Découvrir l’histoire de l’Algérie contemporaine. Entretien avec P. Vermeren

Par Driss GHALI, Pierre VERMEREN, le 8 janvier 2023  Imprimer l'article  lecture optimisée  Télécharger l'article au format PDF

Driss Ghali est écrivain marocain de langue française, il a publié des essais historiques et des chroniques sociales. Spécialiste de la guerre insurrectionnelle, il étudie les sociétés effondrées ou en voie de dislocation dans le monde arabe, en Afrique et en Amérique Latine. Il réside au Brésil.

Pierre Vermeren est Professeur d’histoire des sociétés arabes et berbères contemporaines à l’Université Paris1 Panthéon-Sorbonne. Il est membre du laboratoire SIRICE et directeur du master pro CIAMO. Il est par ailleurs Président de la Société Française d’Histoire d’outre-Mer (SGHOM) et Président du Conseil scientifique de la Fondation pour la mémoire de la guerre d’Algérie et des combats du Maroc et de Tunisie. Il publie Histoire de l’Algérie contemporaine. De la Régence d’Alger au Hirak. XIX-XXIe siècles. (Paris, Nouveau Monde Edition, 2022).

Un sentiment de vertige devant notre ignorance vient à la lecture du nouvel ouvrage de Pierre Vermeren Histoire de l’Algérie contemporaine. De la Régence d’Alger au Hirak. XIX-XXIe siècles. (Paris, Nouveau Monde Edition). Voici un ouvrage recommandé par Diploweb.com pour embrasser le temps long et mieux comprendre l’actualité. Pierre Vermeren répond aux questions de Driss Ghali pour Diploweb.com. Un passionnant entretien et une invitation à se saisir de ce récit remarquablement documenté et clairement écrit.

Driss Ghali : (D. G) : Votre livre replace l’existence de l’Algérie dans la longue durée, il décrit précisément l’état du pays durant la présence turque. Comment est-ce que les Turcs gouvernaient l’Algérie ?

Pierre Vermeren (P. V. ) : Les Turcs - en fait des Ottomans - gouvernaient l’Algérie comme une lointaine province coloniale et militaire, pourtant capitale du point de vue stratégique et fiscal. Alger était en effet la principale province au contact des puissances chrétiennes et du Maroc, mais aussi la principale pourvouyeuse de devises, d’or et d’esclaves de l’Empire ottoman. De sorte qu’elle est restée aux mains des fonctionnaires ottomans, amiraux ou chefs de l’armée (raïs ou deys), à l’inverse de la Tunisie ou de la Libye, où des monarchies locales étaient nées. A Alger, le Dey est élu chaque année parmi les mamelouks appelés janissaires, Ottomans sous statut servile venus des Balkans ou du Caucase. La petite colonie militaire ottomane compte environ 20 000 hommes, auxquels s’ajoutent quelques dizaines de milliers de kouloughlis, ces familles de militaires ottomans mariés à des femmes « indigènes » ayant fait souche dans la régence. Tous vivent dans les capitales (Alger, Oran, Constantine, Tlemcen ou Medea) et dans des villes de garnisons militaires. Tout le reste du pays, mis à part le domaine propre du Sultan autour d’Alger (Dar es-Sultan), vit dans le bled, cette campagne constituée de plaines, de plateaux, de montagnes et du Sahara.

