L’Ouzbékistan et les défis de la coopération environnementale en Asie Centrale

Par Pierre-Emmanuel DUPONT, le 26 mai 2015  Imprimer l'article  lecture optimisée  Télécharger l'article au format PDF

Directeur du département de droit international public et de contentieux international, London Centre of International Law Practice

Voici un bel exemple des problématiques de l’eau à une échelle régionale. La gestion durable des ressources transfrontalières en eau est l’un des défis majeurs de l’Asie centrale, et les difficultés auxquelles se heurte la coopération régionale sur ces questions génèrent des tensions importantes entre les Etats de la région. L’auteur, après avoir rappelé l’évolution récente des structures de coopération régionale héritées de la période soviétique, examine la position particulière de l’Ouzbékistan face à ces problèmes, notamment en ce qui concerne les grands projets d’infrastructures énergétiques initiés par le Tadjikistan et le Kirghizistan en amont des fleuves transfrontaliers de la région.

L’OUZBEKISTAN est confronté depuis son accession à l’indépendance en 1991 à des problématiques environnementales d’une ampleur considérable. L’assèchement de la Mer d’Aral est probablement l’exemple le plus connu de ces problématiques, qui présentent une dimension régionale du fait qu’elles sont principalement liées à la gestion des flux de deux fleuves internationaux, l’Amu Darya et le Syr Darya, dont les bassins relient, outre l’Afghanistan, les cinq républiques d’Asie centrale issues de la dissolution de l’Union soviétique : le Kazakhstan, le Kirghizistan, le Tadjikistan, le Turkménistan et l’Ouzbékistan. L’interdépendance hydrologique des Etats d’Asie centrale a conduit leurs gouvernements à mettre en place, à partir de l’indépendance, des structures et des mécanismes de coopération en matière de gestion des eaux transfrontalières [1]. Cette coopération reposait, dans le cadre de l’Union soviétique, sur des mécanismes de planification et de gestion centralisée, comportant des prélèvement d’eau coordonnés entre les différentes républiques soviétiques concernées. Ces mécanismes se sont avérés fréquemment désastreux, notamment en ce qui concerne la Mer d’Aral, ainsi que l’ont reconnu officiellement, mais trop tardivement, les autorités soviétiques à partir de 1985. A cette organisation de nature administrative et centralisée dans le cadre de l’Union soviétique, devaient donc succéder des accords interétatiques, basés sur les règles et les principes du droit international, entre les nouvelles républiques d’Asie centrale.

L'Ouzbékistan et les défis de la coopération environnementale en Asie Centrale
Mer d’Aral : 1989 - 2008, comparaison
Source : commons.wikimedia.org. Cliquer sur la vignette pour agrandir l’image

Un cadre institutionnel inachevé

Le premier de ces accords était conclu dès 1992 : l’Accord de coopération sur la gestion conjointe, l’usage et la protection des ressources en eau des sources inter-étatiques, signé par l’ensemble des Etats d’Asie centrale, puis l’Accord sur l’action commune pour faire face au problème de la Mer d’Aral et aux zones environnantes (1993) et l’Accord intergouvernemental sur l’usage de l’eau et des ressources énergétiques du basin du Syr Darya (1998).

Les négociations bilatérales ou regionales sur ces questions se heurtent le plus souvent à des difficultés pratiques considérables.

La création en 1993 du Fonds International pour la sauvegarde de la Mer d’Aral a pu également être considérée à l’époque comme un développement significatif. Cependant, s’ils permirent effectivement de favoriser dans une certaine mesure la coordination régionale de l’utilisation des fleuves transfrontaliers, ces accords n’ont, de l’avis de beaucoup, pas permis de créer un cadre institutionnel satisfaisant de coopération durable en matière de gestion de l’eau. Certains Etats de la region, quoique conscients de l’importance des enjeux liés à l’utilisation de l’eau, se montrent réticents à developper des mécanismes de coopération, et on constate en pratique que les négociations bilatérales ou regionales sur ces questions se heurtent le plus souvent à des difficultés pratiques considérables. [2] Une autre raison permettant selon nous d’expliquer, au moins en partie, l’inaptitude de ces instruments à consolider sur le long terme la cooperation régionale, peut être l’absence dans ces accords de clauses contraignantes de règlement des différends concernant leur application ou leur interprétation, par le recours à l’arbitrage ou à un autre mécanisme analogue.

Initiatives unilatérales

Cependant, le Tadjikistan et le Kirghizistan, deux Etats montagneux situés en amont respectivement de l’Amu Darya et du Syr Darya, ont entrepris de réaliser des centrales hydrauliques sous forme de barrages de grande hauteur sur ces fleuves, destinés à combler leur déficit énergétique chronique. Le Tadjikistan a ainsi repris ces dernières années la construction de la centrale de Rogun sur la rivière Vakhsh, affluent de l’Amu Darya, dont la conception remonte à l’époque soviétique et dont les travaux, commencés dans les années 1970, avaient été interrompus peu avant l’indépendance du Tadjikistan. [3] S’il était mené à bien, Rogun serait le barrage le plus haut du monde (335 m). Le Kirghizistan, pour sa part, compte notamment sur les financements russes pour réaliser la centrale géante de Kambarata-1 sur la rivière Naryn, affluent du Syr Darya. [4] Le Tadjikistan et le Kirghizistan sont également associés dans le cadre du projet “CASA-1000”, qui vise à bâtir une infrastructure permettant à ces deux Etats d’exporter vers l’Afghanistan et le Pakistan leurs surplus d’énergie électrique durant les mois d’été [5].

