Géographe, chercheur associé au laboratoire Géographie-Cités. Mehdi Lazar est également membre du cercle des chercheurs sur le Moyen-Orient (CCMO). Auteur de Qatar, une education city. Délocalisation des campus universitaires et globalisation de l’enseignement supérieur, Paris, éd. L’Harmattan, 2012
Géopolitique du Qatar. Que cherche le Qatar par sa politique étrangère de plus en plus interventionniste ? Pourquoi un pays géographiquement et démographiquement aussi faible devient-il aussi visible ? Un article de référence pour comprendre l’actualité et ses prochains développements.
PAYS INCONTOURNABLE dans l’actualité, agaçant pour certains et fascinant pour d’autres, le Qatar est devenu très visible grâce à sa chaîne de télévision, à ses investissements financiers massifs dans le sport, l’industrie ou la finance mais aussi par son basculement récent dans une diplomatie d’engagement. Le Qatar est en effet passé depuis le début des printemps arabes d’une volonté d’influence à une volonté de puissance. A ce titre, on peut se demander ce que le Qatar cherche d’une politique étrangère de plus en plus interventionniste, mais aussi pourquoi un pays géographiquement et démographiquement aussi faible est-il aussi visible ? La réponse est à la fois dans la géographie du Qatar et dans l’histoire immédiate du Moyen-Orient.
Depuis 2011 et le début des printemps arabes, le Qatar a tenté de se positionner à l’avant-garde de la transformation du monde arabe, que ce soit par le soutien financier et militaire aux mouvements d’opposition au colonel Kadhafi en Libye, mais aussi plus récemment par des livraisons d’armes à des groupes d’opposition syriens voire maliens.
Des positions aussi interventionnistes sont cependant nouvelles par rapport à la diplomatie que mena le Qatar durant les décennies 1990 et 2000. Celle-ci pouvait être auparavant qualifiée de diplomatie d’influence, s’appuyant notamment sur les vecteurs que sont la puissance financière, le parrainage de grands événements sportifs ou culturels, les médias (avec la chaîne Al-Jazeera) et les médiations diplomatiques dans des dossiers parfois complexes. Depuis 2011 cependant, le Qatar intervient directement en tant qu’acteur politique dans une perspective de puissance. C’est dans ce cadre qu’il faut lire l’implication de l’émirat dans la crise syrienne.
Cet engagement – comme celui en Libye – tient à plusieurs raisons : personnelles d’abord avec les oppositions entre l’émir Sheikh Hamad et les personnalités de feu Khadafi et d’Al-Assad. Mais elles tiennent aussi au fait que le Qatar a identifié le moment comme tout à fait opportun pour marquer l’environnement régional : il existe en effet au Moyen-Orient à la fois un vide de puissance (qui ne peut durer) et la montée en puissance d’acteurs politiques autrefois marginalisés, tels les Frères musulmans. Le Qatar y voit une opportunité de marquer la région.
D’autres raisons profondes sont aussi à l’œuvre dans cet engagement de l’émirat. Il s’agit notamment de la géographie du pays, tant sur le plan physique qu’humain, qui rend le Qatar particulièrement vulnérable. Le Qatar est en effet une péninsule aride d’environ 160 kilomètres de long pour 50 à 80 kilomètres de large. Tout comme son voisin le Bahreïn, sa faible superficie contraste grandement avec la taille de deux pays proches, l’Iran et l’Arabie Saoudite, qui tous deux lui font craindre pour sa sécurité. Ainsi, l’aridité [1] autant que la présence de ses puissants voisins font que le Qatar se sent vulnérable. Et c’est notamment en raison de sa faiblesse géographique et démographique que l’émirat conduit une diplomatie volontaire lui permettant de se rendre indispensable auprès de grands partenaires occidentaux – dont la France et les Etats-Unis – et de sanctuariser son territoire (en particulier grâce à la base américaine d’Al-Udeid) [2].
Le Qatar reste en outre économiquement dépendant des grands marchés mondiaux. Les hydrocarbures représentent 60% de son PIB et 85% des exportations. En cas de choc extérieur ou d’épuisement des ressources, le pays risquerait de ne plus pouvoir assumer son indépendance alimentaire et énergétique. Enfin, cette dépendance économique se double d’une dépendance humaine. La population du pays est composée à 85% d’immigrés et dispose de forces armées assez réduites (un peu moins de 12 000 hommes).
Durant les décennies 1990 et 2000, le Moyen-Orient a vécu un affaiblissement progressif des puissances régionales traditionnelles au bénéfice de nouveaux acteurs. Ces Etats plus modestes – dont le Qatar – ont vu leur rôle renforcé par leur puissance financière et ont émergé avec l’accord bienveillant des grands Etats occidentaux (notamment des Etats-Unis).