Ceux qu’on n’appelle pas encore les Algériens sont deux à trois millions et vivent en tribus. 500 à 600 tribus répertoriées se partagent le territoire de la Régence, mais leurs statuts sont différents. Un petit tiers des tribus sont dites makhzen, c’est-à-dire qu’elles sont liées au pouvoir ottoman qui les protège en échange de leur assistance militaire. Certaines tribus sont confédérées en alliances militaires au service des Ottomans comme les Zouaoua en Kabylie : ce sont des mercenaires qui aident à faire rentrer l’impôt des autres tribus par la force (ce sont les futures « zouaves », passés au service des Français après 1830). Les autres tribus sont soumises à une pression fiscale annuelle auxquelles elles tentent d’échapper, surtout si elles sont puissantes et éloignées, ou en cas de misère (crise alimentaire, guerre, épidémie). De la sorte, les expéditions fiscales ou harka sont la grande affaire de l’Algérie ottomane. Chaque année, des campagnes fiscales armées sont lancées dans le pays avec leur lot de brutalités, souvent inouïes en cas de révolte. Les habitants de la régence reconnaissent l’autorité spirituelle du Sultan-calife d’Istanbul, mais tentent néanmoins d’échapper à l’impôt. On estime qu’un petit tiers des tribus, en haute montagne, sur les hauts plateaux et a fortiori au Sahara, échappe au contrôle ottoman et à sa fiscalité.

Découvrir l'histoire de l'Algérie contemporaine. Entretien avec P. Vermeren
Driss Ghali conduit l’entretien avec Pierre Vermeren
Pierre Vermeren publie Histoire de l’Algérie contemporaine. De la Régence d’Alger au Hirak. XIX-XXIe siècles. (Paris, Nouveau Monde Edition). Un livre recommandé par Diploweb.com
Ghali-Vermeren

D. G. : Peut-on affirmer que les Ottomans ont empêché l’Algérie de se consolider comme un peuple unifié et conscient de soi-même ?

P. V. : On ne peut accabler les Ottomans de tous les maux car par nature, l’Empire ottoman était un empire militaire, politique et islamique qui rassemblait des millions d’habitants de toutes origines, cultures, ethnies et religions, sur trois continents et des millions de kilomètres carrés. Les chrétiens étaient encore majoritaires en son sein jusqu’en 1877. L’objectif de puissance de l’Empire ottoman n’était pas compatible avec l’avènement des nations : non qu’il les combatte quand elles existaient, mais il se contentait d’exiger de ses sujets trois choses : la reconnaissance de la primauté religieuse et politique du sultan - les musulmans devaient prier Dieu en son nom - ; le tribut fiscal annuel ; et l’assistance militaire en cas de guerre. Tout le reste n’intéressait pas l’empire qui n’avait pas d’objectif en matière de politique linguistique, culturelle voire religieuse. Ainsi en Algérie, les Ottomans avaient leurs propres mosquées de rite hanafite, mais ils n’ont jamais tenté de faire adopter ce rite par les musulmans d’Afrique du Nord, qui suivaient le rite malékite.

Quand l’Empire s’est transformé, sous le coup des réformes appelées tanzimat au XIXe siècle, puis qu’il a pris un tourant panislamique à la fin du XIXe siècle, les Algériens échappaient déjà totalement à son autorité. Quand l’Empereur allemand Guillaume II, allié au Sultan d’Istanbul, a voulu mobiliser à son profit les musulmans d’Afrique du Nord dans la Grande guerre, cela a fait un flop (sauf en Libye par encore soumise par les Italiens).

J’ajoute qu’à l’échelle mondiale, la nation est une idée neuve au XIXe siècle. Ce sont les Américains puis les Français qui ont inventé la nation moderne dans leurs révolutions, en décrétant la souveraineté populaire à la place de celle du monarque ou de l’empereur. Partout ailleurs, l’idée nationale s’est développée plus tard : au XIXe siècle en Europe et en Amérique latine, et dans le reste du monde au XXe siècle. L’Algérie n’échappait pas à la règle. L’idée nationale, a fortiori celle de l’État-nation, était totalement étrangère aux hommes du XIXe siècle, Etats-Unis et France mis à part – et aussi peut-être de quelques îles comme l’Irlande, l’Angleterre voire le Japon-. Le monde était soumis au gouvernement des Empires ou des tribus, comme les Algériens. C’est dans le cadre colonial français que s’est posée par la suite la question nationale [1].

