Asie : une reconfiguration géopolitique

Par Barry BUZAN, le 23 juillet 2012  Imprimer l'article  lecture optimisée  Télécharger l'article au format PDF

Professeur émérite de relations internationales à la London School of Economics and Political Science (LSE), chercheur associé au centre LSE IDEAS et membre de la British Academy.

Le supercomplexe asiatique a pris forme : on le voit à travers le modèle d’adhésion croisée aux organisations intergouvernementales asiatiques et avec l’apparition de politiques de contrepoids à la Chine, en particulier en Inde. L’engagement des États-Unis en Asie de l’Est et du Sud participe également de ce supercomplexe. Le durcissement de Pékin depuis 2008 favorise le maintien de l’influence américaine en Asie, malgré le déclin de Washington sur la scène internationale.

Dans le cadre de ses synergies géopolitiques, le Diploweb.com est heureux de vous présenter cet article de Barry Buzan, « Asie : une reconfiguration géopolitique », publié par l’IFRI dans la revue Politique étrangère, vol. 77, n° 2, été 2012, pp. 331-344. Traduit de l’anglais par Claire Despréaux. Il s’inscrit dans un dossier intitulé : « Asie : le choc des grandes stratégies ».

VOICI presque dix ans, l’ouvrage Regions and Powers (Buzan et Waever, 2003) s’articulait autour du concept de complexe régional de sécurité. Nous avancions l’hypothèse de l’apparition, du fait de la montée en puissance de la Chine, d’un supercomplexe tripolaire, liant l’Asie du Sud et l’Asie de l’Est. Ce supercomplexe est aujourd’hui une réalité. Cinq tendances majeures ont présidé à la reconfiguration géopolitique de l’Asie ces dix dernières années : l’essor de la Chine, celui de l’Inde, l’affaiblissement des États-Unis, la conduite de luttes d’influence relatives à la définition d’une identité régionale asiatique et l’apparition de politiques de contrepoids opposées à la Chine.


Plus avec Diploweb. Vidéo de la conférence d’Alain Lamballe : L’Inde, pays émergent ou puissance mondiale ?


La Chine, l’Inde et les États-Unis

On connaît les chiffres relatifs à la montée en puissance économique et militaire de la Chine. Elle est aussi manifeste qu’impressionnante et la plupart des Chinois en ressentent une fierté justifiée. En découlent cependant deux positionnements différents : d’une part un certain internationalisme et l’intention d’interagir de manière positive avec le reste du monde, d’autre part un nationalisme dur, dont les tenants considèrent que Pékin doit utiliser son pouvoir nouvellement acquis à son seul avantage, pour asseoir son statut de grande puissance, imposer ses revendications territoriales et tirer profit de sa position économique dominante. Nous sommes donc en présence de deux Chine : l’une veut s’intégrer à la société internationale et la réformer de l’intérieur, tandis que l’autre la rejette et défend une conception réaliste, plus traditionnelle et autoréalisatrice des relations qu’une grande puissance doit entretenir avec les autres acteurs de la société internationale. Selon le visage qu’elle donne à voir, cette Chine schizophrène peut paraître aussi bien inoffensive (Beeson et Li, 2012) que terriblement menaçante (Rozman, 2011).

Reste à savoir comment ces deux tendances vont évoluer en interne et dans quelle mesure elles vont influer sur les rapports de la Chine avec son environnement asiatique et avec la société internationale dans son ensemble. Esquissons un bilan de l’évolution du pays ces dix dernières années. Les points positifs sont nombreux. La Chine s’est intégrée dans les institutions est-asiatiques gravitant autour de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ASEAN) ; elle a acquis un rôle de premier plan dans d’autres institutions régionales, en particulier l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) et les « pourparlers à six ». Elle a également conclu des accords de libre-échange avec ses voisins d’Asie du Sud-Est, et l’on considère généralement qu’elle a mené une politique responsable pendant et après la crise financière asiatique de la fin des années 1990. Ses relations tendues avec Taïwan se sont apaisées. Au plan international, elle apporte désormais une contribution importante aux opérations de maintien de la paix, a participé à des opérations de lutte contre la piraterie au large de la Somalie et est entrée à l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Dans nombre de pays, les investissements et produits chinois sont bien accueillis et, comme le Japon avant elle, la Chine a joué un rôle stabilisateur en acquérant des bons du Trésor américains en échange de l’ouverture du marché américain à ses exportations.

