L’eau, source de menaces ?

Par Barah MIKAIL, le 6 février 2009  Imprimer l'article  lecture optimisée  Télécharger l'article au format PDF

Anciennement directeur de séminaire au Collège interarmées de défense, enseignant à l’université Paris-8, Barah Mikaïl est chercheur spécialisé sur les enjeux géopolitiques de l’eau et sur le Moyen-Orient à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS).

Géopolitique de l’eau. En Asie, les enjeux de l’or bleu déteignent sur une géopolitique marquée par l’émergence affirmée de puissances économiques potentielles. Ce qui laisse donc posée la question d’un possible dédoublement de tensions régionales à venir à travers une volonté de certains États de faire de l’eau un motif belligène. Hypothèse du pire, certes, mais dont on ne peut pour autant pleinement écarter une vérification à l’avenir, tant le continent asiatique reste porteur d’enjeux représentatifs d’une accumulation d’enjeux de défis d’ordre tant politiques que stratégiques, sociaux, économiques et, par la force des choses, écologiques.

Dans le cadre de ses synergies géopolitiques, de site diploweb.com est heureux de vous présenter un extrait du livre de Barah Mikhaïl, L’eau, source de menaces ? Coll. Enjeux stratégiques, IRIS, Dalloz, 2008, pp. 126-133.

Le continent asiatique, zone d’enjeux cruciaux

LE CONTINENT ASIATIQUE connaît, dans ses diverses étendues, des configurations extrêmement variées. Il serait vain de vouloir globaliser la donne hydraulique y prévalant, tant les configurations nationales se voient relativisées par la présence d’endroits riches en or bleu tranchant pourtant avec des situations beaucoup plus inquiétantes. Le tout combiné à une qualité hydraulique très souvent sur le déclin, chose bien évidemment due tant à l’importance prise par l’agriculture dans un bon nombre de pays asiatiques qu’à une industrialisation poussée généralement source de pollution intense.

En termes de volume global, on constatera ainsi que les configurations asiatiques de l’eau varient sur une échelle assez large. Mais les chiffres le cèdent rarement à l’impression d’une situation globale catastrophique, comme le montre le tableau qui suit.

L'eau, source de menaces ?

Raisonner en termes statistiques revient ainsi à être assez optimiste devant la situation prévalant dans les pays du continent asiatique, puisque, Singapour mise à part, on constate que l’on est le plus souvent au-delà même du fameux seuil fatidique d’entrée dans la catégorie des États soumis à des configurations de stress hydrique. Et pourtant, on ne manquera pas de noter que les défis de l’eau n’ont jamais été aussi nombreux qu’aujourd’hui en Asie. De l’Asie centrale, où la détention par le Kirghizstan et le Tadjikistan des sources de l’Amou-Daria et du Syr-Daria se combine à la dépendance des pays d’aval du bon vouloir de leurs voisins d’amont, à la Chine, engagée dans une industrialisation à toute vitesse qui ne peut faire l’économie d’une réflexion sur le quotidien et l’avenir de ses paysans, en passant par l’Inde, soumise pour sa part à des nécessités de réaménagement des cours d’eau constitutifs de ses bassins les mieux dotés aux vues de porter une quantité d’or bleu satisfaisante aux régions du pays les moins bien dotées, les configurations ne manquent ainsi pas qui prouvent que l’Asie connaît pleinement son ère des défis hydrauliques.

La situation de l’eau en Asie reflète « une tragédie humaine », faisait déjà remarquer en 2000 la Banque de développement en Asie (Asian Development Bank, ADB). Avec un constat aux détails alarmants. Ainsi, selon cet organisme, en 2000 déjà, environ 830 millions de personnes résidant en Asie et dans le Pacifique n’avaient pas d’accès [direct] à une eau potable, et plus de deux milliards manquaient pour leur part d’infrastructures hydrauliques de base. Ce qui génère des conséquences connues, bien entendu, tant en termes de génération de maladies et d’épidémies diverses que pour ce qui pousse — prolongement logique — à la provocation de décès. Six ans plus tard, l’ADB procédera à un constat un peu moins sévère, mais non moins inquiétant [1], en dépit de l’insistance de cette banque sur le fait que ses propres projets de développement des infrastructures hydrauliques au sein de certains pays asiatiques avaient effectivement porté leurs fruits [2].