Pierre-Emmanuel Dupont
Directeur du département de droit international public et de contentieux international, London Centre of International Law Practice

Le droit international de l’environnement dans le discours ouzbek

L’Ouzbékistan a fait part de ses graves réserves concernant ces différends projets, qu’il estime de nature à rompre l’équilibre hydrographique et, partant, écologique, des fleuves concernés ainsi qu’en dernière analyse, de toute la région qu’ils irriguent, et de la Mer d’Aral qu’ils alimentent. Il invoque également l’importance du risque sismique dans la région, Par ailleurs, sur le plan des principes, l’Ouzbékistan s’appuie sur les principes de droit international affirmés dans deux conventions multilatérales auxquelles il est partie : la Convention européenne sur la protection et l’utilisation des cours d’eau transfrontaliers et des lacs internationaux, élaborée sous les auspices de la Commission économique des Nations Unies pour l’Europe (1992), et la Convention des Nations Unies de 1997 sur l’utilisation des cours d’eau internationaux à des fins autres que la navigation [6]. Ces textes consacrent les principes fondamentaux d’utilisation équitable et raisonnable des eaux transfrontalières, l’impératif de prévention des dommages, ainsi que la règle de notification préalable sur les grands projets envisagés sur les cours d’eau, dès lors qu’ils sont susceptibles d’avoir un impact transfrontalier. C’est en vertu de ces instruments que l’Ouzbékistan juge inacceptable la construction d’usines hydrauliques sur des fleuves transfrontaliters par ses voisins, dès lors que celle-ci n’a pas fait l’objet d’un accord regional. Il réclame l’intervention d’experts internationaux, sous les auspices des Nations Unies, pour conduire une évaluation indépendante de l’impact prédictible de projets tels que Rogun and Kambarata-1 sur les flux en eau, les populations locales, la faune et la flore [7].

Bras de fer autour des financements de la Banque Mondiale

Au-delà même du gouvernement, la société civile en Ouzbékistan se montre particulièrement sensible à ces problèmes, auxquels notamment le Mouvement Ecologique d’Ouzbékistan, qui dispose en vertu du droit constitutionnel ouzbek de quinze sièges au Parlement, consacre une partie significative de son activité.

Au-delà des tensions politiques provoquées dans toute la région par les grands projets hydrauliques, la bataille juridique ne fait que commencer.

Cette organisation a ainsi récemment pris l’initiative de recours dirigés contre les décisions de la Banque Mondiale d’octroyer un financement au projet CASA-1000. A cette occasion, le Panel d’inspection de la Banque Mondiale, chargé d’examiner les recours contre les décisions de la Banque fondés notamment sur la non-conformité des projets financés avec les normes environnementales, a récemment rejeté une demande déposée par le Mouvement Ecologique d’Ouzbékistan, jugeant que le lien entre le projet considéré et les dommages potentiels évoqués n’était pas clairement établi à ce stade. Il est toutefois intéressant de noter que la Banque a basé sa décision sur l’hypothèse d’une absence de modification des flux de l’Amu Darya et du Syr Daria, et a clairement indiqué que la construction possible du barrage de Rogun au Tadjikistan pourrait être de nature à rendre recevables de futurs recours. [8] Ce qui laisse à penser qu’au-delà des tensions politiques provoquées dans toute la région par les grands projets hydrauliques, la bataille juridique ne fait semble-t-il que commencer.

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[1Pour une étude d’ensemble, voir L. Boisson de Chazournes, « The Aral Sea basin : legal and institutional aspects of governance », dans M. Finger et al. (éd.), The multi-governance of water : four case studies, New York, State University of New York Press, 2006, pp. 147-171, disponible à archive-ouverte.unige.ch/unige:13070 ; S. Kushkumbayev et A. Kushkumbayeva, « Water and Energy Issues in the Context of International and Political Disputes in Central Asia », Chinese Journal of International Law, vol. 12 (2013), pp. 211-218.

[2Voir S. Kushkumbayev et A. Kushkumbayeva, « Water and Energy Issues in the Context of International and Political Disputes in Central Asia », Chinese Journal of International Law, vol. 12 (2013), pp. 211-218.

[3Voir E. Keene, « Solving Tajikistan’s Energy Crisis » (2013), disponible à carnegieendowment.org/2013/03/25/solving-tajikistan-s-energy-crisis

[4Voir « Russie-Kirghizstan : accord sur la construction de la centrale de Kambarata », Sputnik News, 3 février 2009, disponible à fr.sputniknews.com/economie/20090203/119961907.html#ixzz3RjcMNlZZ

[5CASA-1000 est l’acronyme de « Central Asia South Asia Electricity Transmission and Trade Project ». Sur ce projet, voir les données figurant sur le site de la Banque Mondiale, à banquemondiale.org/projects/P145054 ?lang=fr, ainsi que le site officiel du projet (casa-1000.org/).

[6Sur ces instruments, et en général sur l’émergence de normes juridiques sur l’utilisation des ressources en eau transfrontalières, voir le chapitre 6 consacré à "la gestion des eaux transfrontalières" du Rapport mondial sur le développement humain (HDR report) de 2006, disponible à :hdr.undp.org/en/media/hdr_2006_fr_chapter6.pdf

[7Voir ‘Address by the Minister of Foreign Affairs of the Republic of Uzbekistan H.E. Mr. Abdulaziz Kamilov at the General Debates of the 68th Session of the UN General Assembly (2013), disponible à un.int/wcm/content/site/uzbekistan/cache/offonce/pid/35402 ;jsessionid=D0314503298F9E138D7A1E3E13EB0D71

[8Voir « Request for Inspection, Central Asia South Asia Electricity Transmission and Trade Project (CASA-1000), Notice of Non Registration », 15 juillet 2014, disponible à wds.worldbank.org/external/default/WDSContentServer/WDSP/IB/2014/07/18/000333037_20140718112229/Rendered/INDEX/895410INSP0P14040Box385285B00OUO090.txt

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