Les points négatifs n’en sont pas moins nombreux. Pékin a affiché ostensiblement l’accroissement de ses capacités militaires et réprimé durement toute opposition interne, de la part d’éléments libéraux de la société chinoise ou de populations n’appartenant pas à l’ethnie han, au Tibet ou dans le Xinjiang. Les relations avec le Japon demeurent tendues : le contentieux historique reste ouvert, la majorité des Chinois cultivant un fort sentiment antijaponais et des querelles territoriales ou frontalières mineures venant constamment raviver l’inimitié des deux pays (Buzan, 2010, Moon, 2011). Autre fait alarmant : l’attitude agressive de la Chine dans ses revendications territoriales en mer de Chine orientale et méridionale et face à l’Inde. L’aide qu’elle apporte au Pakistan dans le domaine nucléaire est également source de préoccupation. Par ailleurs, Pékin s’est ouvertement employé à empêcher le Japon – entre autres États – d’obtenir la reconnaissance de son statut au Conseil de sécurité des Nations unies (Ladwig, 2009, Ren, 2009). Le positionnement de la Chine sur les sujets globaux, en particulier sur le réchauffement climatique, a révélé un repli sur d’étroits intérêts nationaux, attitude comparable à celle des États-Unis, ainsi que le refus d’assumer un rôle de leader ou, d’ailleurs, de suivre l’impulsion donnée par d’autres. Prévoir quelles répercussions la crise actuelle aura sur la place du pays dans l’économie mondiale est encore difficile, mais le soutien constant des autorités chinoises aux grandes entreprises publiques contrôlant des secteurs économiques entiers augure d’un inquiétant renforcement du nationalisme économique chinois.

Tout ceci mine la crédibilité d’une Chine qui se veut puissance de statu quo, attachée à un développement pacifique et au maintien de relations harmonieuses avec ses partenaires : pâle propagande ou tromperie manifeste ? Le doute se renforce de l’apparente corrélation entre le durcissement chinois et l’affaiblissement des États-Unis et de l’Occident depuis 2008. Le scénario correspond aux anticipations réalistes, qui prévoyaient que les puissances montantes deviendraient plus agressives au fil de leur essor et chercheraient à renverser le statu quo. La crainte et l’incertitude créées par la montée en puissance de la Chine sont accrues du fait de l’influence considérable de la pensée réaliste dans nombre de pays, au sein des milieux universitaires comme des cercles politiques. Si Pékin cherche à tirer parti de l’affaiblissement des États-Unis et si le déclin de ces derniers est bien réel, les voisins de la Chine ont de quoi avoir peur. Et si l’attitude menaçante de la Chine en vient à effrayer ses voisins, alors il sera difficile pour l’Inde d’éviter de s’engager dans une politique de contrepoids face à la Chine, avec ou sans les États-Unis.

J’ai avancé que la Chine pouvait monter en puissance pacifiquement, mais que cela serait malaisé. Pékin devrait pour cela mener une politique très prudente et faire preuve de retenue envers ses voisins (Buzan, 2010). Ce n’est pas le cas aujourd’hui ; et la situation actuelle pourrait évoluer de manière à donner raison aux réalistes. L’échec de l’essor pacifique de la Chine favoriserait le développement d’un supercomplexe asiatique et pèserait sur les relations entre Pékin et Washington.

