Quelle prévision et quelle décision en politique internationale ?

Par Raoul DELCORDE, le 10 juillet 2022  Imprimer l'article  lecture optimisée  Télécharger l'article au format PDF

Ambassadeur (hon.) de Belgique. Diplomate depuis 1985, Raoul Delcorde a été successivement ambassadeur pour la Belgique en Suède, en Pologne et au Canada. Il est professeur invité à l’Université Catholique de Louvain et membre de l’Académie royale de Belgique. Raoul Delcorde a publié « La diplomatie d’hier à demain », préface de Herman Van Rompuy, Bruxelles, éd. Mardaga.

La relance de la guerre russe contre l’Ukraine invite à repenser la crise. Dominer la crise qui surgit, c’est non pas aspirer à une solution optimale mais épuiser le champ du possible.

AGIR, en politique, c’est décider. Et la décision a souvent été analysée comme le résultat d’un choix entre diverses possibilités où sont pris en compte les coûts et les bénéfices de chacune des options envisageables. A côté de cette approche rationnelle de la décision politique, il existe des approches sociologiques, psychologiques et organisationnelles. Une radiographie de la décision politique ferait apparaître que celle-ci est le plus souvent un mélange de rationalités où intervient ce qu’on pourrait appeler un « risque calculé ».

Pour comprendre une décision, dans sa genèse et ses effets, on peut, à titre d’exemple, envisager la manière dont tel État a réagi à une crise extérieure de nature à menacer sa sécurité. Cela implique de s’interroger sur l’origine de la crise et sur la façon dont elle met en jeu le processus décisionnel d’un État en particulier. De la même manière que la maladie met à l’épreuve les capacités de résistance physique de l’individu atteint, la crise détermine des réactions de la part de l’État qui y est confronté et révèle son degré de résistance.

Le concept de diplomatie de crise provient du commentaire de Robert McNamara lors de la crise des missiles à Cuba (1962), selon lequel « il n’y a plus de stratégie, mais seulement une gestion de crise ». Il utilise le terme de « stratégie » comme synonyme de diplomatie et, compte tenu du contexte, cette définition de la diplomatie implique que les crises elles-mêmes soient l’ennemi commun et que le rôle de la diplomatie consiste à résoudre la crise et à éviter la catastrophe. A l’instar du politologue américain Leslie Lipson, on pourrait considérer que la diplomatie de crise consiste à « parvenir à une solution acceptable pour les deux parties sans recourir à la force » [1].

La crise, dans le domaine international, apparaît le plus souvent comme une modification soudaine et inattendue dans le déroulement d’une situation. De ce point de vue la crise est soit le résultat de l’apparition d’un facteur exogène dans telle situation soit d’une rupture endogène au moment paroxystique du développement de la situation envisagée.

Pour le premier cas, on peut citer l’occupation de l’ambassade américaine à Téhéran (en 1980) qui provoqua une crise grave entre la République islamique d’Iran et les Etats-Unis, jusqu’alors peu menacés dans leurs intérêts immédiats dans ce pays. Pour le second cas, on citera la dégradation progressive des relations russo-ukrainiennes (à partir de 2014) qui aboutira à la guerre que l’on connaît aujourd’hui. Ce qui intéresse le décideur politique c’est, d’une part, la possibilité de prévoir une crise et, d’autre part, le moyen de la contrôler, afin qu’elle ne se transforme pas en conflit [2]. Il existe une logique du conflit, mettant en jeu des capacités de décision, mais à elle seule elle mériterait un article que l’on placerait sans doute sous l’inspiration intellectuelle de C. von Clausewitz.

Quelle prévision et quelle décision en politique internationale ?
Raoul Delcorde
Raoul Delcorde a notamment publié « La diplomatie d’hier à demain », préface de Herman Van Rompuy, Bruxelles, éd. Mardaga ; et « Manuel de la négociation diplomatique internationale », préface de Jean De Ruyt, éd. Bruylant, 2023
Delcorde

La prévision

C’est une technique aux résultats divers. Existant depuis longtemps (avec la théorie des cycles de N. Kondratieff), elle se perfectionne régulièrement grâce à l’affinement des outils du calcul des probabilités. Il n’en va pas de même de la politique internationale. Il n’existe que peu d’outils fiables pour détecter l’apparition d’une crise. Certes, la polémologie a permis quelques progrès dans la prévision des conflits. On sait que le déclenchement d’une guerre obéit à un certain nombre de facteurs dont le repérage est possible quoique sans grande précision. Mais compte tenu de la grande variété des situations conflictuelles il est malaisé de définir des critères pertinents se rapportant aux différents types de conflit (bataille frontalière, guerre d’occupation, conflit périphérique). Il faut des indices à la fois représentatifs et donc suffisamment étendus dans le temps et en même temps assez réduits pour permettre l’établissement d’un modèle conflictuel. On va se fonder sur l’observation des conflits antérieurs pour prévoir un conflit à venir : on élabore ainsi une carte des tensions internationales qui met en évidence toutes les régions où se trouvent réunis un nombre suffisant de facteurs belligènes pour qu’une guerre éclate dans le court ou le moyen terme. Cette démarche reste de pure interprétation et la fiabilité des scénarios de guerre est discutable.

