Doctorant en géographie à l’Institut Français de Géopolitique et au CentroGeo de Mexico, Thomas Cattin est également responsable du pôle cartographie et expert Amérique latine du cabinet d’analyse Cassini Conseil. Ses recherches portent sur la conflictualité et les enjeux locaux des politiques de contrôles migratoires aux frontières du Mexique et dans le sud-ouest des Etats-Unis.
Alors que l’attention médiatique est fixée sur la frontière entre les États-Unis et le Mexique, territoire de mise en scène de la politique anti-immigration menée par le gouvernement de Donald Trump, Thomas Cattin déplace judicieusement le regard à plus de 3000 km au sud des Etats-Unis.
Depuis 2019, le Mexique fait face à une pression maximale des États-Unis pour stopper les migrants sans-papiers, pour la plupart centraméricains, sud-américains et caribéens, qui transitent sur son territoire. Avec 925 000 appréhensions en 2024, le Mexique est désormais une pièce maîtresse de la politique de contrôle migratoire états-unienne. Or, ces contrôles se concentrent à plus de 3 000 kilomètres des États-Unis, à proximité de la frontière guatémaltèque. Là, le gouvernement mexicain a déployé un vaste dispositif de contrôle visant à détecter, appréhender, expulser et immobiliser les migrants en transit vers le nord. Cette carte commentée permet de le comprendre. Ce document donne aussi à réfléchir à propos de la pratique de l’externalisation du contrôle migratoire.
« NARCO-ETAT » à l’origine de l’épidémie de fentanyl qui ravage les États-Unis, « bad hombres » responsables de la criminalité dans les villes du pays, le Mexique et les Mexicains ont été a bien des égards les épouvantails des campagnes électorales de l’actuel président des Etats-Unis, Donald Trump. Pourtant, depuis le début de son second mandat (20-01-2025 - ), ce dernier affiche une proximité amicale avec la présidente mexicaine, Claudia Sheinbaum, qui en mars 2025 avait réussi in extremis à obtenir la prorogation de l’imposition de taxes douanières générales de 25% sur les exportations de son pays. En échange, celle-ci s’était engagée à déployer 10 000 soldats de la Garde nationale à la frontière commune pour lutter contre le trafic de drogue et l’immigration clandestine. Le Mexique est aujourd’hui un acteur incontournable de la stratégie de contrôle des flux clandestins sud-nord mise en place par les Etats-Unis, qui se matérialise dans des territoires toujours plus éloignés de la très médiatique et conflictuelle frontière entre les deux pays.
Aux États-Unis, l’immigration clandestine est un sujet de division politique majeur souvent instrumentalisé en période électorale. D’abord en 2016, puis en 2024, Donald Trump a fait de la lutte contre l’immigration irrégulière, qu’il qualifie volontiers « d’invasion », le fer de lance de sa campagne en mobilisant un discours ethnonationaliste qui tient les migrants latino-américains pour responsables de l’augmentation de la criminalité et de la paupérisation d’une partie de la population, principalement blanche, du pays. Il attise ainsi les fractures au sein d’une nation dont les mythes fondateurs font explicitement référence à une identité blanche et anglo-protestante, mais dont la population d’origine européenne devrait être minoritaire d’ici 2050. Si, en 2016, le discours anti-immigration de Trump avait peiné à séduire au-delà de l’électorat le plus concerné par le malaise identitaire et le sentiment de déclassement, il a gagné en popularité en 2024 à un moment où 77% des États-Uniens estimaient que la situation à la frontière avec le Mexique constituait un problème majeur pour le pays.
Près de 11,3 millions de personnes vivent en situation irrégulière aux États-Unis, un chiffre relativement stable depuis quinze ans. Cela étant, pour la seule année 2024, le pays enregistre près de 1,6 million de tentatives [1] de franchissement de la frontière avec le Mexique, un chiffre porté notamment par l’augmentation des migrations originaires d’Amérique centrale (Guatemala, Honduras, El Salvador), d’Amérique du Sud (Venezuela, Colombie) et des Caraïbes (Cuba, Haïti). Le phénomène hypermédiatique des « caravanes de migrants » centraméricains qui émerge à partir de 2018 contribue à visibiliser cette évolution. Le profil de ces migrants qui fuient les crises économiques, la persécution politique, la violence ou encore les aléas naturels a lui aussi changé. Davantage de familles et de mineurs non accompagnés s’engagent sur les chemins de l’émigration, rendant en partie inopérant le système de contrôle migratoire états-unien pensé pour réprimer la migration d’hommes seuls d’origine mexicaine à la recherche de travail. Or, les solutions divisent encore plus que le problème.