L’Inde réalise quant à elle une montée en puissance moins spectaculaire que la Chine et n’a pas atteint le même niveau de développement, mais jouit d’une croissance économique assez régulière pour être vue comme une tendance de fond. Son ambition de puissance émergente va bien au-delà de la seule Asie du Sud. Si l’essor de l’Inde démocratique ne suscite pas les mêmes craintes en Occident que celui de la Chine, certains pays frontaliers, dont évidemment le Pakistan, se sentent menacés par leur voisin géant. Le resserrement de ses liens avec les États-Unis a permis à l’Inde de s’approcher de son but : le statut de grande puissance sur la scène internationale. Elle a fait un pas de plus dans cette direction grâce à l’accord avec Washington officialisant son entrée dans le cercle des puissances nucléaires (Pant, 2009). L’influence économique, politique et militaire de New Delhi s’étend déjà à plusieurs régions du monde. Si l’Inde se montre à la hauteur de son ambition d’incarner la puissance asiatique dominante de l’océan Indien, elle disposera d’un argument supplémentaire pour prétendre au titre de grande puissance. La Chine a déjà commencé à la traiter comme telle, notamment du fait de son expansion navale (Saalman, 2011). Certains auteurs sont moins enclins à considérer l’Inde comme une grande puissance (Narlikar, 2011). Mais tant qu’elle parviendra à maintenir sa forte croissance économique, l’Inde profitera des prévisions optimistes à son endroit pour accéder à ce statut tant convoité – comme l’a longtemps fait la Chine.

La Chine et l’Inde sont des puissances émergentes (ce que Fareed Zakaria appelle The Rise of the Rest, 2009) et les États-Unis sont sur une pente descendante, accompagnant le déclin global de l’Occident. Cycliquement, on agite le spectre du déclin des États-Unis – mode qui a notamment fait rage au début des années 1970 et à la fin des années 1980. La poussée actuelle de déclinisme s’enracine dans la crise économique de 2008 et la remise en cause du consensus de Washington. L’unilatéralisme de l’administration Bush et ses méthodes dans la « guerre contre le terrorisme » avaient déjà porté un coup à la légitimité de Washington comme chef de file de la société internationale. L’unique superpuissance s’est également perdue dans des guerres longues, coûteuses, en Irak et en Afghanistan. Si les États-Unis sont en perte de vitesse sur la scène internationale, ils jouent pourtant un rôle d’arbitre et de régulateur toujours plus important en Asie de l’Est et du Sud. L’essor de la Chine et son attitude de plus en plus menaçante envers ses voisins leur ont permis de consolider leur position en Asie. Le resserrement des liens avec l’Inde initié à la fin des années 1990 s’est poursuivi (Paul, 2010) ; l’alliance avec le Japon et l’Australie a été renforcée.

Quelle identité régionale pour l’Asie ? Rivalités et luttes d’influence

L’appartenance, à géométrie variable, des pays de l’Asie de l’Est et du Sud à diverses organisations intergouvernementales (OIG) asiatiques est un bon indice de l’interaction croissante entre deux complexes de sécurité et pose la question brûlante de l’identité de l’Asie en tant que région. Ce type d’organisation s’est en effet multiplié à partir des années 1990. Comme le remarque T.J. Pempel (2010), l’Asie de l’Est se distingue des autres régions par la multiplicité de ses OIG, de taille modeste et qui coexistent sans qu’aucune ne domine les autres : aucune OIG régionale ne rassemble tous les États situés en Asie de l’Est. Cette configuration est-asiatique particulière est représentative de ce que E. Goh et A. Acharya (2007) appellent la « course à l’adhésion », où les États de la région se livrent une féroce compétition pour déterminer qui doit devenir membre de quelle organisation ou groupe : à travers elle s’expriment des conceptions rivales de l’identité, du rôle de la région et de sa place dans une société internationale agencée et encore dominée par l’Occident.