On peut également construire un modèle de situation conflictuelle interprété comme l’aboutissement d’un processus de tension permanente (la course aux armements, par exemple). Le conflit éclate au moment où il y a rupture entre le système et son environnement : on sait que c’est là-dessus que repose un grand nombre de scénarios de l’apocalypse nucléaire…

En stratégie internationale, la prospective est un exercice stimulant mais parfois dangereux. Il accrédite l’image des stratèges en chambre, qui organisent des simulations de conflits, souvent remises en cause par la réalité des faits… La guerre éclate là où on ne l’attendait pas vraiment, quand on ne l’attendait plus.

Il reste qu’il faut développer les outils de la prospective : des théories mathématiques récentes, comme la théorie des catastrophes de René Thom (1923-2002), entrent dans le champ de la prévision stratégique [3]. C’est un domaine ouvert. Cependant, ce qui résiste à la prévision, c’est la crise. Comme le note finement Julien Freund, « la crise déjoue la prévision ». Dans un monde en perpétuel changement, la prévision devient une gageure. Tout arrive, sauf ce qui est prévu. Ce qui amène l’historien René Rémond à intituler un de ses articles : « Le siècle de la contingence » [4]. Notre siècle a été marqué par l’échec de tous les pronostics : militaires, économiques, politiques. Mais l’historien peut expliquer la contingence et ce sans grand risque puisqu’il se place a posteriori. Pour l’homme (ou la femme) politique, elle est un défi, elle déjoue ses calculs, elle fausse ses appréciations : peu de gens dans l’entourage du Président J. Carter imaginaient que le renversement du régime du Shah d’Iran allait préluder à l’installation d’un régime ouvertement et durablement antiaméricain. D’où les impressionnantes erreurs de calcul des Etats-Unis vis-à-vis de la révolution iranienne.

Si donc la prévision d’une crise est difficile, est-il au moins possible de gérer la crise, de prendre les décisions appropriées pour la contrôler ?

La décision en période de crise

La crise survient ; on ne l’avait pas prévue. Que faire pour qu’elle ne provoque pas des dommages irréparables ? En vertu du réalisme politique il faudrait envisager une solution procurant le maximum de bénéfice pour le minimum de coûts.

Un exemple illustrera notre propos. Celui de la crise des missiles de Cuba. Revoyons brièvement les faits : les Soviétiques, sans doute encouragés par les revers américains dans l’expédition de la baie des Cochons (débarquement de forces anticastristes), cherchaient malgré une capacité stratégique inférieure à celle des Etats-Unis, à utiliser politiquement une manœuvre stratégique dans une zone vitale pour la sécurité stratégique des Etats-Unis. Ils installent des missiles à moyenne portée sur l’île de Cuba. Le 22 octobre 1962, J-F Kennedy décrète un blocus de l’île : tous les navires acheminant vers Cuba du matériel militaire sont refoulés. En même temps le président américain menace de faire détruire les missiles soviétiques et même d’envahir l’île. Le 28 octobre 1962, en échange d’une promesse de Kennedy de ne pas envahir Cuba, N. Khrouchtchev fait retirer ses missiles, ainsi que les bombardiers IL-28. Cette crise « au bord du gouffre » se terminait par une humiliation pour l’URSS mais la détermination américaine avait payé. Le monde entier se remit à respirer.

Cette détermination américaine apparaît comme un modèle de décision rationnelle. En fait, comme l’a montré Graham Allison, la délibération a été le résultat d’un processus politique complexe où les pressions et influences des différentes composantes du Conseil national de sécurité ont joué leur rôle [5]. Les solutions envisagées étaient au nombre de sept : 1) ne rien faire ; 2) trouver un règlement diplomatique ; 3) négocier avec Castro ; 4) échanger les bases américaines en Italie et en Turquie contre le retrait définitif des Soviétiques ; 5) envahir Cuba ; 6) lancer une « attaque aérienne chirurgicale » ; 7) organiser un blocus naval. C’est cette dernière solution qui fut choisie parce qu’elle se rapprochait le plus de l’objectif poursuivi : obliger l’URSS à retirer ses missiles sans l’entraîner dans un conflit mondial. Les Américains initiaient ainsi une nouvelle stratégie de sortie de crise : la riposte graduée.

Le choix de Kennedy s’est fait contre les « faucons » (qui préconisaient l’invasion), contre les partisans de la diplomatie (favorables à la négociation sans mesure militaire), contre les tenants d’une « Amérique américaine » (peu soucieux du « lâchage » de l’Europe)… Or l’un de ces courants aurait pu, si Kennedy n’avait pas été au pouvoir, faire triompher sa solution. Chacun d’eux avait sa logique et ses avantages. Et la fermeté américaine fut payante. Le 28 octobre 1962 Khrouchtchev déclarait devant le Praesidium du soviet suprême : « Pour sauver le monde nous devons battre en retraite ». Certes, pour ne pas perdre la face, le dirigeant soviétique avait pu arracher un accord (mais du bout des lèvres) des Américains concernant le retrait des missiles Jupiter stationnés en Turquie et en Italie.