À Washington, le degré de polarisation autour de la question frontalière empêche les élus d’engager une refonte en profondeur du système migratoire. Le dernier projet de loi bipartisane proposée par Joe Biden mourut sur les bancs du Congrès au début de l’année 2024 en raison de l’opposition des élus républicains. Ce projet de loi visait pourtant à renforcer les contrôles à la frontière. Cette situation de blocage a contraint les gouvernements successifs à recourir à des mesures temporaires qui aggravent plus qu’elles ne résolvent la situation à la frontière. Mises en place en mars 2020 par l’administration Trump et prolongées jusqu’en mai 2024 par le gouvernement Biden, les expulsions rapides sous le « Titre 42 » [2] avaient entraîné une multiplication des franchissements clandestins, tout en empêchant les migrants en besoin de protection humanitaire de l’obtenir. Dans ces conditions, les États-Unis se sont de plus en plus reposés sur la collaboration du Mexique, principal pays de transit, afin de contrôler ces flux.
La collaboration du Mexique avec les États-Unis en matière de contrôle migratoire est ancienne et ne peut être comprise que dans le cadre des relations asymétriques tissées entre les deux pays depuis des décennies. En favorisant la circulation des marchandises et des capitaux, l’établissement en 1994 de la zone de libre-échange nord-américaine a contribué à approfondir l’interdépendance des deux économies. Depuis, plus de 80% des exportations mexicaines sont destinées au seul marché états-unien. La préservation de cette relation commerciale vitale pour l’économie du Mexique permet de comprendre pourquoi ses dirigeants, peu importe leur bord politique, ont accepté, plus ou moins sous la contrainte, de collaborer avec les États-Unis en matière de sécurité frontalière et de contrôle migratoire.
Après les attentats de septembre 2001 à New-York, les flux transfrontaliers clandestins furent assimilés par le gouvernement républicain de George W. Bush au risque terroriste, ce qui permit la canalisation de financements considérables vers la sécurité frontalière, désormais un enjeu de sécurité nationale. La volonté des États-Unis d’élargir leur périmètre de sécurité au-delà de leurs frontières rencontra alors celle du gouvernement mexicain de sauvegarder les échanges transfrontaliers, ce qui donna naissance à une série d’accords bilatéraux. Dès le premier d’entre eux, l’accord « frontières intelligentes » de 2002, le Mexique reconnaissait la gestion des frontières comme un enjeu de « sécurité hémisphérique » et s’engageait à renforcer les contrôles sur son propre territoire.
L’externalisation des contrôles migratoire au Mexique connut un nouvel élan sous l’administration démocrate de Barack Obama. Dans un contexte d’augmentation de la migration centraméricaine, celle-ci décida de réorienter une partie de l’aide financière octroyée au gouvernement mexicain dans le cadre de l’Initiative Mérida, un accord bilatéral de lutte contre le narcotrafic signé en 2008, vers la sécurisation des frontières mexicaines. Ces fonds furent mis à profit dans le cadre du « Programa Frontera Sur » lancé dans l’urgence en 2014 par le gouvernement d’Enrique Peña Nieto et dont l’objectif principal était l’endiguement de la migration de transit dans le sud du pays. Un an plus tard, les autorités mexicaines avaient arrêté puis expulsé plus de 180 000 migrants sans-papiers, deux fois plus qu’en 2013.
En opposition à cette approche sécuritaire, le nouveau président issu de la gauche mexicaine qui assume ses fonctions en décembre 2018, Andrés Manuel Lopez Obrador, prônait une approche humanitaire de la politique migratoire fondée sur le développement. Cependant, il plia rapidement face aux menaces formulées par l’administration Trump d’imposer des taxes douanières si le Mexique ne renforçait pas les contrôles migratoires sur son territoire. En juin 2019, Lopez Obrador annonça la militarisation de la lutte contre la migration clandestine, avec comme mesure phare le déploiement de plusieurs milliers de Gardes nationaux aux frontières. Plus discrètement, son gouvernement a aussi remplacé des dizaines de cadres de l’Instituto Nacional de Migracion [3] (INM) par d’anciens militaires. Afin de dissuader les migrants et de convaincre les dirigeants états-uniens de l’engagement du Mexique, son gouvernement a multiplié les signes de fermeté, que ce soit en démantelant violemment les « caravanes » ou en menaçant d’expulsion tous les migrants, « même ceux qui viendraient de Mars ». Si la mise en scène de cette répression baissa en intensité avec l’arrivée au pouvoir de Joe Biden, les arrestations effectuées par les autorités mexicaines continuèrent de grimper en flèche jusqu’à atteindre un niveau historique en 2024 avec 925 000 appréhensions à l’échelle nationale.
