Histoire de la Roumanie, de la Moldavie et de la Russie

"Les Cantemir", S. Lemny, Complexe, 2009

Par Florent PARMENTIER, le 15 octobre 2009  Imprimer l'article  lecture optimisée  Télécharger l'article au format PDF

Florent Parmentier est docteur de l’Institut d’études politique de Paris, co-auteur de L’empire au miroir. Stratégie de puissance aux Etats-Unis et en Russie (Genève : Droz, 2007). Il contribue régulièrement aux sites www.euro-power.fr et www.moldavie.fr.

L’intégration de la Roumanie à l’Europe communautaire, depuis 2007, invite à mieux connaître les grandes figures de son histoire.

Présentation du livre de Stefan Lemny Les Cantemir. L’aventure européenne d’une famille princière au XVIIIe siècle, Paris, Complexe, 2009.

LA FAMILLE Cantemir, en l’occurrence Démétrius (1673-1723) et son fils Antiochus (1709-1744), a connu son heure de gloire au XVIIIe siècle. Réputée en Roumanie, en Moldavie et en Russie, elle reste injustement méconnue dans le reste de l’Europe. C’est à cette injustice que se propose de remédier l’ouvrage de Stefan Lemny.

Le genre de la biographie historique exige une grande rigueur de la part du chercheur. En effet, il est tributaire de l’accès à des sources nécessairement lacunaires. Sur ce point, Stefan Lemny a recueilli une documentation impressionnante, faite de correspondances largement citées dans le texte et de nombreuses sources écrites. Il arrive à comprendre de l’intérieur ses deux personnages, à restituer leurs doutes et leurs espoirs, en se mettant à la place de celui qui ne sait pas ce que l’avenir lui réserve. Plus encore, une bonne biographie historique, au-delà de destins personnels marquants, visent à restituer des époques et des lieux, c’est-à-dire des contextes particuliers.

Des princes de Moldavie

Fait remarquable, Démétrius accède à un niveau culturel d’autant plus remarquable que son père Constantin, boyard de la principauté de Moldavie, est un quasi-analphabète. « Précurseur des Lumières, il se forge la stature d’un intellectuel important dans le paysage culturel de son pays, de l’Empire ottoman ou de la Russie, son nom rayonnant jusque dans l’Europe intellectuelle du XVIIIe siècle et du siècle suivant » (p. 24). Stefan Lemny retrace remarquablement bien la sociabilité particulière d’Istanbul, où Démétrius a été envoyé à ses quinze ans. Cantemir entend obtenir la charge de la principauté de Moldavie, et doit pour cela obtenir la confiance du Sultan.

Il parvient enfin à s’élever à la condition de prince en 1710. A la tête de la Moldavie, il effectue un retournement d’alliance au détriment de la Porte et en faveur de la Russie. Malheureusement, la puissance du nord, deux ans après son succès éclatant à Poltava (1709), est défaite à Stanilesti. Le prince Démétrius échappe aux représailles du Sultan en prenant le chemin de l’exil russe. Pierre le Grand offre des conditions avantageuses à celui qui a risqué sa vie en faisant appel à lui. Contraint de s’adapter à son nouvel environnement, Démétrius souhaite vivement voir la Russie reprendre pied dans la mer Noire, ce qu’elle ne fera que quelques décennies plus tard.

Grâce à sa situation, son fils Antiochus, reçoit une éducation privilégiée avec des précepteurs compétents. Il poursuit ses études à l’Académie de Saint-Pétersbourg et au couvent catholique des Capucins d’Astrakhan. Il fréquente dès son plus jeune âge les grandes familles russes, à l’instar des Cheremetiev, des Orlov, des Troubetskoï, etc. Il est nommé ambassadeur à Londres à l’âge de vingt-deux ans. Là comme à Paris, il doit faire reconnaître le statut de nouvelle puissance de la Russie. Il y reste de 1732 à 1738, ayant pour mission de rapprocher les deux pays. Il y parviendra notamment en œuvrant à un accord commercial, et en veillant à l’image de la Russie. Là encore, la description du « club diplomatique » que fait Stefan Lemny retrace la sociabilité particulière de la haute société britannique de l’époque.

Paradoxalement, sa mission à Paris, de 1738 à 1744, se trouve compliquée après ses succès dans le rapprochement anglo-russe. Il y est accueilli très froidement, en dépit de sa parfaite maîtrise du français. Son rôle consiste là aussi à améliorer des relations naissantes, empreintes de méfiance, alors que les deux pays se trouvent dans des alliances opposées. C’est à Paris qu’il s’éteint en avril 1744, avant que son corps ne soit rapatrié en Russie.

