La formation de l’Etat-nation en Turquie et les enjeux de son adhésion à l’Union européenne

Par Gilles RIAUX, le 1er mars 2006  Imprimer l'article  lecture optimisée  Télécharger l'article au format PDF

Doctorant

Le contexte de formation de l’Etat moderne en Turquie éclaire nombre des problèmes soulevés par la candidature turque à l’Union européenne quant au respect de l’Etat de droit ou à la reconnaissance des droits des minorités.

L’omniprésence de l’armée dans l’appareil d’Etat et le rôle de dernier rempart de la nation qu’elle s’est attribuée, sont des héritages de l’Empire ottoman. La reconnaissance d’une pluralité ethnique et religieuse, demandée par Bruxelles, est rendue difficile par les réflexes nationalistes qui, à chaque fois, conduisent à rejouer le drame de Sèvres. Ces spécificités liées à l’histoire de l’Etat en Turquie s’accommodent assez mal avec le projet européen de dépassement de l’Etat-nation. En outre, les milieux nationalistes qui se trouvent dans l’appareil d’Etat voient d’un mauvais œil les réformes imposées par Bruxelles.

APRES UN DERNIER psychodrame diplomatique, le Conseil européen a finalement accepté d’ouvrir des négociations d’adhésion pour l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne, le 4 octobre 2005. Cette perspective a ravi le Premier ministre turc Recep Tayıp Erdoğan qui a déclaré devant un parterre de militants de son parti : « le vrai travail vient juste de commencer. » La Turquie est donc prête à relever le défi de longues et périlleuses négociations. Elles aboutiront peut être, mais pas avant une bonne dizaine d’années, à l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne. Cette adhésion est le but affiché de l’actuel gouvernement turc : elle est même son principal objectif politique. Mais les débats sur l’Union européenne ne sont pas l’apanage du seul gouvernement Erdoğan, ils intéressent l’ensemble de la société turque. Elle est devenue un des sujets fétiches des nombreux éditorialistes que compte la foisonnante presse turque et alimentent nombre de conversations dans les maisons de thé. A propos de l’Union européenne, les débats sont généralement enflammés : souvent peinte comme un modèle de réussite qu’il faut rejoindre, elle est parfois présentée comme une bête immonde, toute prête à dépecer une nation turque toujours menacée. Les récentes réticences de certains pays européens suscitées par la crise sanitaire de la grippe aviaire ou les procès d’intellectuels « pour insulte à la nation » ont amené à nouveau à s’interroger sur les enjeux particuliers de la candidature de la Turquie à l’Union européenne.

Changer de perspective

Plutôt que de se pencher sur la question – importante - de savoir si la Turquie sera capable de satisfaire les critères imposés par Bruxelles, il est aussi nécessaire de changer de perspective, en s’interrogeant sur ce qui, de l’intérieur, entrave la candidature turque. L’adhésion d’un nouveau membre à l’UE n’est pas à sens unique, c’est un processus dialogique où le candidat et l’UE sont parties prenantes. L’exemple du procès de Orhan Pamuk « pour insulte à la nation turque » à l’automne 2005 est particulièrement éclairant. Cette personnalité mondialement reconnue de la littérature turque a déclaré à un journal suisse qu’un million d’Arméniens moururent entre 1915 et 1916. La simple évocation des massacres perpétrés par l’Etat ottoman sur les populations arméniennes pendant la Première guerre mondiale a entraîné l’ire des milieux nationalistes. Ils se sont empressés d’accuser Orhan Pamuk d’être à la solde des Arméniens et de vouloir brader la Turquie. Ces diatribes semblent totalement surannées vue d’une Europe qui a su regarder et juger, non sans difficultés, les périodes les plus sombres de son histoire. Ces diatribes nationalistes ont contribué a décrédibiliser la candidature turque. Pourquoi la Turquie montre-t-elle tant de difficultés à regarder son passé en face ?

Le concept de nation en Turquie

Cet exemple invite à s’intéresser au concept de nation en Turquie et aux représentations qu’elle véhicule. Ankara est bien connu pour son nationalisme ombrageux. Jusqu’à récemment, les tensions entre la Grèce et la Turquie rendaient bien improbable une candidature turque à l’Union européenne. A l’époque, le moindre îlot de la Mer Egée était le sujet d’âpres disputes entre Athènes et Ankara qui déployaient tout leur attirail nationaliste afin de démontrer leur conviction. Plus d’une fois, ces disputes ont failli dégénérer et se transformer en affrontement armé. Les relations entre les deux pays se sont améliorées de manière surprenante, avec ce que l’on a appelé la diplomatie des séismes. Elle est le fruit d’un assouplissement des deux partis qui ont su mettre en veilleuse leurs penchants nationalistes. Cela a permis de faire tomber le principal verrou à l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne, la Grèce renonçant à utiliser son veto à l’adhésion d’Ankara. Le 11 décembre 1999, le Conseil européen de Helsinki décide que la Turquie est un pays candidat, qui a vocation à rejoindre l’Union sur la base des mêmes critères que ceux qui s’appliquent aux autres pays candidats. C’est bien en mettant un peu en sourdine son orgueil national que la Turquie a pu véritablement se lancer dans la course à l’adhésion.