D. G. : Abdelkader est connu pour sa lutte contre les Français, mais vous nous expliquez qu’il a presque autant combattu les Français que les Algériens qui ne voulaient pas le rallier. Pourquoi ?

P. V. : Avec le recul historique, on a en effet tendance à regarder Abdelkader comme le défenseur et le chef des Algériens, l’homme qui a conduit la guerre des musulmans d’Algérie contre l’armée française d’occupation, et son général en chef de 1841 à 1847, le général Bugeaud. C’est aller vite en besogne. Comme dit précédemment, le nationalisme algérien n’existait pas : cette idéologie nouvelle était inconnue des habitants de l’ancienne Régence. Si ceux-ci se défendent contre les Français, c’est pour défendre leur terre, leur honneur, leurs femmes, l’islam, leurs biens etc., mais pas l’Algérie qui est alors un non-concept. Les habitants de l’ancienne régence se reconnaissent comme musulmans, comme membres d’une tribu, et souvent d’une confrérie islamique : de ce point de vue, Abdelkader est un chef arabe réputé d’ascendance chérifienne, mais aussi un chef de confrérie, puisque dans sa région de l’ouest algérien, il est le chef de la Qadiriyya. C’est à ce titre qu’il envoie en 1832 une délégation à Fès pour demander au sultan à sa portée - celui de Fès -, l’autorisation religieuse pour conduire le djihad contre les envahisseurs chrétiens.

Une fois cet aval obtenu, Abdelkader entame sa lutte contre les Français. Mais ses premiers adversaires sont d’abord des tribus d’Oranie localement ralliées de fraîche date aux Français, avec lesquelles elles échangent voire se sont alliées militairement. Mais la grande affaire d’Abdelkader, qui dispose du soutien de sa confrérie, ainsi que d’un ensemble de tribus voisines de la région de Mascara, c’est de rallier d’autres confréries et leur appareil militaire. Or celles-ci ne l’entendent pas ainsi et ne veulent pas passer sous la coupe de ce chef Qadiri. De sorte qu’Abdelkader doit non seulement combattre les Français, et construire pour ce faire un embryon d’État efficace, mais aussi combattre l’autre grande confrérie de l’ouest, les Tijani. Cela lui prend près d’un an d’assiéger et de faire tomber cette confrérie pour la soumettre et rallier ses hommes à sa cause. Il perdit un temps précieux pour lequel il dut négocier une trêve avec les Français. Mais il n’essaya même pas de rallier la grande confrérie du nord-est du pays, la Rahmaniyya, qui ne combattit jamais à ses côtés. Au total, Abdelkader a combattu au mieux avec les deux tiers de l’Algérie du Nord, sans rallier l’Est (Constantinois et Kabylie) ni le Sahara. Le Maroc a un temps combattu à ses côtés jusqu’à la défaite du sultan à Isly en 1844. Le Bey de Constantine refugié au sud mène sa propre guerre.

Bref, si Abdelkader fut un grand chef de guerre, habile et opiniâtre, et un adversaire redoutable pour Bugeaud, il ne combattit qu’avec une partie des musulmans du pays, au titre de solidarités islamiques, tribales, maraboutiques et militaires, non pas nationales.

D. G. : Avançons dans le temps, et rejoignons les années 1920-1930 qui ont vu l’émergence d’un mouvement salafiste authentiquement algérien, que la France a toléré voire soutenu. Quelle était la logique des responsables à l’époque ?