L’ASEAN+3 (APT) et les organes qui s’y rattachent sont les plus représentatifs de l’Asie de l’Est, mais n’incluent ni la Corée du Nord ni Taïwan. À l’origine, l’ASEAN établissait une distinction entre l’Asie du Sud-Est et l’Asie du Nord-Est, mais elle s’emploie à réunir les deux ensembles depuis les années 1990. L’Asie du Nord-Est n’a pour sa part jamais compté d’OIG régionale, du moins jusqu’en 2008 lorsque la Chine, le Japon et la Corée du Sud ont lancé le principe de réunions au sommet tripartites indépendantes de l’APT (Pempel, 2010). Le bilan de ces réunions, à l’issue du quatrième sommet tenu en 2011, reste cependant maigre. La dégradation des relations entre la Chine d’une part et le Japon et la Corée du Sud de l’autre a relégué cette tentative de dialogue au second plan (Rozman, 2011).

Pékin aurait souhaité que le sommet de l’Asie orientale (EAS) rassemble les États situés dans la région, mais le Japon a fait pression, avec succès, pour que l’organisation s’élargisse au-delà de l’Asie de l’Est (Goh, à paraître, Ren, 2009). Pékin et Tokyo se sont livré en coulisse une bataille sans merci pour prendre la main sur la création et la composition d’OIG régionales et promouvoir par celles-ci leur vision de la région et leurs ambitions pour elle dans le contexte de la société internationale-occidentale (Goh, à paraître).

Au risque d’une simplification abusive, on peut avancer que la Chine affiche généralement sa préférence pour des organisations intergouvernementales est-asiatiques aux effectifs restreints, dans lesquelles elle peut imposer sa domination. Cette stratégie rejoint l’inclination typique des grandes puissances pour le bilatéralisme : il s’agit de prendre l’ascendant dans diverses OIG régionales, tout en s’assurant que chacune reste bien séparée des autres. La Chine est tout à fait consciente de la nécessité de paraître moins menaçante pour ses voisins et mesure les risques liés à un durcissement de la rivalité qui l’oppose à Tokyo. Son engagement dans l’ASEAN va dans le sens de la modération, mais Pékin se positionne toujours en faveur d’un noyau dur est-asiatique, complété par un système de coopération régionale plus large, par exemple dans le cadre de l’EAS ou du Forum régional de l’ASEAN (ARF) (Ren, 2009). Inde et Japon peuvent s’entraider dans la « course à l’adhésion », au niveau régional et mondial – tous deux convoitant un siège au Conseil de sécurité des Nations unies. Le Japon, comme nombre d’autres membres de l’ASEAN, voudrait faire entrer dans l’organisation l’Inde et d’autres États pour d’une part amoindrir l’influence de Pékin et d’autre part créer des liens plus forts entre la région et la société internationale-occidentale.

Deux facteurs sont ici déterminants : l’absence de toute OIG-pôle incluant l’ensemble des États d’Asie de l’Est et le modèle régional combinant OIG restreintes et appartenances multiples. Ils expliquent l’existence d’un nombre impressionnant d’OIG sur le pourtour de l’Asie de l’Est, incluant un ou plusieurs États est-asiatiques et reliant ces derniers à un voisinage plus vaste. Très souvent, ces OIG permettent à leurs membres est-asiatiques de tisser des liens particuliers avec une région voisine ; à travers elles, les États de l’Asie de l’Est interagissent parfois directement avec la société internationale-occidentale. Il suffit de passer les OIG de la région en revue pour observer la répétition de ce modèle et constater qu’il a permis de créer des liens forts et nombreux entre différentes régions.

Au nord, on trouve les « pourparlers à six » et l’OCS. États-Unis, Russie, Japon, Corée du Nord, Corée du Sud et Chine participent aux pourparlers, initialement établis pour négocier l’abandon du programme nucléaire nord-coréen. L’OCS inclut quant à elle la Chine, la Russie, l’Ouzbékistan, le Tadjikistan, le Kazakhstan et le Kirghizistan, ainsi que des observateurs : Inde, Pakistan, Iran, Turquie, Mongolie et Turkménistan (Pempel, 2010). L’OCS exclut donc les États-Unis, mais compte parmi ses membres la Russie et lie la Chine à l’Asie centrale. Les États observateurs fournissent des liens transversaux avec l’Asie du Sud et le Moyen-Orient.