Au Mexique, l’externalisation des contrôles frontaliers états-uniens s’est appuyée sur une géostratégie du contrôle migratoire qui a transformé le sud-est du pays en un vaste dispositif visant à dissuader, à stopper, à immobiliser et à expulser les migrants sans-papiers.
Un seul coup d’œil sur une carte de la région permet de comprendre la nature géostratégique du sud-est du Mexique. Trois fois moins étendue (1138 km) que celle qui sépare ce dernier des États-Unis (3152 km), la frontière que le pays partage avec le Guatemala et le Belize est plus facile et moins couteuse à contrôler. C’est pourquoi, dès le début des années 2000, le gouvernement mexicain a œuvré à construire une zone tampon visant à contenir graduellement la migration centraméricaine de la frontière jusqu’à l’isthme de Tehuantepec, une bande de terre d’à peine 210 km. Ainsi, plus de la moitié des arrestations réalisées entre 2018 et 2024 ont eu lieu dans cette zone.
Le dispositif de contrôle migratoire ne se situe pas en tant que tel à la frontière, dont les caractéristiques géographiques la rendent difficilement contrôlable, mais le long des principaux axes de communication empruntés à un moment ou à un autre par les migrants. Ce sont sur ces routes et le long des voies de chemin de fer que l’INM, accompagné des différents corps d’armée et parfois des polices locales, a installé des points de contrôle. Ces points de contrôles vont d’un simple barrage routier aux Centros de Atencion Integral para el Transito Fronterizo (CAITF), de véritables postes-frontière à l’intérieur du territoire. D’ailleurs, les technologies de contrôle d’identité et d’inspection de pointe dont ces centres sont équipés ont été financées en partie par les États-Unis. S’ils se concentrent dans le sud-est du Mexique, ces points de contrôle s’étendent dorénavant sur l’ensemble du territoire national. Ainsi, les migrants appréhendés dans le centre ou le nord du pays peuvent être reconduits dans les villes de la frontière sud, une stratégie de plus en plus employée pour les désorienter et les décourager.
Les migrants arrêtés par les autorités mexicaines sont ensuite conduits dans des centres de rétention, les « stations migratoires », le temps que soient résolues leurs procédures migratoires. Dans un long rapport publié en 2024, la Comision Nacional de los Derechos Humanos (CNDH) décrit la nature carcérale de ces espaces surpeuplés où les migrants sont détenus dans des conditions souvent déplorables, avec un accès limité aux soins et à l’assistance juridique. La même année, l’opération de ces structures avait fait l’objet d’un scandale d’ampleur national après la mort de 40 migrants dans l’incendie d’une station migratoire à Ciudad Juárez. D’une capacité d’environ 900 personnes, la station migratoire de Tapachula, ironiquement appelée Station du XXIe siècle (« Estacion Siglo XXI »), est la plus importante du pays.
Jusqu’à récemment, la plupart des arrestations de migrants centraméricains se soldaient par une procédure d’expulsion, facilitée par des accords bilatéraux avec les pays d’origine et peu coûteuse en raison de leur proximité géographique. Cela dit, le gouvernement fédéral mexicain annonçait en décembre 2023 qu’il allait stopper temporairement les expulsions, faute de budget. En ce qui concerne les migrants caribéens, sud-américains et a fortiori extracontinentaux (72% des arrestations en 2024), ils sont moins touchés par les expulsions pour des raisons politiques et financières. À défaut d’être renvoyés dans leur pays d’origine, ces migrants sont de plus en plus immobilisés dans le sud Mexique, à bonne distance de la frontière avec les États-Unis.