Cette question de la nation est une donnée essentielle à analyser pour comprendre l’enjeu de la candidature turque. En Turquie, les représentations et les pratiques arbitraires liées à la nation déterminent nombre de prises de position à propos de l’Europe. A cet égard, la situation turque s’apparente à celle de plusieurs pays européens qui peinent à articuler l’Union européenne à leur nation. En effet, l’Union européenne en tant que tentative inédite de dépasser l’Etat-nation remet en cause toute une tradition politique solidement enracinée dans certains pays occidentaux, au premier rang desquels figurent la France. Elle pose la question du passage d’un modèle où la nation est l’unique dépositaire de la souveraineté, à une situation plus complexe où différents niveaux de pouvoir se partagent une souveraineté qui, en dernier ressort, est le fruit d’un compromis.

Découvrir les obstacles à l’adhésion à l’Union européenne

Essayer de découvrir les obstacles à l’adhésion à l’Union européenne qui existe en Turquie n’est pas une chose aisée, surtout lorsque les enquêtes d’opinion montrent que la population turque y est très largement favorable. Une des données qui rend la perspective européenne si populaire est bien évidemment la prospérité. Pour les classes populaires turques, l’Europe signifie avant tout le bien-être matériel. Au sein des nouvelles classes moyennes, la question de l’Etat de droit devient plus importante. Qu’est-ce qui peut donc s’y opposer ? Dans une approche culturaliste, ces questions sont très secondaires car elle fait de la religion l’obstacle in fine à l’adhésion. Ce serait donc à cause de son essence que la Turquie ne peut adhérer à l’Europe. Elle est musulmane à 99% et les infimes communautés non musulmanes ne sont qu’un reliquat d’un temps qui n’est plus. Pourtant, c’est au moment l’AKP, un parti qui ne cache pas sa filiation islamiste, arrive au pouvoir que la Turquie devient très demandeuse d’Europe. Il est vrai que l’approche culturaliste tend à présenter le jeu politique turc comme une opposition entre des laïcs pro-européens et des islamistes dont l’agenda caché ferait de l’Europe au mieux une manne financière, au pire un moyen de répandre la religion musulmane[i]. Cette approche peine à expliquer les enjeux du procès d’Orhan Pamuk. Les plus féroces adversaires de cet écrivain qui dans ses romans a exploré le passé ottoman de la Turquie, se recrutent dans les milieux ultra nationalistes bien souvent hostiles à l’islam politique. Le procès de cet intellectuel ne pose pas problème à la religion mais à la nation. Or, c’est bien sur les questions relevant de la nation et des pratiques de l’Etat qu’achoppent les relations entre la Turquie et l’Union européenne. Le problème kurde en représente la plus malheureuse manifestation. A force de vouloir nier toute spécificité kurde, l’Etat turc a mis en place tout un appareil coercitif qui a culminé dans une véritable guerre entre 1984 et 1999 faisant plus de 35 000 victimes. L’utilisation massive de la torture dans le sud-est anatolien a contribué à sa généralisation dans l’ensemble du pays, certes pas dans les mêmes proportions. Cette guerre a aussi entraîné un retard pour cette région qui cumule tous les indicateurs du sous-développement : natalité et analphabétisme élevés, forte mortalité infantile, profond retard économique. Pour Jean-François Pérouse, une normalisation du sud-est anatolien passe « par un dépassement d’une vision trop exclusive et défensive de l’Etat-nation[ii]. »

C’est cette conception spécifique de l’Etat-nation qu’il convient d’analyser pour comprendre un des principaux enjeux de la candidature turque à l’Union européenne. Cela oblige à se plonger dans l’histoire de ce pays et à analyser le processus de formation de l’Etat moderne puis de la nation. Ce processus est antérieur à la proclamation de la République de Turquie en 1923. Mustafa Kemal n’a pas créé ex nihilo un Etat moderne, il est aussi l’héritier des réformes ottomanes du 19ème siècle. A la mort de son prestigieux fondateur, la République devient conservatrice. La nation passe alors au service de l’Etat pour le légitimer. Ces deux périodes seront successivement étudiées dans cet article.

