Géopolitique de l’Afrique. La région des Grands Lacs

Par Jean-Pierre CHRETIEN, le 1er janvier 2005  Imprimer l'article  lecture optimisée  Télécharger l'article au format PDF

Directeur de recherche au CNRS. Entretien avec Barbara VIGNAUX

L’expression "région des Grands Lacs" désigne l’ensemble géopolitique composé par la Tanzanie, l’Ouganda, le Congo, le Rwanda et le Burundi. Une entité africaine caractérisée par un relief accidenté, une densité humaine élevée et une assez grande proximité culturelle, notamment linguistique. Au sein de sociétés culturellement homogènes, l’ethnie est devenue un facteur de déchirement. Le génocide rwandais (1994) a rencontré un succès aussi dramatique qu’évident : il a découragé toute coexistence entre Tutsis et Hutus, grâce à l’implication - sans doute pensée - d’un très grand nombre de Hutus dans les massacres (100 000 au bas mot). La réalité de l’opposition entre Hutus et Tutsis est désormais inscrite dans le sang.

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D’où vient l’expression "Afrique des Grands Lacs" ?

Jean-Pierre Chrétien - « À l’origine, elle a été employée par des explorateurs comme les Anglais Richard Francis Burton (1821-90) et John Rowlands Henry Morton Stanley (1841-1904), lancés à la recherche des sources du Nil. Puis cette expression a disparu au profit de celle d’Afrique " inter-lacustre ", traduction littérale d’une expression allemande. C’est avec le colloque organisé à Bujumbura en septembre 1979, consacré à la " civilisation ancienne des peuples des Grands Lacs " que cette expression a connu un regain de faveur pour désigner l’ensemble composé par la Tanzanie, l’Ouganda, le Congo, le Rwanda et le Burundi. Le terme " inter-lacustre ", en effet, était impropre : il évoquait une image aquatique, très éloignée de la réalité géographique de cette région, dominée par la montagne. »

Qu’est-ce qui la caractérise aujourd’hui ?

Jean-Pierre Chrétien - « L’Afrique des Grands Lacs désigne une entité géographique caractérisée par un relief accidenté, une densité humaine élevée et une assez grande proximité culturelle, notamment linguistique. Ainsi, toutes les langues parlées par les habitants de cette région appartiennent à une sous-famille des langues bantoues, entre autres le kirundi (au Burundi) et le kinyarwanda (au Rwanda). C’est donc au sein de sociétés culturellement homogènes que l’ethnie est devenue facteur de déchirement. Autre trait commun à ces pays : une expérience politique commune, centrée sur des petits royaumes centralisés. Au final, l’expression d’Afrique des Grands Lacs n’est donc pas une simple facilité de langage. »

Pour l’observateur extérieur, ce qui domine aujourd’hui, ce sont les divisions…

Jean-Pierre Chrétien - « L’Afrique des Grands Lacs a éclaté après la conquête coloniale. Ainsi, la division entre univers anglophone et francophone, très longtemps vivace, a profondément marqué la région. En tant que chercheur, je l’ai constaté s’agissant des publications scientifiques : les francophones et les anglophones ignoraient l’état de leurs travaux respectifs. Paradoxalement, c’est grâce à la globalisation et à la crise que les gens se sont redécouverts. »

Justement, cette crise, de quelle nature est-elle ?

Jean-Pierre Chrétien - « Protéiforme, elle a aussi de multiples racines. La crise est d’abord née de l’épuisement des pouvoirs en place, après l’époque des dictatures et des gouvernements militaires des années 1960 et 1970. Depuis la décolonisation, la région peine à retrouver un nouvel équilibre, sinon un modèle. La crise s’est nourrie d’une impasse du développement qui, certes, n’est pas propre aux Grands Lacs, mais a très durement affecté cette région isolée, pauvre en ressources, rurale, peu industrialisée (sauf en Ouganda) et sous-urbanisée. Enfin, la transition démographique, entraînée par le recul de la mortalité à partir des années 1940, a encore accru une densité de population déjà très forte.

Une ethnicité tout à fait singulière

Au total, le contexte économique et démographique de la région des Grands Lacs s’apparente, par bien des aspects, à une voie dont on voit mal l’issue. Cependant, la particularité de la crise, dans cette région, réside dans une ethnicité tout à fait singulière (là encore, l’Ouganda constitue un cas à part). Loin de recouvrir une identité culturelle déterminée, l’ethnie y correspond traditionnellement à un phénomène social d’identité héréditaire (éleveurs versus agriculteurs). Mais cette conception, dévoyée, a laissé la place à un sentiment catégoriel " racial " qui s’est cristallisé de manière très rapide, en quelques décennies seulement. Dans les années 1960, je crois qu’on n’employait pas encore le terme d’ethnie. »

On incrimine souvent, sur ce point, le pouvoir colonial. Cela vous semble-t-il fondé ?

Jean-Pierre Chrétien - « L’équilibre qui avait prévalu durant l’époque monarchique a été rompu par l’évangélisation et la colonisation. Le pouvoir colonial a " racialisé " des catégories qui étaient, à l’origine, sociales, en distinguant les Noirs " nilo-hamites ", d’une part, et " bantous ", d’autre part. Jugés supérieurs, aptes à l’évangélisation, les premiers seraient venus du Moyen-Orient (d’Ethiopie, ou encore de la région du Nil). Les " vrais Noirs ", au contraire, se seraient moins prêtés à la conversion au christianisme. L’opposition entre " les seigneurs d’Orient " et " les nègres Banania " est un des plus sinistres exemples de développement de l’idéologie africaniste.