P. V. : Depuis la conquête de l’Algérie, comme évoqué avec l’affrontement entre Abdelkader et Bugeaud, l’armée française considère que son ennemi principal en Algérie est l’islam confrérique, aussi qualifié de maraboutique (et plus tard de soufi). Cette conviction précoce atteint le stade de la certitude à la suite de la grande révolte dite de Mokrani, début 1871, qui a soulevé le tiers nord-est de l’Algérie, notamment la Kabylie et les Aurès, menaçant toute la colonie jusqu’aux portes d’Alger. La révolte des chefs tribaux kabyles a pris, grâce au soulèvement des Rahmani, une si grande ampleur régionale et militaire - avec la mobilisation probable de 100 000 cavaliers en quelques jours - que les militaires français d’Algérie associent toute menace militaire dans la colonie à la coagulation redoutée des énergies confrériques. A la fin du XIXe siècle, c‘est la confédération des Ouled Sidi Cheikh qui fait parler d’elle en maintenant une instabilité chronique sur les confins nord-ouest du pays.

Fort de cette conviction, les autorités coloniales et militaires déploient leur action dans trois directions, de manière presque continue pendant un siècle, afin de contenir la menace confrérique. La première est un travail séculaire de compréhension et d’élucidation du phénomène confrérique, matérialisé par une collecte considérable et ininterrompue d’informations sur les hommes, les groupes et leurs pratiques (livres et archives témoignent d’un travail exceptionnel). La deuxième est de scinder les groupes confrériques, de les discipliner et de les domestiquer, notamment par la corruption des chefs et de leurs familles, auxquels sont distribués d’immenses domaines agricoles, de sorte que la propriété foncière des élites indigènes équivaut à la propriété coloniale privée. La troisième voie consiste à diviser les musulmans en favorisant d’une part l’assimilation laïque et républicaine d’une fraction des élites scolarisées ; à entretenir et à surveiller un islam officiel des mosquées urbaines sous contrôle du gouvernement général ; à ne pas appliquer la loi de laïcité de 1905 en Algérie pour garder l’islam sous surveillance ; et à favoriser l’émergence d’un troisième islam, celui des bourgeois urbains des vieilles familles lettrées, dont les enfants ont été envoyés et formés, à Tunis, au Caire ou à La Mecque, à l’islam salafiste ou wahhabite. On parle à Alger de l’islam réformé ou « islah » (expression inventée par les orientalistes coloniaux), qui est promu par l’Association des oulémas musulmans d’Algérie (AOMA), fondée en 1931, qui crée en vingt ans plus de 130 « écoles libres » dans la colonie pour enseigner l’arabe (et le français), le Coran et l’histoire, avec le soutien des autorités coloniales, qui y voient un moyen de tuer les confréries, adversaires désignés de l’islah.

Ainsi les autorités coloniales ont-elles soutenu et favorisé cette contre-révolution islamique et arabiste qui a achevé de saper l’édifice colonial en le délégitimant parce que chrétien, français, laïc, illégitime etc. Pourtant, jamais jusqu’en 1962, à de très rares exceptions près, les Français n’ont compris qu’ils nourrissaient un des adversaires les plus radicalement opposés à leur construction et à leurs valeurs. Somme nous d’ailleurs aujourd’hui encore sortis de cette illusion naïve et condescendante tout à la fois envers l’islam politique ?

D. G. : Est-ce que les autorités coloniales, par l’effet d’une certaine myopie politique, ont fini par liquider les modérés parmi les nationalistes algériens, ouvrant le chemin aux radicaux ?