Ce progressif affaiblissement des puissances régionales, commencé à la fin de la décennie 1970 (avec la signature par l’Egypte des accords de Camp David en 1978, l’appel aux troupes américaines par l’Arabie saoudite en 1990 et la défaite de l’Irak en 1991) s’est confirmé depuis le début des printemps arabes. C’est le cas en Egypte – embourbée dans son processus post-révolutionnaire –, de l’Irak – en proie aux luttes confessionnelles – et de l’Arabie saoudite – qui connaît des soucis de succession. Pour le Qatar, c’est l’occasion de tenter de devenir un nouveau pôle islamique sunnite du XXIème siècle et leader de l’islamisme régional, profitant en cela du retrait de deux puissances régionales que sont l’Egypte et l’Arabie Saoudite et de l’affaiblissement des pouvoirs chiites de la région.
L’implication qatarie dans le dossier syrien est aussi à mettre en relation avec la conjoncture gazière régionale. Car si l’émirat a été proche du régime syrien de Bachar Al-Assad dans les années 2000, c’est notamment afin de permettre la mise en place d’un gazoduc qatari allant du Golfe persique à la Turquie (qu’il était possible de raccorder au projet Nabucco). Ce projet aurait permis au Qatar d’exporter son Gaz Naturel Liquéfié – dont il est le premier exportateur mondial – en Europe sans passer par le détroit d’Ormuz où il est tributaire de l’Iran. Sur opposition des Iraniens, ce projet n’a pas vu le jour mais un changement de régime à Damas permettrait de le relancer.
Enfin, un élément important concernant l’interventionnisme du Qatar au Moyen-Orient reste le fonctionnement politique de l’émirat. La structure particulière de prise de décision au sommet du pays permet des politiques audacieuses. Trois personnes décident au Qatar : l’émir Sheikh Hamad, son cousin le Premier ministre et chef de diplomatie le Sheikh Hamad ben Jassim al-Thani et le prince héritier Tamim. Cette structure réduite, regroupant des hommes issus de la même famille, permet une prise de décision rapide et efficace qui contraste avec la faiblesse d’autre acteurs régionaux et la prudence des acteurs globaux comme les Etats-Unis.
Depuis le début du printemps arabe, le Qatar a changé de stratégie régionale. Il a pris ouvertement le parti des soulèvements populaires en appuyant des partis islamistes sunnites qui ont accédé au pouvoir ou tentent de le faire. En ce sens, l’émirat a clairement pris de la distance avec l’axe l’axe Syrie – Iran – Hezbollah. C’est d’ailleurs dans le cadre d’une opposition traditionnelle entre fronts sunnite et front chiite – représenté notamment par l’Iran et la Syrie Alaouite – que peut se lire l’hostilité du Qatar et de l’Arabie saoudite au régime syrien. Ce changement est notable car jusqu’à récemment, le Qatar avait été un allié de la Syrie et de Bachar Al-Assad. La participation du Qatar et de l’Arabie Saoudite à la déstabilisation de la Syrie renouvelle par ailleurs la relation entre les deux pays qui ont pu récemment trouver des lignes de forces communes et complémentaires : tandis que l’Arabie Saoudite a mis en place une diplomatie active dans le cadre des soulèvements yéménites et bahreïnis (dans le cadre du Conseil de Coopération du Golfe), le Qatar mena une diplomatie vigoureuse au sujet de la Syrie dans le cadre de la Ligue arabe.
L’interventionnisme du Qatar se joue également sur le terrain avec le financement de combattants à qui armes et argent sont fournis [3] et en cela, l’émirat profite de l’audience de sa chaîne de télévision Al-Jazeera. Cette audience se mesure évidement en termes de téléspectateurs – il s’agit du plus vaste réseau de télévision en Arabe – mais aussi par son influence auprès de nombreux acteurs politico-militaire. Par exemple, la présence ancienne sur Al-Jazerea de prédicateurs très écoutés comme le Sheikh Qaradawi a servi l’émirat dans ses liens avec les partis islamistes du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord. Ce « capital politique » [4] est important et sert dorénavant jusqu’en Afrique du Nord.
La participation militaire à l’opération de l’OTAN en Libye a d’ailleurs confirmé les ambitions africaines du Qatar qui s’était affirmées depuis une quinzaine d’années (notamment par le bais de médiations sur le continent comme au Darfour). Orientées notamment vers les ressources naturelles et agricoles et l’influence dans des Etats à majorité musulmane, les ambitions qataries s’exportent de plus en plus sur le continent africain. Cet investissement s’est traduit dans le cadre des printemps arabes par le soutien au parti Ennhada en Tunisie, par les liens avec les Frères musulmans et des investissements financiers en Egypte mais aussi par l’implication militaire contre Khadafi. Plus récemment, le Qatar qui cherche toujours à capitaliser sur sa victoire en Libye s’est investi dans le dossier malien. Il semblerait en effet que les combattants du MNLA, mais d’Ansar Eddine et de Mujao reçoivent des aides financières du Qatar. Tout Particulièrement en contact avec Ansar Eddine, l’émirat pourrait même participer à l’insurrection de façon plus directe avec des éléments des forces spéciales qataries dans le Nord Mali pour former les combattants d’Ansar Eddine [5]. Or, ces nouveaux acteurs sont à la fois hostiles au chiites, aux régimes arabes laïcs, à la famille Saoud et aux Etats-Unis.