La situation des pays asiatiques est déjà amplement dramatique en soi pour des raisons évidentes de mauvaise gestion hydraulique combinée à l’existence d’infrastructures qui ont été victimes d’un délaissement des années durant. La présence d’infrastructures hydrauliques en service reste généralement au-dessus de la moyenne, certes, comme on peut le voir en Chine (le taux de couverture était de 94 % pour les villes et de 68 % pour les villages en 2006), en Inde (respectivement 92 et 73 %), au Vietnam (81 % pour les villes, mais 40 % pour les villages), voire au Pakistan (95 et 67 %) ou encore en Indonésie (90 et 60 % respectivement). Dans le même temps, les contre-exemples sont tout aussi présents, comme dans le cas de la Papouasie-Nouvelle-Guinée (seuls 32 % des villages couverts) et surtout d’un pays comme l’Afghanistan (19 % des villes et 11 % des villages couverts en 2006, avec une moyenne nationale de couverture des zones peuplées de 13 % !) [3].

Mais ces déficits infrastructurels, nécessairement sources de contraintes pour ce qui relève notamment de l’accès direct et régulier à une eau potable, sont loin de canaliser les seuls enjeux asiatiques contemporains. La Chine et l’Inde, exemples parmi d’autres, le prouvent très bien. Les défis économiques qui incombent aujourd’hui à Pékin, épouvantail éternel pour les uns, géant en gestation pour les autres, génèrent automatiquement des besoins accrus en eau, tant celle-ci participe du maintien par les Chinois d’une agriculture dynamique nécessaire notamment pour limiter les effets d’un exode rural largement engagé. Sans compter, bien entendu, les besoins supplémentaires générés, en toute logique, par un pays à l’industrialisation croissante, qui sont par ailleurs à l’origine tant de prélèvements plus importants en eau que d’une augmentation des taux de pollution affectant les cours d’eau. Or, une telle situation prouve bien que la seule question de la construction d’infrastructures supplémentaires ne résume pas forcément à elle seule les défis hydrauliques se posant à un pays. L’affirmation actuelle de la Chine, avec les besoins gigantesques en or bleu qui en découlent, met en effet en exergue tant des questions d’ordre écologique (construction de barrages et leurs répercussions, effets de la pollution sur l’état des cours d’eau et des nappes phréatiques...), humaines et sociales (déplacements forcés de populations, répercussions de la mauvaise qualité de l’eau sur la santé des citoyens...) que plus largement géopolitiques (effets de l’exploitation du Mékong sur les pays d’aval que sont le Myanmar, le Laos, la Thaïlande, le Cambodge et le Vietnam, ce tant en termes de débit disponible à l’arrivée que d’altération de la qualité des eaux du fait notamment de l’irruption d’eau salée dans le delta du Mékong ou encore de la rupture de l’équilibre écologique, tous deux phénomènes inhérents à la construction de barrages). Dans cette même région du monde, il convient de noter les défis qui se posent tout aussi bien dans le cas de l’Inde, pays qui, confronté à des nécessités de dynamisation de son potentiel économique, à un moment où 70 % de sa population fait partie du secteur rural, s’est d’ores et déjà engagé dans le développement de projets qui ne sont pas sans susciter des inquiétudes chez certains de ses voisins tout comme chez les défenseurs de l’environnement. Il en va ainsi de la décision officialisée, dès décembre 2002, de la création d’un grand projet de vases communicants reliant les affluents des châteaux d’eau septentrionaux du pays à 17 rivières des régions méridionales les plus arides. La richesse du système Gange-Brahmapoutre-Meghna permet le développement d’un tel projet, mais dans le même temps, toute eau qui y est prélevée altère nécessairement son débit, et affecte donc nécessairement un autre pays bénéficiaire du bassin : le Bangladesh. Concentré inextricable de problèmes économiques, sociaux, et écologiques à lui seul, ce dernier pays, caractérisé de surcroît par sa difficulté à faire preuve de son intérêt géopolitique pour ses voisins régionaux, développe ainsi des craintes qui, quand bien même elles poussent New Delhi à des déclarations rassurantes, n’en sont pas moins légitimes. Car la superposition des logiques d’amont et d’aval à un déséquilibre dans les rapports de force politiques et militaires régionaux s’avère très parlante dans le cas d’un Bangladesh qui n’a, finalement, que peu de cartes pour faire face aux impératifs nationaux, économiques et stratégiques que pourrait éventuellement lui opposer un jour son voisin indien pour justifier ses volontés d’accaparement de l’essentiel de ses eaux territoriales.