1. La formation de l’Etat moderne en Turquie

Les représentations véhiculées par la nation en Turquie sont liées à son histoire et aux rapports qu’elle entretient avec l’Europe depuis plus de deux siècles. Il est vrai que ces relations sont complexes : l’Occident exerce à la fois attirance et répulsion sur la Turquie mais il a surtout constitué une menace. Pourtant, jusqu’au siège de Vienne en 1670, ce sont les Turcs qui inquiétaient et fascinaient les puissances européennes. Avec l’affaiblissement de l’Empire ottoman, cette inquiétude et cette fascination ont diminué et se sont transformées en une forme de mépris.

Le contexte géopolitique de la formation de l’Etat en Turquie

Au 18ème siècle, la situation géopolitique au Moyen Orient se trouve bouleversée par le développement des grands empires coloniaux. L’Empire russe est alors en pleine phase d’expansion vers le sud et les mers chaudes. Il exerce une formidable pression sur les provinces ottomanes de Crimée et des Balkans. Cette pression est relayée par l’idéologie de défense de l’orthodoxie qui se met en place à Moscou : les Russes se doivent de protéger les nombreuses minorités orthodoxes de l’Empire ottoman. Istanbul ne peut faire face aux armées tsaristes et se rend compte de sa faiblesse. D’autre part, les puissances de l’Europe de l’ouest prennent pied dans les provinces arabes de l’Europe ottomane. La France ouvre la marche avec l’expédition de Bonaparte en Egypte. Dans ses travaux, Henry Laurens a magnifiquement montré l’impact de l’expédition française sur les terres de Pharaon[iii]. La modernité révolutionnaire constitue un choc pour les populations musulmanes qui doivent apprendre à se situer par rapport à elle. Les principales idéologies qui structureront l’espace politique moyen-oriental sont à comprendre comme une tentative de réponse aux défis posés par le formidable développement des puissances européennes. Ces dernières commencent à exercer leur domination sur des territoires musulmans qui jusqu’ici étaient indépendants. Cet épisode de la légende napoléonienne contribue aussi à l’intégration de l’Empire ottoman dans le jeu des puissances européennes ; il devient ce « vieil homme malade de l’Europe » sur lequel se penchent les grandes chancelleries européennes.

Les provinces balkaniques ne sont pas en reste, elles qui forment le cœur de l’Empire en fournissant les plus grands serviteurs de l’Etat et les plus gros contingents de l’armée. Elles sont touchées par les idées nouvelles de la Révolution française. De part les contacts liés à leur intense activité commerciale, les Grecs sont les premiers à s’enthousiasmer pour les idées de liberté et de nation. Ces idées si mobilisatrices sont portées par l’intelligentsia et les classes montantes qui remettent en cause la domination de la Sublime Porte. Ils parviennent à mobiliser la population qui se soulève contre le pouvoir ottoman. Grâce à l’appui des puissances occidentales incitées par leurs opinions publiques naissantes à intervenir, les insurgés grecs obtiennent l’indépendance en 1830. Les Bulgares et les Serbes reprendront le flambeau des luttes de libération nationale. Ces guerres qui ensanglanteront pendant un siècle les provinces européennes de l’Empire ottoman, feront basculer son centre de gravité vers l’Anatolie. Ce basculement provoque une diminution du nombre de chrétiens qui vivent sous souveraineté ottomane. Par conséquent, la religion islamique devient un trait d’union des populations de l’Empire et les sultans ottomans découvrent la carte de la solidarité musulmane. De plus, les minorités chrétiennes de l’Empire commencent à être perçues comme des ennemis de l’intérieur, prêts à s’allier aux puissances étrangères pour renverser le pouvoir ottoman.

Les représentations que l’Empire ottoman va se faire de l’Europe se mettent en place dans ce contexte difficile que l’on a pudiquement pris l’habitude d’appeler la question d’Orient. Istanbul se sait doublement menacé : de l’extérieur par des puissances européennes en pleine expansion et de l’intérieur, par les mouvements nationaux qui d’abord apparaissent dans les provinces balkaniques et se soulèvent contre Istanbul. Pour faire face à ces multiples défis où éléments de géopolitique interne et externe s’imbriquent, les élites ottomanes prennent conscience qu’il n’est plus possible d’ignorer superbement ce qui se passe en Europe. Il est nécessaire de copier ce en quoi les Européens les surpassent.