Laboratoires vivants

A cet égard, les pays des Grands Lacs ont joué le rôle atroce de laboratoires vivants. A mon sens, le grand problème est donc la réduction, en plein 20e siècle, d’une situation socio-historique à un simple héritage physique. Ce phénomène a pu être accentué par le fait que les catégories héréditaires tutsie, hutue et ganwa (caste princière au Burundi) s’accompagnent d’une culture presque esthético-physique. Impossible, bien sûr, de distinguer à coup sûr un Hutu d’un Tutsi, mais il existe des idéal-types. Durant la colonisation, les schémas européens, forts de l’autorité reconnue au discours des Blancs, ont été intériorisés par les intéressés. En mars 1957, neuf intellectuels hutus rédigent ce qui sera connu comme le Manifeste des Bahutus, une " note sur l’aspect social de la question raciale indigène ". Ils dénoncent " le monopole tutsi " et réclament une plus grande liberté, l’accès des Hutus à l’instruction, etc. Or, pour dissiper tout doute sur l’identité ethnique d’un Rwandais, la " note " recommande de faire appel à un médecin. Autrement dit, même dans ce texte à la tonalité nettement progressiste, l’ethnie demeure une catégorie anatomique ! Cela dit, je me méfie des conclusions simplistes comme je me méfie d’une histoire exclusivement immédiate. Les Rwandais ou les Burundais auraient pu suivre une autre voie que celle tracée par l’autorité coloniale, rejeter la conception raciale de l’ethnie. »

Quelle est la situation actuelle au Rwanda ?

Jean-Pierre Chrétien - « Le génocide rwandais a rencontré un succès aussi dramatique qu’évident : il a découragé toute coexistence entre Tutsis et Hutus, grâce à l’implication - sans doute pensée - d’un très grand nombre de Hutus dans les massacres (100 000 au bas mot). La réalité de l’opposition entre Hutus et Tutsis est désormais inscrite dans le sang. Le nombre de mariages mixtes a chuté, alors que, en 1994, on estimait qu’un tiers au moins des tueurs hutus avaient des parents tutsis. A Kigali, la politique sécuritaire l’emporte peu à peu et le pouvoir est de plus en plus accaparé par les Tutsis. On voit resurgir le discours sur le pouvoir d’une minorité " venue de l’étranger ". Parallèlement, les forces politiques hutues en exil s’efforcent de relativiser le génocide. Les Congolais sont devenus les plus acharnés dans l’affichage ouvert du racisme. Et les politiciens ont tout intérêt à surfer sur cette vague. La région manque absolument d’homme politique animé de l’idée d’Etat. »

Etes-vous optimiste sur l’issue du processus de paix en cours au Burundi voisin ?

Jean-Pierre Chrétien - « La société est profondément meurtrie par l’impunité qui règne au Burundi, qui a atteint un niveau inimaginable. Dans le cadre des accords de paix signés en 2000 à Arusha, d’anciens tueurs rentrés d’exil sont protégés par des soldats sud-africains employés par l’ONU (qui a remplacé l’Union africaine en juin dernier). Comment effectuer son travail de deuil dans de telles circonstances ?

Pistes

Un élément, cependant, me semble encourageant : l’importance toute relative de l’ethnie selon le jeu politique. A l’heure actuelle, le Frodebu (Front pour la démocratie au Burundi), le parti à dominance hutue, est plus proche de l’Uprona (Union pour le progrès national), dominé par les Tutsis, laquelle il partageait jusqu’aux accords avec les FDD l’exercice effectif du pouvoir et la responsabilité de l’organisation des futures élections, que des des mouvements rebelles hutus, ralliés ou non au processus de paix. Les hommes politiques des deux ethnies se montrent souvent plus soucieux de leurs avantages personnels que de l’amélioration de la situation du pays. Paradoxalement, à travers cette médiocrité politique, une dynamique échappant à l’ethnicité traverse le pays. Autre facteur d’espoir : la mobilisation de la communauté internationale, qui exerce des pressions constantes pour faire aboutir les négociations. »

Craignez-vous la diffusion d’une " idéologie du génocide " à d’autres régions d’Afrique ?

Jean-Pierre Chrétien - « En Côte d’Ivoire, tout le vieil héritage colonial sur les " vrais " et les " faux " Noirs a brutalement fait sa réapparition : il ne s’agit pas seulement d’une question de partage du pouvoir, mais du refus de l’autre et, symétriquement, de la peur de l’exclusion. Aujourd’hui, les gens ont le sentiment de ne plus pouvoir cohabiter. La question importante, désormais, est celle de la prise en main de leurs destins par les sociétés africaines. A Bukavu, dans l’Est du Congo, lorsque les affrontements ont repris, en juin dernier, les gens s’interrogeaient : " Mais où est donc la Monuc (Mission de l’organisation des nations unies en République démocratique du Congo) " ? Le Rwanda est désigné comme responsable de tous les maux de la région. Cette attitude n’est pas tenable à terme ! »

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