Amont/aval, rapports de force... bien entendu, l’Asie centrale est un cas d’école en soi pour la mise en perspective de l’importance de ces notions sur le plan hydraulique. La situation qui y prévaut depuis la dislocation de l’ex-URSS et l’indépendance des Républiques a ainsi poussé chacun des nouveaux États à esquisser sa propre politique gestionnaire en fonction de prérogatives stratégiques nationales. À partir de là, les pays d’amont (Kirghizstan, Tadjikistan, mais aussi le Kazakhstan) se voyaient dotés d’une richesse hydraulique largement apte à compenser leurs déficits en termes énergétiques. Dès lors, les modalités gestionnaires coercitives prévalant à l’ère soviétique le céderont à une mise en perspective par chacun des États concernés de la nature et du fondement des relations bilatérales le liant à son/ses voisin(s). Si les faits permettent, l’espace d’un instant, la mise en place d’une forme de troc entre les richesses énergétiques des uns, et une partie des larges réserves hydrauliques des autres, on n’assistera pas pour autant là à une constance dans l’état des relations interétatiques régionales. Plus que tout, les événements le céderont rapidement, une fois encore, à l’incertitude, chacun des pays constitutifs de l’espace centrasiatique préférant faire valoir ses propres desiderata et tenter d’imposer ses priorités nationales plutôt que de donner l’impression d’une dépendance de l’autre nécessairement synonyme de vulnérabilité. Une situation que la présence d’instances de gestion hydraulique collective, dont la Commission interétatique de coordination de l’eau (Interstate Coordination Water Commission, ICWC) ou encore le Conseil interétatique du bassin de la Mer d’Aral, n’a pas été, jusqu’ici, pleinement en mesure de combler. Faut-il en conclure que les pays de l’Asie centrale figureraient en bonne posture pour inaugurer l’un des premiers conflits du siècle pour l’eau ? On ne peut pour autant être aussi hâtif dans le diagnostic. Les inconstances centrasiatiques font en effet prévaloir des zones grises plutôt que noires, et la configuration qui prévaut actuellement dans cette région du monde est, pour l’heure, loin de mettre en exergue la présence d’un quelconque point de non-retour.

L’eau en Asie centrale ne le cède ainsi ni à l’optimisme, ni au plein pessimisme. Actuellement, ce sont les défis de type économique présents dans une région en pleine croissance qui mettent en avant les défis posés par l’or bleu, dans un contexte où l’on retrouve souvent une forte importance du secteur rural dans le façonnement des configurations nationales. Les déficits de type structurel prévalent parfois, bien entendu ; mais dans la globalité, c’est bien le besoin accru des États d’une eau nécessaire à leurs grands projets et au maintien des conditions de leur croissance qui s’impose dans la plupart des cas. Les enjeux de l’or bleu déteignent ainsi sur une géopolitique marquée par l’émergence affirmée de puissances économiques potentielles. Ce qui laisse donc posée la question d’un possible dédoublement de tensions régionales à venir à travers une volonté de certains États de faire de l’eau un motif belligène. Hypothèse du pire, certes, mais dont on ne peut pour autant pleinement écarter une vérification à l’avenir, tant le continent asiatique reste porteur d’enjeux représentatifs d’une accumulation d’enjeux de défis d’ordre tant politiques que stratégiques, sociaux, économiques et, par la force des choses, écologiques.