De cet exemple, on peut tirer des conclusions sur la manière de « gérer » une crise : lorsqu’il apparaît qu’une crise peut survenir il est important d’envoyer au perturbateur des signaux tout à fait clairs sur l’attitude qu’on adoptera si elle éclatait. Bien souvent une crise s’est transformée en conflit non pas tant parce que le perturbateur recherchait la confrontation armée que du fait de signaux ambigus lancés par le décideur. Ce qu’en revanche la crise de Cuba ne pouvait vraiment illustrer car le phénomène est plus récent, c’est la « médiatisation » des crises. Le développement extraordinaire des reportages télévisés dans le feu de l’action (cf. les chaînes d’information en direct) a contribué à une « théâtralisation » de l’événement sur lequel se focalisent les émotions des téléspectateurs, ce qui contribue à peser sur l’attitude du décideur comme sur celle du perturbateur.

Dans l’exemple de la crise de Cuba la délibération a été avant tout politique, elle est le résultat d’une négociation entre tous les courants. C’est ce que Michel Crozier a montré dans « L’acteur et le système » [6]. Il a souligné le fait que les règles du jeu et sa nature sont profondément influencées par l’opérateur principal, en l’occurrence le Président, qui peut en outre imposer ses propres critères de satisfaction comme modèle de rationalité. L’exemple de Cuba permet à cet auteur d’illustrer le modèle théorique de la rationalité limitée : en vertu de ce modèle l’homme politique cherche non pas l’optimisation mais la satisfaction ; en d’autres termes il ne cherche pas la meilleure solution dans l’absolu mais celle qui paraît la meilleure au regard des normes qui sont les siennes. Ces normes sont influencées par un milieu, une idéologie : les décisions prises par les dirigeants vietnamiens et les dirigeants chinois, à propos de leur lutte d’influence dans l’Asie du Sud-Est durant les années 1970, obéissent à des rationalités antithétiques où entre en jeu l’environnement culturel, social et idéologique.

Il est temps de pouvoir élaborer une stratégie de maîtrise des crises. C’est là un défi intéressant pour les diplomates. Jusqu’à présent on s’est limité à une approche empirique de la question. Cette stratégie devra combiner négociations diplomatiques et pressions militaires limitées de manière à éviter que la crise ne débouche sur un conflit armé ou qu’elle ne s’enlise. Tout l’enjeu, faut-il le dire, est d’éviter le passage d’une situation de crise à un conflit ouvert. L’analyse empirique des crises est riche d’enseignements. Le Président Nixon explique dans ses mémoires qu’il ne faut jamais laisser l’adversaire sous-estimer la réponse que l’on entend donner à sa provocation mais qu’il ne faut pas non plus lui indiquer ce qu’on ne fera pas. Les négociations doivent se tenir en secret et il faut toujours prévoir une limite aux pressions exercées sur le perturbateur de manière à lui permettre de « sauver la face ». Tout ceci implique que les protagonistes aient la même logique, ce qui n’est pas toujours le cas lorsqu’une crise éclate entre un État du Nord et un État du Sud.

*

En conclusion, on peut dire que la décision en politique internationale est une démarche qui, même si elle est fondée sur des évaluations rationnelles, épouse toutes les facettes de la personnalité humaine. Comment pourrait-il en être autrement ? La crise échappe bien souvent à la prévision. Dominer la crise qui surgit, c’est non pas aspirer à une solution optimale mais épuiser le champ du possible.

Copyright Juillet 2022-Delcorde/Diploweb.com


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[1L. Lipson, “The Ethical Crises of Civilization : Moral Meltdown or Advance ?” Newbury Park, Sage, 1993.

[2Sur le, passage de la crise au conflit, on peut lire la remarquable analyse de Julien Freund, « Observations sur deux catégories de la dynamique polémogène », Communications, 25, 1976, pp.101-12. L’auteur explique que la crise est bien souvent (un état oppressant, que l’on cherche à résorber au plus tôt : c’est alors au conflit que l’on recourt ; le conflit introduit une certitude, désigne un ennemi, polarise une action.

[3R .-T .Holt, B.-L. Job, L. Markus, “Catastrophe theory and the study of war”, The Journal of Conflict Resolution, vol. XXII, 2 juin 1978.

[4R. Rémond, « Le siècle de la contingence », Histoire, 1, 1984, pp.97-103.

[5G. Allisson, “The Essence of Decision, Explaining the Cuban Missile Crisis”, Boston, Little Brown, 1971.

[6M. Crozier & E. Friedberg, « L’acteur et le système », Paris, Seuil, 1977, p.291.


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