P. V. : Ce n’est pas ainsi que cela s’est déroulé, mais le résultat est le même. Cela s’est passé en deux temps. Le premier, c’est la période qui court de la première guerre mondiale à 1954. C’est le temps de la vie politique en Algérie ouverte aux élites indigènes, créé par la réforme Jonnart-Clémenceau de 1919. Cette loi, dite d’« accession des indigènes d’Algérie aux droits politiques », fait entrer des dizaines de milliers d’Algériens musulmans dans les institutions d’Algérie (conseils municipaux et des communes mixtes, assemblée algérienne etc.). Plusieurs dizaines de milliers d’entre eux obtiennent par ailleurs la nationalité française sans pouvoir la transmettre, pour faits militaires ou loyauté. Ainsi se développe, dans l’entre-deux-guerres, une élite indigène qui entre dans la vie politique, en tant qu’élus ou électeurs. Des dizaines de milliers de musulmans obtiennent de petits emplois dans la fonction publique, quelques milliers sont élus ; une fraction des élites est désormais intéressée au système républicain. L’assimilationnisme, qui a émergé dans la petite population des « évolués » avant 1914, devient la revendication portée par des milliers d’Algériens. Le pharmacien Ferhat Abbas en fut le porte-parole le plus identifié ; on peut aussi évoquer l’association d’instituteurs laïcs « La voix des humbles ». Mais au lieu de donner des gages à ces Algériens francophiles et francophones, l’administration coloniale, les Européens d’Algérie et Paris ont œuvré à les maintenir hors du champ de l’assimilation et d’une citoyenneté de plein droit. Lorsque le Front populaire renonce à ses promesses en 1937, que les émeutes sont réprimées à Sétif en 1945 au prix de milliers de morts, puis que les élections d’après-guerre sont truquées par l’administration, les jeux sont faits : l’assimilation et l’égalité n’étant pas possibles, des modérés tournent leur regard vers la révolution ou l’indépendantisme.

Le deuxième temps, c’est la guerre d’Algérie (1954-192). Paradoxalement, cette curieuse période offre aux Algériens tout ce qu’ils avaient demandé et attendu durant des décennies : le code civil, l’école, la citoyenneté française, le développement économique etc. Bien sûr tout cela n’est pas poussé à son terme vu les circonstances, et il est trop tard pour faire machine arrière. Mais c’est un véritable changement d’époque. Pourtant, dans le même temps, la guerre a saboté le travail de décennies d’efforts, en particulier des années les plus récentes : elle a laminé de facto les élites intellectuelles et les notables d’Algérie. Comme je l’explique dans le livre, les lettrés, les cadres, les diplômés, la société politique, les lycéens et les étudiants, mais aussi les élus, ont été massacrés, assassinés ou sont partis en exil en France. Au sortir de la guerre, la société militaire l’emporte et prend le pouvoir. De l’Algérie française, il ne reste qu’un décor et une forte coopération avec la France. Mais la radicalité de la guerre a tué le débat pluraliste et la modération politique.

D. G. : 1962 : rupture ou bien continuité ? Vous nous expliquez que les autorités nouvelles ont tout fait pour copier la France, ses institutions et ses méthodes.

P. V. : En fait, si le bilan de la guerre d’Algérie est proprement catastrophique au plan humain, et qu’il a détruit l’Algérie française, ses populations et ses fidèles, l’Algérie qui émerge de la guerre est plus puissante et plus développée qu’elle n’a jamais été. Elle est même la nation la plus développée d’Afrique et d’Asie, Afrique du Sud et Japon mis à part. La France a plus investi durant la guerre en Algérie que durant les 125 ans qui l’ont précédée, et l’Algérie, grâce au pétrole et au Plan de Constantine (qui se poursuit comme si de rien n’était jusqu’en 1965), est en train d’accéder à l’industrialisation. Des quartiers entiers ont été édifiés autour des villes, 1000 villages de regroupement sont tous neufs, et les infrastructures pétrolières exportent. En outre, les Algériens disposent de l’habitat colonial et des équipements abandonnés par les Européens. La crise de l’habitat disparaît. Rien d’équivalent à une guerre de siège, de ville ou de bombardement n’a eu lieu, et le pays est à peu près intact - hormis les vieux villages détruits. En outre, l’émigration des travailleurs en France métropolitaine a doublé durant la guerre d’Algérie, et le nombre des travailleurs double une fois encore en dix ans, de sorte que nombre de familles pauvres reçoivent des revenus substantiels de leur père, fils ou mari. Certes, le passage de l’économie coloniale et de guerre à une économie civile et nationale ne se fait pas sans mal. Mais la France, et elle n’est pas la seule, injecte des milliards de nouveaux francs durant des années (2 milliards en 1963), ce qui permet de maintenir une croissance positive.