Copyright 2008-Mikhaïl/IRIS/Dalloz.


Barah Mikhaïl, L’eau, source de menaces ? Coll. Enjeux stratégiques, IRIS, Dalloz, 2008, 153 p.

Présentation

Le XXe siècle, dominé en partie par des enjeux de type pétrolier, pourrait maintenant céder la place à des affrontements liés à des volontés d’accaparement et de contrôle de l’eau. Mais celle-ci, enjeu vital, et source potentielle de tensions sérieuses, représente aussi aujourd’hui un objet en voie de marchandisation. Ce qui ne manque pas de susciter des questions alors que les Nations unies ont établi que, vers 2025, la demande mondiale en eau douce pourrait être supérieure au total des réserves disponibles. Qui peut dès lors nier l’impossibilité qu’il y a à demeurer les bras croisés ?

L’eau est un défi partagé par l’ensemble de l’humanité. Le rapport de forces au niveau international est primordial, à une époque où nombreux sont ceux qui guettent la première et potentielle guerre pour l’eau. Mais cet aspect est aussi pleinement lié aux modalités concrètes et efficaces de gestion de l’eau à l’échelle internationale.

C’est dans ce contexte que cet ouvrage amène à s’interroger concrètement sur les enjeux posés par l’eau, que ce soit pour ce qui relève de ses utilisations, son statut, ou encore les défis géopolitiques qui en découlent. À partir d’analyses géographiques, politiques et juridiques, Barah Mikaïl apporte ici une réponse concrète à la bataille que la communauté internationale doit mener pour la préservation d’une ressource qui, cœur de la vie humaine, pourrait aussi être un moteur des conflits du troisième millénaire.

Sommaire

I. Les difficultés liées à la répartition et à l’utilisation de l’eau

La géographie de l’eau.
Les solutions techniques : du recyclage au dessalement.
L’éternel dilemme financier.

II. Un vide juridique préjudiciable

Les enjeux éthiques.
Un statut juridique flou.
L’urgence de l’action.

III. L’or bleu, enjeu géopolitique

Le vaste cadre théorique.
Panorama des principales configurations hydrauliques dans le monde.
En guise de conclusion : quelles solutions pour les défis de l’eau ?

Bibliographie générale

Présentation du livre sur le site des éditions Dalloz. Voir

Vidéo de Barah Mikaïl sur le site de l’IRIS. Voir


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[1L’ADB ne parle alors plus que de 683 millions de personnes privées d’eau potable en Asie.

[2En 2001, l’ADB avait officialisé le lancement de sa propre Water for All Policy (Politique de l’Eau pour tous), constituée de sept priorités clés : promouvoir des politiques axées sur la réforme du secteur hydraulique ; encourager la gestion intégrée des ressources en eau ; améliorer et étendre constamment les zones concernées par ces améliorations ; encourager la préservation de la ressource ; promouvoir les modalités de coopération régionale en matière hydraulique ; faciliter le partage de l’information entre États et instances sur l’état de la ressource de l’or bleu ; et enfin, améliorer les modalités de bonne gouvernance. Tous points positifs et réalistes, bien entendu, mais que sous-tend surtout la volonté de l’ADB de participer d’une privatisation croissante des secteurs asiatiques de l’eau.

[3Comme toujours pour les informations relevant du secteur hydraulique, les données peuvent varier du simple au sextuple suivant l’instance qui se trouve à l’origine des chiffres. Sur l’état de l’eau en Asie et dans le Pacifique, ainsi que sur les différents taux d’accès aux infrastructures hydrauliques et à l’eau potable dans cette région du monde, on pourra se référer au bulletin intitulé Asia Water Watch 2015, consultable à l’adresse Internet : http://www.who.int/ water_sanitation_health/publications/asiawaterwatch.pdf.


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