Mnemohistory and the Construction of the Estonian Nation », Journal of Baltic Studies, vol. 39, n°4, 2008 p. 499–516.

[4Jean-Pierre Minaudier, « Mémoires incompatibles ? Le souvenir de la Seconde Guerre mondiale en France et en Estonie », Eurozine, 3 juillet 2006 ; Mart Laar, « L’Estonie et le communisme », in Stéphane Courtois (dir.), Du passé faisons table rase ! Histoire et mémoire du communisme en Europe, Robert Laffont, 2002, p. 229-312.

[5Françoise Pons, « Estonie : l’Europe retrouvée. Entretien avec Lennart Meri », Politique internationale, n°86, hiver 2000.

[6Cité par Matthieu Chillaud, « Gulliver en Europe. La démarche identitaire des pays baltes et le paradoxe de la puissance européenne », dans Europa zwischen Fiktion und Realpolitik/L’Europe – fictions et réalités politiques, (éd.) Roland Marti & Henri Vogt, Saarbrücken, Transcript Verlag, 2009.

[7Philippe Perchoc, « Le compromis mémoriel européen. Une étude balte », dans Pascal Bonnard et Georges Mink (dir.), Le Passé au présent. Gisements mémoriels et actions historicisantes en Europe centrale et orientale, Paris, Houdiard, 2010, p. 55-67.

[8Marek Tamm, Jaak Valge & Rita Valge, Monumendid ja võim. Eesti Ajaloomuuseumi kogutud nõukogudeaegsete monumentide väliekspositsiooni kataloog, Tallinn, Eesti Ajaloomuuseum, 2020.

[9Ivo Jurvee & Mariita Mattiisen, The Bronze Soldier Crisis of 2007. Revisiting an early case of hybrid Conflict, Tallinn, Rahvusvaheline Kaitseuuringute Keskus/International Centre for Defence and Security (ICDS), 2020.

[10Katerina Kesa, « Estonie : une représentation du monde singulière, postsoviétique et européenne », Anatoli [En ligne], 2 | 2011. URL : http://journals.openedition.org/anatoli/493. Voir également id., « Modèles et contre-modèles : les États baltes sont-ils post-soviétiques  ? », RIS - La Revue internationale et stratégique, n°135, 2024, p. 191-200.


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Citation / Quotation

Auteur / Author : Nicolas GELIGNE

Date de publication / Date of publication : 28 septembre 2025

Titre de l'article / Article title : Estonie-Russie. Comment comprendre trois décennies de différends mémoriels ?

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Comment l’Estonie a-t-elle fait de sa mémoire un instrument de (re)construction nationale et un outil géopolitique face à la Russie ? Nicolas Geligne explique que le rétablissement de l’indépendance en 1991 s’est accompagné d’une reprise en main de la mémoire nationale, permettant aux Estoniens de réaffirmer la maîtrise de leur passé. Puis il présente comment ce récit, pensé et vécu comme traumatique, a consacré un divorce mémoriel et géopolitique avec la Russie. Enfin, Nicolas Geligne montre que cette opposition trouve une traduction concrète dans les débats autour des monuments soviétiques, devenus depuis l’indépendance un enjeu politique et diplomatique.

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