Polyglottes et passeurs de culture

Plus encore que leur destin politique et géopolitique, c’est la contribution à la vie culturelle européenne qu’il convient de retenir.

Le thème de l’environnement multiculturel des Cantemir revient à plusieurs reprises dans l’ouvrage, Démétrius et Antiochus partageant un même talent de polyglotte. En effet, il peuvent parler ou écrire en latin, grec (ancien et nouveau), turc, russe, français, italien, allemand, et bien sûr en roumain, leur langue maternelle.

Cette atmosphère se retrouve notamment à Constantinople, ville immense à l’époque (700 000 habitants). Démétrius est alors au contact des traditions byzantines, de la culture ottomane et des influences européennes. « L’idiome parlé à Istanbul, auquel il est initié, est un mélange connu sous le nom de « jargon macaronique turc, arabe et persan », dans lequel le turc est écrasé par la vénération pour l’arabe, respectée dans tout l’Orient musulman en tant que langue de la religion et de la justice, et par le prestige du persan, parlé par une Cour impériale raffinée, et admiré comme la langue de la poésie. Avec persévérance, Démétrius apprend à parler, à lire et à écrire dans cette langue » (p. 68). Grâce à ses qualités de polyglotte, il participe à l’expédition guerrière de Pierre le Grand dans le Caucase. En effet, il utilise sa connaissance de l’arabe et du turc afin de convaincre les peuples musulmans de se rallier à la Russie.

Plus marquant encore, les deux hommes laissent une œuvre importante derrière eux. Démétrius s’intéresse à des champs d’études variés, qui ont évolué au cours du temps. « Lorsqu’il vit dans l’empire des sultans, ses préoccupations sont principalement littéraires et philosophiques ; dans celui du tsar, l’histoire est au centre de sa pensée » (p. 127). Il écrit notamment L’histoire hiéroglyphique, passant de la langue latine au roumain. Cela constitue d’ailleurs le premier roman dans cette langue. Outre la religion et la philosophie, il contribue également à la musicologie. Son exil russe le pousse à rédiger en latin une Histoire de l’empire ottoman. Son œuvre lui vaut reconnaissance et le conduit jusqu’à l’Académie de Berlin en 1714. Il rédige également une description de la Moldavie (Description Moldaviae) qui s’avère un classique de l’histoire roumaine.

La vie trop courte d’Antiochus (il meurt à 35 ans) ne l’empêche pas non plus de laisser sa trace. S’il traduit en russe les Entretiens sur la pluralité des mondes de Fontenelle, ce n’est pas là son seul titre de gloire. Il rédige également un dictionnaire franco-russe en trois volumes. Plus encore, ce sont ses Satires qui le font passer à la postérité. Ainsi, « le célèbre critique russe Belinski reconnaîtra en lui le premier poète russe qui a uni la littérature à la vie, jugement qui a définitivement fixé sa place dans l’histoire littéraire de son pays  » (p.276). Il entretient une correspondance avec Montesquieu et Voltaire, fréquente assidument les salons littéraires, également à des fins diplomatiques. C’est grâce à son intervention que l’Histoire de l’Empire ottoman a pu être publiée à Londres, Paris et Hambourg. Ce n’est pas un détail lorsque l’on sait que c’est à cet ouvrage que Démétrius Cantemir doit sa postérité auprès de l’historien Gibbon ou de Victor Hugo.

On aurait pu souhaiter de cet ouvrage qu’il aborde plus longuement en conclusion les débats contemporains autour des Cantemir. En effet, la principauté de Moldavie a été l’enjeu de rivalités entre la Russie et la Roumanie depuis 1812, date de la conquête russe de la Bessarabie (partie orientale de la principauté de Moldavie). Après l’unification avec la Roumanie (1918), ce territoire reste l’objet d’une pomme de discorde entre l’URSS et la Roumanie durant l’entre-deux-guerres. Toutefois, le rapprochement russo-roumain permet le rapatriement des restes du corps de Démétrius en Roumanie (1935). Il se trouve aujourd’hui un enjeu symbolique tant pour le nationalisme roumain que pour le « moldovénisme », nationalisme issu de l’URSS souhaitant créer une identité ethnique « moldave » différente de la roumaine.

On ne sait naturellement pas ce que Démétrius ou Antiochus auraient pensé de ces développements, en tant que Roumains d’origine, prince de Moldavie et Russes d’adoption. Cette double biographie n’en reste pas moins une lecture extrêmement intéressante et instructive pour tous ceux qui s’intéressent à l’histoire culturelle de l’Europe. Pour les trois cents ans de la naissance d’Antiochus, on ne pouvait lui souhaiter plus bel hommage.


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