Alors que les attentats du 11 septembre 2001 prouvent le danger représenté par le financement des réseaux terroristes, l’étude du crime organisé révèle l’attitude illicite ou illégale que se sont autorisé les Etats eux-mêmes, y compris les plus démocratiques. Si l’on veut véritablement lutter contre le crime organisé, il faut devenir plus cohérent et construire des coopérations judiciaires à la hauteur du défi.
APRES LA FIN de la Guerre froide, le thème du crime organisé s’est imposé au nombre des nouveaux risques couramment évoqués. Il est vrai que l’activité criminelle se transforme au rythme de la globalisation. Comme toute activité marchande, elle s’adapte aux nouvelles contraintes de marché. Les acteurs du monde criminel adoptent une vision planétaire. Ils choisissent les marchés qui offrent les rentabilités les meilleures et le plus d’opportunités. Soit tous les types de comportements que l’on retrouve chez les grands acteurs économiques. Se limiter à cette analyse me semble insuffisant.
Il existe une autre face à considérer. L’étude du crime organisé révèle également l’attitude illicite ou illégale que se sont autorisé les Etats eux-mêmes, y compris les plus démocratiques.
Alors que l’argumentaire de la Guerre froide a disparu, remontent à la surface des preuves qui montrent qu’on vivait dans une société internationale où même les Etats les plus démocratiques s’autorisaient des activités les plus illégitimes possibles. Je ne parle pas du cas des services secrets - qui sont dans une certaine mesure une institutionnalisation de l’illégal - comme le prouvent les archives du KGB ou de la CIA. Les Etats ont eu des relations assez extraordinaires avec le monde criminel.
Pour commencer, les Etats les plus démocratiques ont accepté la corruption internationale comme un fait acquis. Dans de nombreux pays du tiers monde, on a longtemps préféré au pouvoir un tyranneau local corrompu, parce qu’on pensait l’avoir à sa main. Quand on voit aujourd’hui le résultat au Zaïre ou en Algérie, on se dit qu’il y avait là un laxisme extrêmement coupable en matière de sécurité. Parce qu’actuellement, personne n’arrive à gérer la crise zaïroise ou la crise algérienne.
Par ailleurs, les Etats démocratiques se sont autorisé des relations avec le monde criminel, voici trois exemples.
Quand en 1959 Fidel Castro nationalise à Cuba les casinos, interdit la prostitution et le trafic de drogue, pourquoi le président des Etats-Unis intervient-il ? Quels intérêts américains sont menacés par ces mesures, mis à part ceux de la mafia américaine qui utilisait Cuba comme le premier Etat criminel de l’histoire ? La réaction d’Eisenhower à l’égard de Fidel Castro lui proposant de normaliser les relations entre La Havane et Washington est étonnante. Apparemment, Eisenhower considérait officiellement que la défense des intérêts de la mafia américaine était plus importante que la normalisation des relations avec ce dirigeant qui se prétendait un révolutionnaire démocratique.
Deuxième exemple, l’aide apportée aux camionneurs chiliens lors du renversement de S. Allende en 1971 s’est faite par l’intermédiaire du syndicat des camionneurs américains, une composante de l’AFL CIO tenue par un mafieu connu : Jimmy Hoffa. Quand celui-ci a été assassiné, on n’a jamais retrouvé son cadavre, ce qui est une signature biographique assez claire. L’AFL CIO agit donc au Chili par l’intermédiaire d’une activité syndicale mafieuse.
Troisième exemple, en France. Lorsqu’il y a eu en 1947 - 1949 des grèves des dockers CGT pour bloquer l’embarquement d’armes pour la guerre d’Indochine, on a cassé les grèves par l’intermédiaire des gangs marseillais et corses. A ce moment débute la "french connection". Les gangs marseillais et corses s’installent en France et en Indochine. Ils s’y procurent de la drogue venant du triangle d’or et du Laos qu’ils raffinent à Marseille. Ensuite, la "french connection" exporte cette production vers les Etats-Unis.
Ces épisodes sont intéressant à étudier aujourd’hui, alors que la thématique du crime organisé s’installe dans le discours public comme un nouveau risque.