Dans ce contexte, les nouvelles autorités algériennes procèdent tout simplement à un transfert d’État, et non à une révolution. L’armée algérienne, quoique équipée par les Soviétiques, fonctionne comme l’armée française. D’ailleurs, même la coopération militaire française, notamment pour la formation des élèves officiers, se met en place dès l’été 1962, comme avec toutes les administrations. L’administration territoriale est identique à celle de la France, ; seul le département devient wilaya, mais ce n’est qu’un changement de nom. La poste, le chemin de fer, les services publics, l’écoles, l’ENA, les banques, la cour des comptes etc., tout est copié-collé de la France, et ce pour des années, voire jusqu’à nos jours. Pourquoi changer un système qui marche ? Ce qui importait aux Algériens n’était pas de changer de décor ni d’institutions, mais d’en prendre le contrôle, ce qui a été réalisé. Il faut attendre 1983 pour que le code civil dit code Napoléon soit remplacé par le code de la famille islamique.

D. G. : Qu’est-ce que « le Système » ?

P. V. : Le « Système » désigne en Algérie la nomenklatura qui dirige le pays ainsi que ses institutions et son système de pouvoir. Cette toute puissance invisible, mais dont les effets se font ressentir dans la vie de chaque Algérien, les Algériens la redoutent, la moquent et en désespèrent tout à la fois. Le « Système » algérien est, en effet, plus complexe que le Makhzen marocain, qui désigne un étroit système de pouvoir et de commandement autour de la famille royale, avec ses règles immémorielles, ses serviteurs et ses obligés, sa prévisibilité, sa légitimité historique et son arbitraire connu de tous les Marocains.

En Algérie, le Système est une nébuleuse complexe dans laquelle s’enchevêtrent le haut commandement militaire, la direction du FLN, l’association des anciens Mudjahidin (l’ONM), le complexe militaro-pétrolier, mais aussi la direction de l’islam national, les chefs des partis et des institutions publiques, voire les juges. Le tout puissant service de sécurité de l’armée, aujourd’hui appelé la Coordination des Services de Sécurité (CSS) -ex-DRS et ex-SM-, qui coordonne la DGSI, la DGDSE et DGRT (ex-Renseignements généraux) est regardé par les Algériens lambda comme le deus ex-machina qui fédère, observe, conduit et soumet l’ensemble de ces institutions. Comme tout service de renseignement, le CSS est propice à tous les fantasmes et à toutes les rumeurs, d’autant plus en Algérie qu’elle évolue dans un cadre opaque, hors de tout contrôle extérieur, politique ou démocratique.

Pour de nombreux opposants ou militants politiques, le Système est la cause de tous les maux et frustrations du peuple algérien, la cause de ses échecs (notamment du Hirak), particulièrement en matière économique et politique. Pour autant, comme l’Algérie n’est pas l’Allemagne de l’Est (1949-1989), tout le monde critique le Système et a son point de vue sur ces choses…

D. G. : Comment s’arrange-t-il pour diviser les Algériens et obtenir leur résignation ?

P. V. : Les techniques employées sont très classiques pour un régime autoritaire, mais elles se sont beaucoup sophistiquées depuis la Guerre froide. L’Algérie vit en effet dans un monde ouvert, tout au moins par la télévision par satellite, par le libre accès à l’Internet (seulement coupé pendant les trois jours annuels du baccalauréat afin d’éviter les fraudes massives), et par le libre accès aux réseaux sociaux. Tous les Algériens (ou presque) communiquent par Whatsapp tant en Algérie qu’avec la diaspora en Europe.


Bonus vidéo. G.-F. Dumont, I. Therwath, P. Vermeren. Pourquoi les diasporas sont-elles stratégiques ?