Moderniser l’Etat pour répondre aux défis des puissances européennes

C’est sur les champs de bataille que la supériorité européenne a paru la plus évidente, surtout pour un Empire ottoman qui s’était construit grâce à ses victoires militaires. Il faut donc mettre au point une armée moderne capable de rivaliser avec celles des pays européens. Pour cela, il faut maîtriser les nouvelles techniques militaires au premier rang desquels figure l’artillerie. Pour réussir ces transferts de technologie, la Sublime porte revisite son ancienne tradition et fait venir des spécialistes occidentaux comme elle le faisait au quinzième siècle. Cependant revisiter cette ancienne tradition n’est pas suffisant pour avoir une armée capable de rivaliser avec celles des grandes puissances. L’Empire ottoman a aussi besoin d’un corps d’officiers moderne qui soit rompu aux techniques militaires les plus récentes. Pour cela, il faut tout d’abord dissoudre le corps des janissaires qui constituent un des piliers du système ottoman. Une fois cette délicate entreprise réussie[iv], il est nécessaire de mettre en place un système éducatif où de jeunes ottomans soient formés au métier militaire. Cette formation ne se limite pas aux seules disciplines strictement militaires. La langue française est ainsi enseignée, donnant accès aux œuvres en langue française qui auront un impact majeur sur la culture politique de ces nouveaux groupes sociaux. La philosophie positiviste ou la sociologie de Durkheim trouvent un large écho en Turquie. La création d’un corps d’officiers moderne est essentielle pour comprendre la Turquie moderne. La Sublime porte offre à ce groupe social une fonction éminente dans l’Empire et les moyens de la remplir. Grâce à leur formation moderne, ils se frottent aux nouvelles idées politiques venues d’Occident. En retour, les officiers se dévouent corps et âme à l’Etat : ils sont créés par et pour l’Etat. En Turquie, chaque fois que ce dernier sera en péril, les officiers se sentiront le devoir de tout faire pour le sauver.

La trame historique qui vient d’être décrite court tout au long du 19ème siècle. Face à des menaces intérieures et extérieures qui se rapprochent de plus en plus, le pouvoir ottoman sait qu’il n’a pas d’autre alternative que de se moderniser. Cette modernisation, appelée les Tanzimat, est imposée par le haut : elle répond au modèle du despote éclairé. D’abord circonscrite au domaine militaire, elle touche de proche en proche l’ensemble de la société ottomane et impulsent des éléments de modernité dans les structures sociales. Elle n’est évidemment pas rectiligne et de nombreux groupes sociaux s’y opposeront estimant que cette modernisation leur nuit.

Sauver l’Etat sur les décombres de l’Empire ottoman

L’histoire de la Turquie prend un tour tragique pendant la Première Guerre mondiale qui joue un rôle d’accélérateur de l’histoire. Engagé au côté des Empires centraux, l’Empire ottoman ne survivra pas à la défaite. Alors que les principales minorités de l’Empire ont déjà acquis une conscience nationale, la population turque reste quelque peu en retrait, en dépit de l’apparition d’une intelligentsia nationaliste. Cette dernière parvient au pouvoir au sein du Comité Union et Progrès. Il réussit à écarter définitivement l’ancienne élite ottomane. François Georgeon qualifie leur pouvoir de « dictature d’une coterie[v]. » La politique ultra nationaliste du Comité Union et Progrès et les contraintes de la guerre accélèrent la décomposition de l’Empire ottoman. Sa structure multinationale implose avec l’extermination des populations arméniennes d’Anatolie, puis avec les échanges de populations grecques et turques des provinces égéennes. En plus, l’Empire ottoman paie son engagement auprès de l’Allemagne et de l’Autriche quand sonne la victoire des Alliés. Les vainqueurs se partagent un Empire aux abois : la France, l’Angleterre et l’Italie s’octroient des zones d’influence, réservent des territoires à la Grèce et créent une Arménie indépendante et un Kurdistan autonome. A la signature du traité de Sèvres qui entérine ces décisions en 1920, l’Empire ottoman est réduit à un Etat croupion, replié sur le nord du plateau anatolien.

Face à ce traité perçu comme une totale injustice se lève un groupe d’officiers avec à leur tête Mustafa Kemal qui jouit d’un prestige militaire acquis sur les champs de bataille de la Première Guerre mondiale. Il faut prendre en compte ce que peut représenter ce traité de Sèvres pour ces hommes. Confirmant la disparition de l’Etat auquel ils se sont voués, ce traité est inacceptable. C’est aussi dans ce sens qu’il faut comprendre l’aventure kémaliste. Plus qu’une seule volonté de modernisation et d’ouverture à l’Europe, elle est un formidable sursaut national. D’anciens officiers de l’armée ottomane mobilisent la population en s’appuyant sur les notables locaux pour libérer le pays. Depuis Ankara où il a établi son quartier général, Mustafa Kemal assure le leadership tant militaire que politique. Profitant de la lassitude des armées européennes, de la faiblesse de l’armée grecque et de l’impréparation arménienne, il parvient à libérer en deux ans les provinces perdues. Cette reconquête aboutit à la sanctuarisation d’un territoire qui deviendra celui de la République de Turquie. Après de difficiles négociations avec les puissances alliées, la Turquie obtient l’annulation des dispositions prises à Sèvres, au traité de Lausanne, en juillet 1923. La Turquie est reconnue comme un Etat indépendant et souverain dans les frontières héritées de la guerre de libération nationale ; c’est de là que provient la Turquie moderne.