Il en va de même des phénomènes de corruption. Dans les grands contrats internationaux, tous les Etats y compris les plus démocratiques ont accepté qu’on paye des commissions à des fonctionnaires ou des hommes politiques étrangers, en disant "il faut qu’on emporte ce contrat, parce qu’il représente des emplois chez nous". L’affaire Elf et l’affaire Dumas montrent qu’il s’agit de pratiques extrêmement périlleuses. D’une part, sur le plan éthique, parce qu’on ne peut pas défendre des valeurs et avoir des pratiques différentes. D’autre part, ces pratiques comportent généralement des retours sur commissions vers le pays exportateur. Paris a longtemps laissé certains tyrans africains piller leur pays, y compris sur l’aide publique française. Un dictateur africain qui veut être assuré de rester en place finance tous les partis politiques français. Quel que soit le résultat des élections, il est sûr de tenir tout le monde et en particulier l’élu. Cette pratique devient même la garantie de sa pérennité. Mobutu a tenu ainsi.
Enfin, parce que cela peut contribuer à polluer le fonctionnement d’une grande entreprise comme Elf. Quand vous étudiez les pratiques d’Elf à l’époque de Loïc Le Floch Prigent et d’Alfred Sirven, qu’elle est la différence entre ce groupe pétrolier français et les pratiques du géant russe Gazprom ?
Il faut donc comprendre que la corruption que l’on a acceptée chez les autres nous revient à un moment ou un autre, notamment sous la forme de rétro commissions. Autrement dit, on a produit ou coproduit un certain nombre de dérives que l’on stipendie aujourd’hui en prenant des airs de moralisateurs. On a considéré que ces phénomènes resteraient préservés par le secret et n’auraient pas de conséquence en France, du fait de l’éloignement géographique. Quand on découvre que cela a des effets en retour chez nous, on découvre que la situation a atteint un niveau de putréfaction inquiétant.
La découverte de ces phénomènes se fait simultanément à un mouvement d’opinion publique de dénonciation de ces pratiques. La naissance d’organismes comme Amnesty international, Tranparency international, Reporters sans frontières … ne cessent de dénoncer le décalage entre le discours et la pratique du gouvernement français.
L’origine de l’organisation non gouvernementale Tranparency international est intéressante. Elle a été fondée par Peter Eigen, un cadre de la Banque Mondiale qui a longtemps plaidé pour que cette organisation internationale prenne en compte des critères de corruption à l’encontre d’Etats qui demandait des aides. L’idée étant qu’on ne peut pas distribuer des fonds qui s’en vont ensuite sur des comptes secrets mais certainement pas dans le pays considéré. Cet homme a été licencié par la Banque Mondiale, probablement parce qu’il faisait trop de vagues.
Il a créé l’ONG Tranparency international que tout le monde connaît maintenant et dont la légitimité n’est pas contestée. Ce qui signifie qu’il n’a pu mener à bien son projet éthique depuis l’intérieur du dispositif, bien qu’aujourd’hui tout le monde admette qu’il faut prendre en compte ces critères pour une meilleure gestion. Mais quelle pourriture on a laissé s’installer ! Parce qu’il est très difficile de rattraper un Etat corrompu. Si vous attaquez par le haut, vous êtes prié de vous occuper de vos affaires. Si vous attaquez par le bas, on vous dit "Commencez par mettre de l’ordre en haut". On a donc créé, notamment dans certains pays africains, des situations devenues totalement ingérables.
Il existe également des situations en cours de constitution, par exemple en Europe de l’Est, mais les Etats-Unis jouent ici un rôle plus positif. Ils essaient d’affronter le problème tout de suite. "Parlons des phénomènes de corruption. Nous aussi nous en avons. Voilà comment nous faisons, etc. " Ce qui est d’une toute autre nature que la pratique française du laisser faire, en pensant que cela permet de tenir ultérieurement les dirigeants concernés. En fait, on s’aperçoit qu’on ne tient rien du tout. Ce n’est pas seulement vrai pour le gouvernement français, c’est le cas également pour beaucoup de gouvernements de pays démocratiques qui considéraient que ce qu’il était possible d’utiliser à l’extérieur des moyens dont on se rend compte aujourd’hui qu’ils ont contribué à créer des situations d’insécurité totalement ingérable. Autrement dit, la corruption a un effet boomerang.