À l’est et au sud, jusqu’aux rives opposées de l’océan Pacifique, le Forum de coopération économique Asie-Pacifique (APEC) regroupe la plupart des États d’Asie de l’Est, l’Amérique du Nord, l’Océanie et certains États d’Amérique du Sud. Divers organes tripartites complètent cette OIG, qui étendent des accords de sécurité originellement bilatéraux conclus avec les États-Unis : le Trilateral Coordination and Oversight Group (TCOG) réunit les États-Unis, le Japon et la Corée du Sud ; un ensemble du même modèle comprend États-Unis, Australie et Japon (Pempel, 2010) et un sommet plus récemment institué regroupe la Chine, le Japon et les États-Unis. Washington a de ce fait un pied dans la région et on peut se demander à cet égard si l’Océanie fait réellement partie de l’Asie de l’Est ou si on doit plutôt la considérer comme un avant-poste du pôle international-occidental. Le Partenariat trans-Pacifique (TPP) vient s’ajouter à ce vaste ensemble. Australie, Brunei, Chili, Malaisie, Nouvelle-Zélande, Pérou, Singapour, États-Unis et Vietnam s’y rassemblent autour d’un projet d’accord de libre-échange ; Canada, Japon et Mexique pourraient les rejoindre. Si un accord complet et approfondi voit effectivement le jour, le Partenariat gagnera une importance significative. Il est cependant trop tôt pour prévoir l’issue du projet. Si Pékin reste hors du TPP, celui-ci pourrait devenir un nouvel instrument de la politique de contrepoids menée par nombre de pays, sous la houlette des États-Unis, pour contenir la montée en puissance de la Chine. Dans l’hypothèse inverse où la Chine finirait par rejoindre l’organisation, ses tentatives d’isoler l’Asie de l’Est dans un ensemble régional plus étroit, plus facile à dominer, se verraient de la même manière contrecarrées. Dernière possibilité : le TPP pourrait s’avérer une coquille vide, de peu d’utilité, comme d’autres forums multilatéraux avant lui.

Au sud et à l’ouest, vers l’océan Indien, on trouve l’Association sud-asiatique de coopération régionale (SAARC), qui regroupe l’ensemble des États d’Asie du Sud et accorde le statut d’observateur à la Chine, au Japon, à la Corée du Sud, à la Birmanie et à l’Australie. Elle constitue en quelque sorte le pendant de la configuration de l’OCS où l’Inde et le Pakistan sont observateurs (Bailes, 2007).

Enfin, le Forum régional de l’ASEAN et l’EAS assurent dans une certaine mesure le lien avec l’échelon mondial, tout en renforçant les relations interrégionales mentionnées plus haut. L’ARF relie ainsi la plupart des États est-asiatiques à l’Asie du Sud, à l’Océanie, à l’Amérique du Nord, à la Russie et à l’Union européenne (UE). L’EAS, de même, compte parmi ses membres l’Australie, la Nouvelle-Zélande, l’Inde, la Russie et les États-Unis.

L’image à retenir de cette démonstration est celle d’un vaste éventail de pôles, de cercles de coopération qui étendent loin leur influence et se chevauchent partiellement, rapprochant l’Asie de l’Est et l’Asie du Sud et les reliant tout à la fois à la Russie et à l’Occident. Un nombre croissant d’États d’Asie du Sud adhèrent aux OIG est-asiatiques et vice versa, tandis que ces mêmes OIG s’ouvrent à des membres non asiatiques. La pertinence de l’échelle régionale est ainsi remise en question, ou réduite à néant, par ces interactions et des liens transversaux multiples et étendus. L’idée d’une « région indopacifique » parfois défendue par l’administration Obama rend le concept même de région absurde à force de dilution. Comme je l’ai soutenu ailleurs, cette idée s’inscrit à merveille dans l’habile stratégie antirégionale que les États-Unis déploient déjà depuis des années (Buzan, 1998). Son principe : les États-Unis, en revendiquant leur appartenance à divers groupements régionaux (Atlantique, Asie-Pacifique, Amériques), légitiment leur ingérence dans les affaires de chacun d’eux et gagnent une influence utile pour contrer la formation de groupements dont ils sont exclus (en Europe, en Asie de l’Est, en Amérique latine). Ces tendances se retrouvent dans les stratégies de contrepoids à l’échelle du supercomplexe asiatique.