Créer la Turquie moderne pour rompre avec le passé ottoman

Une fois la paix conclue, Mustafa Kemal confirme cet acte de naissance par une série de réformes institutionnelles fondatrices. D’abord il supprime le sultanat et instaure une République pour rompre avec le passé ottoman. Cette rupture est renforcée par l’abolition du califat en 1924. Elle met fin à la légitimité religieuse ottomane à dominer le monde musulman. Ces bouleversements institutionnels sont suivis de toute une série de réformes audacieuses qui veulent arrimer la Turquie au monde moderne : suppression des écoles et tribunaux religieux, adoption des codes juridiques européens, interdiction du port de l’habit traditionnel, instauration de l’alphabet latin au détriment des lettres arabes, promotion du rôle de la femme. Ces réformes se doublent de la mise en place d’un nationalisme qui exalte les valeurs ante islamiques des Turcs et fait de l’Anatolie leur sanctuaire originel. L’appel à la prière se fait dorénavant en turc, langue dont est extirpé le maximum de termes arabes et persans. Les Hittites sont présentés comme les ancêtres des Turcs ce qui permet de légitimer l’antériorité de la présence turque en Anatolie. Par ailleurs, la religion est soumise au politique et intégrée dans l’appareil d’Etat. La direction des affaires religieuses est chargée de former, nommer et rétribuer de véritables fonctionnaires religieux et ce, avec les deniers de l’Etat. Seule l’école juridique hanafite (la plus importante en Turquie) est reconnue par la direction des affaires religieuses. Les confréries religieuses sont dissoutes et les minorités islamiques hétérodoxes non reconnues.

Ainsi une version officielle de l’histoire qui gomme la dimension pluriculturelle et pluriconfessionnelle de l’Empire ottoman se met en place. Elle se diffuse dans l’ensemble du pays grâce à l’école et à différents organismes culturels. La langue turque et le territoire anatolien tendent à se confondre pour former la nation. Symboliquement Ankara devient la capitale de la Turquie moderne. Ce transfert a une double signification : la rupture avec un passé islamique et ottoman, totalement rejeté, et le recentrage sur l’Anatolie, territoire où s’exprime la pureté originelle turque.

La décennie des années 1920 est cruciale pour comprendre la Turquie

A partir du début des années 1930, le rythme des réformes se ralentit. C’est pourquoi la décennie des années 1920 est cruciale pour comprendre la Turquie contemporaine car c’est à cette période que se mettent en place toutes ses institutions et que s’affirme la rupture avec la période ottomane. Cependant il ne faut pas perdre de vue les fortes continuités qui existent avec la période précédente. Comme le dit Stéphane Yerasimos, « c’est la question de la souveraineté nationale qui a guidé la République kémaliste, dès avant 1921, et a fortiori à partir de 1924. Un acteur politique de premier plan, l’armée, pilier de l’Etat ottoman, et, par conséquent, de l’Etat républicain surveille la scène politique et y intervient aussi[vi]. » L’habitus de ceux qui ont fondé la République de Turquie s’est formé pendant les dernières années de la période ottomane, une période trouble où la disparition de l’Empire ottoman semblait inéluctable. Cette hypothèse était inacceptable pour ce jeune corps d’officiers formé à l’occidentale et totalement dévoué à l’Etat. C’est bien dans l’idée d’un ultime sursaut que se sont insurgés les officiers qui ont pris la tête de la guerre de libération nationale. Pour ne pas disparaître, il fallait faire face à la menace conjointe des mouvements des nationalités et aux appétits des puissances occidentales. Cet habitus est à l’origine d’une définition proprement géopolitique de la nation turque, une nation toujours menacée par les puissances extérieures et des ennemis intérieurs. Les conséquences de cette définition proprement géopolitique sont doubles. D’une part, la Turquie reconnaît les frontières issues de Lausanne comme légitimes[vii] Elle n’a jamais émis de revendications concernant les populations d’origine turques vivant en dehors de Turquie. En revanche, Ankara a toujours facilité la venue et l’intégration de ces populations sur son territoire[viii]. D’autre part, toute manifestation d’une identité collective non conforme avec le discours officiel de la République est perçue comme une menace de sécession qui justifie l’emploi de la force pour l’interdire.