Dès 2019, le gouvernement d’Andres Manuel Lopez Obrador avait affiché la volonté d’accompagner le durcissement des contrôles migratoires par une politique d’embauche des migrants sur les grands chantiers d’aménagement du sud-est du pays. Ce projet est resté lettre morte puisque la plupart des migrants ont été abandonnés à leur sort dans la région la plus pauvre du pays. Bien que le gouvernement mexicain et les organisations onusiennes aient mis en place des programmes d’aides sociales adressées aux migrants, ceux-ci sont souvent réservés aux personnes ayant sollicité le statut de réfugié au Mexique. Or, en 2022 à Tapachula, cette procédure tardait entre quatre et six mois du fait de l’augmentation du nombre de demandes. Solliciter le statut de réfugié était alors le seul moyen pour obtenir un visa permettant de transiter librement sur le sol mexicain. Plus que les opportunités économiques, ce sont donc les lenteurs administratives du système de protection humanitaire mexicain qui ont transformé la frontière sud en une vaste zone d’attente pour des milliers de migrants. À cela s’ajoute la décision prise par le gouvernement états-unien en août 2024 de rendre accessible l’application CBP One dans les états de Tabasco et du Chiapas. En conséquence, les migrants étaient contraints d’attendre plusieurs mois dans le sud-est du Mexique pour espérer accéder au système de demande d’asile états-unien. Depuis, l’application a été supprimée par l’administration Trump dans un effort pour restreindre le droit d’asile.
Malgré les efforts déployés par le gouvernement mexicain dans le sud-est du pays, le contrôle exercé sur les migrations clandestines est partiel et s’est fait au détriment de la sécurité des migrants sans-papiers et de leurs droits, indissociables de ceux des nationaux en vertu de la loi mexicaine. Avec suffisamment d’argent, les points de contrôle migratoire peuvent être aisément contournés. Au-delà de la corruption notoire des autorités mexicaines, le durcissement des contrôles le long des principaux axes de communication réoriente les migrants vers des itinéraires plus dangereux, souvent en recourant au service de passeurs, où ils se trouvent à la merci des différents groupes criminels. Sur ce dernier point, la situation sécuritaire dans certaines zones de la frontière s’est considérablement aggravée récemment du fait de la compétition entre différents groupes de narcotrafiquants pour le contrôle du territoire. La conflictualité a aussi augmenté dans les villes où les migrants sont contraints d’attendre, en particulier à Tapachula. Là, les attitudes se multiplient et des acteurs soucieux de préserver leur cadre de vie reproduisent des stratégies visant à exclure les migrants de certaines portions de l’espace urbain. Finalement, l’externalisation des contrôles migratoires états-uniens au Mexique n’a pas stoppé la migration clandestine, mais elle a rendu le trajet plus long, plus dangereux et plus incertain, tout cela au frais du gouvernement mexicain. Reste que, sur le plan politique, elle a doté le Mexique d’un formidable levier de négociation avec son puissant voisin du nord à l’heure où les Etats-Unis se montrent prêt à remettre en cause plusieurs décennies d’interdépendance économique.
Copyright Juin 2025-Cattin/Cassini-Conseil/Diploweb.com
![]() |
Titre du document : Carte. La frontière sud du Mexique : avant poste du contrôle migratoire en Amérique du Nord Conception et réalisation : Thomas Cattin Document ajouté le 3 juin 2025 Document PNG ; 1697925 ko Taille : 1200 x 849 px Visualiser le document |
Contrairement à la mise en scène politico-médiatique, l’essentiel du contrôle migratoire entre les Etats-Unis et le Mexique ne se passe pas à leur frontière. Cette carte inédite révèle que le plus important se passe 3000 km plus au sud, à proximité de la frontière guatémaltèque. Ce document donne à réfléchir à la pratique de l’externalisation du contrôle migratoire.
[1] Ces chiffres prennent en compte à la fois les migrants appréhendés alors qu’ils essayaient de franchir clandestinement la frontière et les migrants en quête d’une entrée légale jugés inadmissibles.
[2] Il s’agit d’une mesure prise dans le contexte d’urgence sanitaire de la pandémie de Covid-19 qui permettait d’expulser immédiatement les migrants en situation irrégulière sans que leur dossier ne soit traité.
[3] L’INM est l’institution du gouvernement fédéral mexicain chargée d’appliquer la politique migratoire aux frontières et à l’intérieur du territoire mexicain.
SAS Expertise géopolitique - Diploweb, au capital de 3000 euros. Mentions légales.
Directeur des publications, P. Verluise - 1 avenue Lamartine, 94300 Vincennes, France - Présenter le site© Diploweb (sauf mentions contraires) | ISSN 2111-4307 | Déclaration CNIL N°854004 | Droits de reproduction et de diffusion réservés
| Dernière mise à jour le jeudi 5 juin 2025 |