La relation de l’émirat avec les Etats-Unis pourrait ainsi souffrir de ces prises de position. D’autant que la relation entre les deux pays allait mieux depuis l’émergence des printemps arabe (les contacts s’étaient gâtés lorsque l’émirat a soutenu l’axe chiite dans les années 2000) autour desquels les deux pays partagent une convergence de vues et d’intérêts. Les Etats-Unis sont en effet conscients de leur faible audience auprès des masses arabes et de certains acteurs régionaux et utilisent le Qatar comme un vecteur d’influence et un canal de communication au Moyen-Orient et en Afrique du Nord (Doha est par exemple le lieu de la négociation avec les Talibans). Cependant, la tendance selon laquelle les Etats-Unis laissent l’émirat agir dans leur intérêt pourrait évoluer. Les initiatives du Qatar au Mali montrent une dérive de l’interventionnisme du Qatar que les pays de la région – et notamment l’Algérie – comme les occidentaux pourraient vouloir stopper. Consécutivement, cela pourrait réduire le crédit de la diplomatie qatarie de médiation des années 1990 et 2000 [6].
La politique étrangère du Qatar dispose d’atouts indéniables : l’influence médiatique (avec la chaîne Al-Jazeera), les investissements financiers dans le monde, le sponsoring de grands évènements sportifs, intellectuels et culturels ou les médiations régionales ont donné une notoriété indéniable au pays. Commencée à la fin des années 1990 et montée en puissance au cours des années 2000, cette politique d’influence a bénéficié des revenus exponentiels du gaz naturel et d’une conjoncture régionale favorable. Le passage à une diplomatie d’engagement afin de capitaliser sur les récentes victoires des printemps arabes pourrait cependant être une erreur pour le Qatar.
Fort de son succès en Libye, le pays a poursuivi ses ambitions diplomatiques en Syrie afin de procéder au remodelage d’un « axe sunnite » avec l’aide de l’Arabie Saoudite (profitant en cela de l’isolement de l’Iran). Les positions résolument interventionnistes du Qatar n’ont cependant pas abouties et face aux réserves américaines, à l’hostilité russe et à la prudence saoudienne, l’émirat voit pour le moment sa stratégie échouer. A trop vouloir intervenir et transformer son influence en puissance, le Qatar risque en outre de s’aliéner les Etats auprès desquels il voulait hier se rendre indispensable – les Etats-Unis notamment. Certes, la conjoncture lui est favorable avec un vide de puissance régional, le souffle des printemps arabes et la prudence des Etats-Unis (qui voient dans l’émirat un levier pour agir au Moyen-Orient) mais le passage de l’influence à la puissance ne se fait pas sans heurt. Le soutien américain pourrait donc se faire plus rare si les interventions qataries, en particulier en Afrique, deviennent trop risquées.
Enfin, un autre facteur de fragilité, interne celui-ci, apparait suite à ces interventions dans la cadre du printemps arabe : la contradiction de plus en plus claire entre la nature autoritaire du pouvoir qatari et sa défense des mouvements de libération des printemps arabes (de plus sélectif comme le prouve la faible couverture des soulèvements au Bahreïn par Al-Jazeera en 2011). Certes l’absence d’opposition chiites – sunnites, le faible nombre de nationaux et la puissance financière de l’Etat-providence du Qatar limite les contestations internes mais les lignes de fracture existent bien dans un émirat ou forces traditionnelles et modernes s’affrontent.
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. Voir un article de Patrice Gourdin, "Géopolitique du Mali : un Etat failli ?" Voir
Voir aussi
. Géoéconomie, n°62, été 2012, Qatar, l’offensive stratégique, Paris, Choiseul.
. Moyen-Orient, n°16, octobre-décembre 2012, Areion, vente en kiosque et sur moyenorient-presse.com. Dossier : Qatar. Les ambitions mondiales d’un petit émirat arabe
[1] En raison du déficit hydrique chronique, le Qatar importe 95% de sa nourriture et doit dessaler son eau potable.
[2] Mehdi Lazar, « Qatar : une politique d’influence entre conjoncture favorable et fondamentaux géographiques », in Diploweb.com, 27 mai 2012.
[3] Mehdi Lazar, « Axe sunnite et gazoduc : quand les Qataris interviennent en Syrie pour le plus grand bonheur des Occidentaux », in Atlantico, 26 août 2012.
[4] Rime Allaf, “Qatar’s influence increases in the Middle East”, in The Guardian, edition du 15 décembre 2011.
[5] Ces interventions, en Syrie comme sur le sol africain sont aussi à lire dans le cadre de la compétition qui subsiste avec l’Arabie Saoudite pour l’influence sur des nouveaux acteurs issus des tendances salafistes (comme Ansar Eddine). Voir sur RFI, Le Qatar financerait les terroristes au Mali, 16 juillet 2012.
[6] Fatiha Dazi-Héni, Désir de puissance. Le Qatar a-t-il les moyens de ses ambitions diplomatiques dans le monde arabe ?, IFRI, 2012.
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