2. La nation turque au service des intérêts de l’Etat

En 1938, la mort de Mustafa Kemal oblige la République à devenir conservatrice : elle se doit d’entretenir et de faire fructifier l’héritage du fondateur et père de la nation turque. En plus, la mort du Père fondateur coïncide avec le début de la Seconde Guerre mondiale. Celle-ci vient hanter une mémoire turque meurtrie. Elle incite Ankara à adopter un profil bas pour ne pas reproduire les erreurs du passé. La difficile gestion de ce lourd héritage conduit les successeurs du glorieux leader à mettre en place un dogme entourant la nation et son père fondateur, Mustafa Kemal, devenu Atatürk. Dès cette époque, toutes les décisions politiques sont interprétées à l’aune de cet héritage et de ce qu’aurait fait Mustafa Kemal dans de telles conditions. Le kémalisme tend à se substituer au nationalisme comme idéologie de la République de Turquie. Il faut avant tout éviter de détruire ce qui a été fait dans les premières années de la jeune République : les grandes réformes sont enfermées dans un reliquaire qu’il est interdit d’ouvrir.

L’épisode Menderes et le rôle de l’armée dans la vie politique turque

L’épisode Menderes est particulièrement éclairant et annonciateur de la vie politique turque de la deuxième partie du 20ème siècle. Un certain nombre de députés du parti kémaliste profite de l’ouverture au multipartisme pour créer une nouvelle formation politique, le parti libéral. Moins étatiste et plus libéral, le nouveau parti bénéficie de l’appui de la bourgeoisie d’affaires et des grands commerçants et propriétaires terriens, ainsi que d’une paysannerie rétive aux trop brutales réformes kémalistes. Adnan Menderes, qui dirige le parti démocrate est élu à la surprise générale Premier ministre en 1950. Pendant cette période marquée par un fort dynamisme de l’économie turque, le nouveau Premier ministre remet en cause certains dogmes kémalistes comme la laïcité. C’est un véritable tournant dans l’évolution du pays. La bureaucratie et l’armée kémalistes doivent apprendre à partager le pouvoir avec la bourgeoisie commerciale et les notables ruraux. Cette cohabitation n’est pas sans heurts. Surtout que pour obtenir les suffrages de l’électorat paysan, les libéraux font des concessions en matière religieuse. L’appel à la prière se fait à nouveau en arabe et non plus en turc comme l’avait voulu Mustafa Kemal. Ces remises en cause et la dérive vers un pouvoir personnel incitent l’armée à intervenir en 1960. Le gouvernement démocrate est renversé. Menderes est traduit en justice et sera exécuté avec deux autres dirigeants du parti libéral. Cet épisode inaugure une série d’interventions de l’armée dans la vie politique turque au nom de l’intérêt supérieur de la nation et de son « Père » Mustafa Kemal. Il réaffirme le rôle central qu’occupe l’armée en Turquie, que ce soit à l’époque impériale ou républicaine. Les forces militaires considèrent qu’elles ont un rôle à jouer dans la société : leur fonction n’est pas juste d’assurer la sécurité extérieure mais d’être aussi la garante de la continuité de la République de Turquie et des principes ayant présidé à sa fondation. L’intervention de l’armée dans le jeu politique devient dès lors légitime : si l’héritage est menacé par une formation politique qui ne respecte pas les principes du kémalisme, l’armée se réserve le droit de prendre le pouvoir. Elle le redistribue ensuite à un pouvoir civil censé les respecter. Ce processus, initié en 1960, s’est répété par deux fois, en 1971 et en 1980. Depuis cette date, l’armée semble s’être peu à peu désengagée du jeu politique. Elle continue de jouer un rôle décisif comme en 1997. Elle a alors su peser de tout son poids pour acculer à la démission le gouvernement islamiste de Erbakan dont la politique s’attaquait trop à la laïcité.

La nation encadrée par les structures étatiques

L’armée n’est pas la seule garante du kémalisme, toute une série d’institutions appartenant à l’appareil d’Etat est appelée à la rescousse. Le pouvoir judiciaire occupe une place essentielle pour assurer le respect des principes fondamentaux de la République. En effet, la haute magistrature est largement dominée par l’intelligentsia kémaliste. L’article 312 du code pénal prévoit une peine de prison de plus d’un an pour toute considération ou action « visant à diviser la société selon les critères de race, de langue et de religion. » Il se révèle efficace pour lutter contre une opposition politique défendant la diversité de la société turque. Cette vision est récusée dans l’orthodoxie kémaliste qui nie cette diversité, perçue comme une menace. En mars 1997, une loi est votée qui permet à tout citoyen de se porter partie civile et d’engager une action en dommages et intérêts pour une insulte à Atatürk[ix]. Le pouvoir judiciaire n’hésite pas à intervenir sur la scène politique en faisant interdire les partis qui ne respectent pas les principes kémalistes. Plusieurs fois, les formations islamistes sont interdites et obligés à réapparaître sous une nouvelle appellation[x].