C’est dans ce contexte apparemment libéral que le pouvoir algérien a presque réussi à tuer la presse libre et/ou contestataire, accusée d’avoir soutenu le Hirak en 2019. De même, pour faire taire la contestation du Hirak qui a pris une ampleur jamais égale auparavant, le « Système » a pris son temps, sans brutalité excessive ni provocation, mais il est parvenu à ses fins, à savoir faire rentrer le fleuve de la contestation dans son lit. Après avoir reculé et fait jeter en prison - voire passer en jugement - des corrompus notoires du clan Bouteflika mais aussi des dizaines d’officiers supérieurs, le pouvoir algérien a mis en œuvre une réforme de la Constitution et rebattu les cartes par des élections. En réalité peu de choses ont changé, mais cela a suffi pour déstabiliser les oppositions très déterminées mais non structurées politiquement. Parallèlement, le pouvoir a successivement isolé Alger, coupé les voies d’accès aux manifestations, convoqué ou emprisonné les meneurs, noyé les manifestations dans une armada de policiers en civil ou en tenue, jeté en prison quelques dizaines (voire plus) d’activistes, fait taire les journaux, profité du Covid-19 pour couper pendant plus de deux ans le pays du monde -ce qui a brisé d’un coup les liens physiques avec la diaspora - etc. Au sortir de la crise du covid, l’Algérie a assumé voire piloté la dégradation brutale de ses relations avec le Maroc puis avec la France, selon des modalités différentes, afin de créer dans le pays une ambiance de mobilisation patriotique contre les « ennemis » du pays.

Il est difficile de penser que les Algériens ordinaires, qui ont bien des soucis matériels pressants, s’intéressent à ces questions. En revanche, ils sont las du « Système » et de ses « prouesses », espérant pour les plus jeunes et les plus diplômés quitter le pays, afin de tenter sa chance, à défaut de pouvoir évoluer dans l’Algérie libre, prospère et démocratique à laquelle ils ont rêvé. Presque tous les Algériens pensent que le « Système », qui est assis sur une rente pétro-gazière qui se chiffre en dizaines de milliards d’euros annuels, est indéboulonnable tant que coulent les hydrocarbures.

D. G. : Existe-t-il de l’espoir au bout du tunnel pour les Algériens qui ont 20 ans aujourd’hui ?

P. V. : C’est une question à laquelle il est difficile de répondre quand on n’a pas vingt ans et qu’on n’est pas Algérien. Je dirais d’abord que cela dépend des classes sociales et des niveaux de vie et de formation. Les plus diplômés trouvent des emplois et peuvent émigrer. Les plus aisés, membres des familles de la nomenklatura, sont dans une situation analogue. Certains tentent l’aventure de l’exil clandestin, ou jouent la carte des études à l’étranger ou du regroupement familial en France, par le mariage avec un cousin émigré notamment. Mais regardons la vérité en face : 90 % des jeunes Algériens n’ont aucune chance de sortir de leur pays avant longtemps. Certains rentrent dans les administrations d’État, notamment les forces de sécurité et les services pétroliers, qui payent le mieux : mais il faut montrer patte blanche, et avoir de la famille dans la place. Il faut reconnaître que la sérénité est difficile pour tous les autres. Le Hirak a dévoilé une immense soif de participation et d’imagination, mais plus dure fut la chute, entre gérontocratie, autoritarisme, enfermement dû au covid, quasi-impossibilité pour les femmes de trouver un emploi etc. L’Algérie - certes non loin du Maroc - possède un des pires taux mondiaux de non-activité des femmes. Enfin, l’islam politique comme option révolutionnaire ne fait plus rêver grand monde.