On ne peut plus opposer à l’opinion publique sensibilisée à ces questions les arguments d’hier, justifiant des pratiques douteuses par les enjeux de la Guerre froide. Il s’agit de phénomènes sociologiques de fond.
Il existe des dispositifs internationaux qui visent à moraliser la pratique des Etats, mais le chemin sera très difficile. Il existe, par exemple, une convention de l’OCDE contre la corruption sur les marchés internationaux. L’harmonisation de toutes les législations nationales représente un chantier énorme et pas facile. Ainsi, la législation américaine considère qu’une commission versée à un fonctionnaire étranger pour qu’il fasse son travail n’est pas de la corruption. Cela signifie que l’on trouve "normal" de graisser la patte d’un fonctionnaire étranger, donc ce n’est pas de la corruption. Cette règle peut aller très loin. La cohérence du dispositif d’ensemble au niveau international sera donc très difficile à décliner au niveau national.
L’OCDE a également mis en œuvre l’étude d’une convention pour lutter contre les paradis fiscaux, principale clef d’entrée de l’argent sale dans l’économie officielle. Le gouvernement de G. W. Bush a annoncé au début de l’année 2001 qu’il se retirait de cette négociation parce qu’elle serait contraire à la liberté des marchés. Il pense alors que le libre jeu des marchés doit permettre des taxations différentes sur l’entrée des capitaux. Argument étonnant. Deuxième argument : la convention de l’OCDE risque d’aboutir à une augmentation de la taxation interne aux Etats-Unis. Si l’enjeu est de lutter contre l’argent sale, on peut accepter que les Américains paient un peu plus d’impôts. Le rapport entre la conséquence et l’origine du phénomène paraît disproportionné. Pourquoi cette première attitude de G. W. Bush ? S’il existe un discours officiel présentant les paradis fiscaux comme le diable - ce qui n’est pas tout à fait faux - on estime aussi que près de 50 % de l’argent sale est blanchi sur la place de New York … aux Etats-Unis. Le décalage entre le discours et la pratique montre qu’on est encore très loin d’avoir moralisé la pratique des Etats. Certes, on luttera contre l’argent sale et le crime organisé mais dans des conditions qui font que les principaux acteurs de la vie internationale - les Etats - conservent une attitude extrêmement ambiguë.
Ils pensent avant tout à leur bénéfice. 600 milliards de dollars recyclés sur la place de New York, c’est une somme dont on peut difficilement se désintéresser. Cela contribue à donner à une place financière une pointure gigantesque. Entre la nécessité du secret des affaires, la volonté de maintenir aux Etats-Unis des taxations faibles et la volonté de lutte contre le crime organisé … il existe des contradictions. De temps en temps, vous voyez que l’argent sale entre sur les places financières des autres et par ailleurs vous expliquez que le secret des affaires vous interdit d’avoir une action intrusive dans la vie des affaires. Or, le cas de Elf montre qu’il existe des incompatibilités entre certains thèmes. On ne peut pas courir plusieurs lièvres à la fois.
Si l’on veut véritablement lutter contre le crime organisé, il faut installer des coopérations judiciaires qui obligent les Etats à se dessaisir d’une partie de leur compétence. Aujourd’hui, pour une commission rogatoire, le juge français doit saisir le ministère des Affaires étrangères qui saisit son homologue dans le pays d’accueil qui saisit le juge compétent. Même entre européens, une telle coopération peut traîner dix-huit mois, voire trois ans. Alors qu’il s’agit de lutter contre des phénomènes qui évoluent à la vitesse des marchés. L’argent aura changé de main plusieurs fois et il sera bien difficile de s’y retrouver. Cela signifie que lutter contre le crime organisé implique de construire des espaces judiciaires dans lesquels les Etats se dépossèdent d’une partie de leur pouvoir de contrôle, au bénéfice d’une coopération directe entre juges.
Je ne vois pas le début de ce phénomène. Pour l’heure, les acteurs étatiques qui sont censés lutter contre la criminalité organisée restent dans une attitude extrêmement ambiguë. Il ne faut pas s’étonner si ceux qui luttent au jour le jour, sur le terrain, contre le crime organisé ressentent parfois une certaine amertume.
Pierre Affuzi est le pseudonyme d’un haut fonctionnaire français.
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