Il existe aussi des autorités administratives indépendantes chargées de veiller au respect des principes kémalistes. Les décisions qu’elles prennent vont souvent à l’encontre du respect de la liberté d’expression. Le YÖK (Conseil de l’enseignement supérieur) a pour mission, à la suite du coup d’Etat de 1980, de faire le ménage dans les universités qui avaient été un des foyers de contestation politique dans les années 1970. Chargé d’organiser l’enseignement supérieur, il vise à contrôler les universités pour éviter toute politisation des étudiants et à y promouvoir le kémalisme. Le RTÜK (le conseil supérieur de la radio et de la télévision) est chargé de contrôler les programmes en fonction des valeurs de la nation turque[xi]. En fonction de ce critère extensible à loisir, il peut interdire la diffusion d’un programme spécifique ou suspendre la diffusion d’une chaîne. Certes, ces décisions sont avant tout motivées par la protection de la jeunesse et les mœurs, mais elles peuvent aussi avoir des raisons politiques[xii].

Le rôle de l’école

Comme souvent, l’école se trouve aussi mise à contribution. Elle est chargée d’inculquer aux nouvelles générations les bases du kémalisme et le respect d’Atatürk ; le portrait du fondateur trône dans chaque salle de classe du pays. La fête de l’enfant, qui a lieu chaque 23 avril, est l’occasion de grands rassemblements dans les stades du pays. Les écoliers y présentent toujours des démonstrations gymnastiques de masse sur le modèle de celles qui avaient cours dans l’ancien bloc communiste à l’époque de la Guerre froide. Ce jour n’est qu’un exemple dans le formidable déploiement de patriotisme auquel a recours l’Etat turc. Plusieurs jours fériés commémorent annuellement les dates importantes de la fondation de la République. Elles doivent être l’occasion de grandes démonstrations de l’attachement de la population au régime. Ces manifestations peuvent prendre un tour exceptionnel comme la célébration du 75ème anniversaire de la fondation de la République de Turquie. Avec près de 4 500 évènements recensés dans tout le pays[xiii], elle apparaît comme un véritable morceau de bravoure en la matière. Cette omniprésence des références à la nation et à son fondateur dans l’espace public véhicule sans relâche la vulgate kémaliste et incite tout un chacun à participer à sa promotion. Par exemple, il peut être assez mal vu de ne pas s’immobiliser le 10 novembre à neuf heures moins cinq en l’honneur de la mort de Mustafa Kemal. Ce geste peut être interprété comme un manque de respect à la personne d’Atatürk. Tous ces rituels rythmant la vie quotidienne poussent à toujours penser et agir en fonction de cette référence indépassable au Père de la nation : cela peut tout aussi bien être en opposition qu’en accord, mais toujours en fonction.

La difficile gestion de l’héritage kémaliste

Pour Etienne Copeaux, tout cet héritage kémaliste s’est sédimenté en ce qu’il a appelé le consensus obligatoire. Il le définit comme « un ensemble d’opinions, de jugements, de comportements publics exigés du citoyen, à propos de certaines valeurs (le kémalisme et ses principes), de certains faits ou évènements du présent (la guerre du Kurdistan, la présence de l’armée turque à Chypre) ou du passé (le génocide des Arméniens), de certaines institutions (le contrôle de l’armée sur le gouvernement)[xiv]. » Devant rassembler tous les Turcs autour de sujets sur lesquels il est impossible de transiger, le consensus obligatoire permet au pouvoir de justifier son action sans avoir à affronter la critique car il se situe dans la continuité des principes du kémalisme, au premier rang desquels figure le nationalisme. Le consensus obligatoire est la conséquence de la volonté de Mustafa Kemal d’incarner la nation turque et ses vertus. Certes, tout Etat qui s’attribue une nation, surtout s’il est jeune a besoin de grandes figures patriotiques autour desquelles le peuple puisse se rassembler. Mais la période de la fondation de la République exerce un magistère moral difficile à dépasser sur la vie politique et culturelle en Turquie, elle sert de référence cardinale. Or, c’est à cette époque que les représentations liées à la nation turque se mettent en place, que se définissent les éléments censés menacer la Turquie, des éléments sur lesquels il ne faudrait jamais transiger. Les thèmes qu’évoque Etienne Copeaux dans sa définition sont bien ceux sur lesquels bute la candidature turque : la question de Chypre, le problème kurde, le génocide arménien ou la place de l’armée dans le système politique. Pour y trouver des solutions, la Turquie a besoin de se retourner sur son passé pour sortir de ce complexe de Sèvres. Les menaces impérieuses auxquelles a fait face la génération de Mustafa Kemal n’existent plus. Aujourd’hui la Turquie est un Etat respecté sur la scène régionale. En revanche, il fait face à un défi formidable, celui de l’intégration à l’Union européenne. Pour être relevé, ce défi suppose la prise en compte du contexte de formation de l’Etat et de la nation en Turquie afin de permettre leur dépassement.