Les Algériens sont souvent éruptifs et en colère, mais ils manient l’ironie et l’autodérision. Le Hirak a dévoilé au monde une jeunesse très drôle, inventive et organisée quand elle le veut. Le Hirak a été à cet égard un modèle de gestion pacifique et maîtrisée des manifestations. Puis il a tourné court. Si les jeunes Algériens, qui étaient présentés comme individualistes et dépolitisés, ont donné à voir l’inverse, il reste qu’il n’y a pas à ce jour de débouché politique et économique à leurs requêtes. Pour autant, la situation est provisoire, car elle ne peut durer ainsi indéfiniment. La soif de participation politique est réelle, et un pays ne peut pas durablement vivre avec une jeunesse qui veut émigrer coûte que coûte. Ou bien elle émigre, ce qui n’est pas possible pour la masse, ou bien elle trouve une manière, en interne, de satisfaire ses aspirations. Les autorités parlent de nouvelle donne économique, de passage à l’après pétrole, etc. Elles seraient bien inspirées de s’y mettre et de laisser la créativité et les initiatives s’exprimer, sauf qu’apparemment, on en est loin. Le régime est frileux et se méfie de la liberté d’entreprendre, et la corruption, et plus encore la bureaucratie, sont des freins terribles au secteur privé. Au lieu de discuter de la mémoire de la guerre d’Algérie, dont tout le monde se fiche en Algérie, surtout les moins de 50 ans, l’Europe serait bienvenue de réfléchir avec les Algériens à l’avenir de cette jeunesse algérienne, la plus nombreuse de Méditerranée occidentale, dont les frustrations ne pourront pas être indéfiniment contenues.

Copyright janvier 2023-Ghali-Vermeren/Diploweb.com


. Pierre Vermeren, « Histoire de l’Algérie contemporaine. De la Régence d’Alger au Hirak. XIX-XXIe siècles », Paris, Nouveau Monde Edition, 2022.

Première grande synthèse sur l’Algérie du XIXe au XXIe siècle, cet ouvrage propose une perspective originale, sur le temps long. Depuis la régence d’Alger jusqu’aux manifestations du Hirak, Pierre Vermeren montre notamment comment la période de la colonisation française (1830-1962) s’insère dans l’histoire ottomane du pays, puis débouche sur la république militaire instaurée avec le FLN.

Ce faisant, l’auteur retrace les grandes phases de l’histoire de l’Algérie contemporaine – dont certaines sont méconnues –, redonnant vie aux grandes figures, d’Abdelkader à Bouteflika, mais aussi à son peuple, à ses traditions et à sa culture. Il nous donne ainsi à voir une histoire politique complexe, intimement liée aux enjeux économiques et sociaux qui se succèdent et varient selon les conjonctures.

Les travaux sont nombreux sur l’Algérie, mais l’articulation d’un récit unifié sur la longue durée telle qu’elle est ici traitée n’a pas d’équivalent. La plupart des ouvrages séquencent une période courte, ou additionnent des contributions qui ne permettent pas de saisir un récit qui fasse sens. Ce livre constitue en cela un apport inédit à l’historiographie de l’Algérie.
Pierre Vermeren, normalien et agrégé d’histoire, est professeur d’histoire des sociétés arabes et berbères contemporaines à l’université Paris-1 Panthéon-Sorbonne et membre du laboratoire SIRICE. Il est président de la Société française d’histoire des outre-mers et est notamment l’auteur du Choc des décolonisations (Odile Jacob, 2015), d’Histoire du Maroc depuis l’indépendance (La Découverte, 2016) et de La France en terre d’islam. Empire colonial et religions, XIXe-XXe siècles (réed. Tallandier, 2020).


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[1NDLR Gérard Chaliand a mis en évidence comment après trois générations l’idée nationale a été reprises par les colonisés pour obtenir leur indépendance. G. Chaliand, « Des guérillas au reflux de l’Occident, » Paris, Passés composés, 2020. Voir son entretien vidéo accompagné d’un résumé https://www.diploweb.com/Video-G-Chaliand-Des-guerillas-au-reflux-de-l-Occident.html


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