Conclusion

Le contexte de formation de l’Etat moderne en Turquie éclaire nombre des problèmes soulevés par la candidature turque à l’Union européenne quant au respect de l’Etat de droit ou à la reconnaissance des droits des minorités. L’omniprésence de l’armée dans l’appareil d’Etat et le rôle de dernier rempart de la nation qu’elle s’est attribuée, sont des héritages de l’Empire ottoman. La reconnaissance d’une pluralité ethnique et religieuse, demandée par Bruxelles, est rendue difficile par les réflexes nationalistes qui, à chaque fois, conduisent à rejouer le drame de Sèvres. Ces spécificités liées à l’histoire de l’Etat en Turquie s’accommodent assez mal avec le projet européen de dépassement de l’Etat-nation. En plus, les milieux nationalistes qui se trouvent dans l’appareil d’Etat voient d’un mauvais œil les réformes imposées par Bruxelles. A chaque fois, elles limitent leur champ de compétences. Sans pouvoir le clamer ouvertement, les tenants du kémalisme sont loin d’être aussi pro-européens qu’il n’y paraît. Cette Europe signifie pour eux la fin de leur domination sur l’appareil d’Etat et de leur prétention à définir seuls l’intérêt national.

Néanmoins, depuis le coup d’Etat de 1980, différentes mobilisations sociales ont mis à mal la prétention hégémonique de l’Etat à définir la nation. En 2006, la nation n’est plus seulement l’apanage des kémalistes, elle est aussi revendiquée par d’autres acteurs[xv]. Cette extension s’est accompagnée d’un reflux idéologique qui a vidé la nation turque d’une partie de sa substance et de sa capacité de mobilisation politique. Le nationalisme qui, au 20ème siècle, a été la principale force de mobilisation politique est devenu une idéologie refuge. Il peut permettre à différents milieux sociaux d’exprimer leur crainte de voir leur place dans la société menacée par les évolutions de la Turquie contemporaine. Il est donc capable de mobiliser par défaut. A bien des égards, ces évolutions soulignent l’héritage jacobin que la Turquie a reçu de la France. La gestion de cet héritage est un enjeu crucial pour la Turquie d’aujourd’hui. Elle a besoin de reposer les termes de son contrat social pour inclure la population dans sa diversité et que l’Etat renonce à ses prétentions à l’hégémonie. La perspective d’adhésion à l’Union européenne peut inciter et aiguiller la Turquie dans cette difficile entreprise.

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Notes de l’article


[i] Alexandre del Valle, La Turquie dans l’Europe : un cheval de Troie islamiste, Syrtes, Paris, 2004 et Emmanuel Razavi et Alexandre del Valle, Le dilemme turc : ou les vrais enjeux de la candidature d’Ankara, Syrtes, Paris, 2005.

[ii] Jean-François Pérouse, « Reposer la question kurde » in Semih Vaner, La Turquie, Fayard, Paris, 2005, p. 387.

[iii] Henry Laurens, L’Orient arabe. Arabisme et islamisme 1798 à 1945. Le Royaume impossible. La France et la genèse du monde arabe

[iv] Refusant de se plier aux nouveaux règlements militaires, les janissaires se révoltent en 1826. Mahmoud qui dispose de l’appui des ulama en profite pour dissoudre le corps des janissaires et les fait massacrer.

[v] François Georgeon, « La mort d’un Empire (1908-1923) in Robert Mantran, Histoire de l’Empire ottoman, Paris, Fayard, 1989, p. 617.

[vi] Stéphane Yerasimos, « L’obsession territoriale ou la douleur des membres fantômes », dans Semih Vaner, op. cit., p. 44.

[vii] La question de la province de Mossoul et du sandjak d’Alexandrette ne sont pas abordés dans cet article.

[viii] La Turquie a massivement accueilli des Turcs de nationalité bulgare à la fin des années 80 qui fuyaient les politiques discriminatoires de Jivkov et la misère.

[ix] Radikal, 27/03/97.

[x] Ce fut le cas en 1972, 1980 et 1998.

[xi] www.rtuk.org.tr/rtuk.htm

[xii] En mai 2003, la chaîne Mesaj de Bursa a été suspendue pour des propos jugés non-conformes avec le principe de laïcité.

[xiii] Nicolas Monceau, « The 75th anniversary of the Republic of Turkey and the 700th anniversary of the Foundation of the Ottoman State », in S. Yerasimos, G. Seufert, K. Vorhoff, Civil Society in the Grip of Nationalism, IFEA, Paris, 2000, p. 289.

[xiv] Etienne Copeaux, « Le consensus obligatoire », in Isabelle Rigoni (dir.) Turquie : les mille visages, Paris, Editions Syllepse, 2000, p. 90.

[xv] Yerasimos Seufert


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