Contrepoids et containment

Nombre d’États voisins de la Chine, à la plus grande satisfaction des faucons de Washington, commencent à craindre que le durcissement récent de l’attitude de la Chine, tant en matière de litiges territoriaux que de politique intérieure, ne préfigure pire encore. Cette menace, ressentie par le Japon, l’Inde, le Vietnam, les Philippines ou l’Australie, les pousse à renforcer leur alliance avec les États-Unis qui n’ont ainsi aucun mal à maintenir leur positionnement stratégique dans le Pacifique occidental et l’océan Indien. L’Inde et plusieurs États d’Asie du Sud-Est cherchent de manière croissante à s’allier entre eux, avec le Japon ou les États-Unis pour faire front contre la menace chinoise. C’est là le véritable cadeau diplomatique et stratégique que les tenants chinois d’une ligne dure font aux États-Unis, et il vient à point pour accompagner le revirement stratégique récent de Washington qui replace l’Asie au cœur de la politique de sécurité américaine.

Le renforcement des liens stratégiques entre l’Asie du Sud et l’Asie de l’Est dépendra principalement de la manière dont les montées en puissance respectives de l’Inde et de la Chine s’articuleront et de la répercussion de cet essor sur les alliances et l’engagement des États-Unis en Asie. On peut désormais discerner les prémices d’une interaction stratégique, encore limitée mais bien réelle, entre l’Inde et la Chine, adversaires davantage qu’ennemies. Elles s’opposent directement – différends frontaliers et sur les fleuves qui les traversent (IISS, 2010) – et indirectement – engagement de chacune dans la région d’influence de l’autre. Pour I. Rehman (2009) et D. Scott (2008), Inde et Chine se livrent à un jeu de containment et d’anti-containment, prises dans l’engrenage des dilemmes de sécurité. De manière générale, les réalistes indiens et chinois craignent le développement d’un profond antagonisme entre les deux puissances montantes, à leurs yeux inévitable du fait des différends frontaliers, de la détention par les deux pays de l’arme nucléaire, de leurs rivalités navales, économiques et en termes de stature internationale.

La Chine s’emploie à détourner l’attention de l’Inde en apportant un soutien aux États voisins ; elle est plus présente en Asie du Sud – au Pakistan, en Birmanie et au Sri Lanka (Paul 2010). Elle tente aussi de maintenir l’Inde hors des OIG est-asiatiques et du Conseil de sécurité des Nations unies (Ladwig, 2009, Ren, 2009). Pékin cherche par ailleurs à projeter sa puissance militaire dans l’océan Indien, notamment en construisant des infrastructures portuaires et de transport au Pakistan, en Birmanie et au Sri Lanka, officiellement pour favoriser les échanges économiques mais qui pourraient servir de point d’appui au déploiement d’une présence militaire (Ladwig, 2009). Les conséquences de l’intensification considérable des échanges commerciaux entre la Chine et l’Inde restent encore incertaines. Pour B.R. Nayar (2010), le phénomène aurait une influence modératrice sur la Chine, moins tentée d’encourager l’hostilité des États d’Asie du Sud envers l’Inde. Ce n’est pourtant pas ce qu’on observe aujourd’hui : la Chine adopte une ligne plus dure que jamais dans les différends frontaliers qui l’opposent à l’Inde et fournit des réacteurs nucléaires au Pakistan. Comme les États-Unis, l’Inde cherche à limiter l’investissement chinois dans des secteurs sensibles tels que l’énergie ou les télécommunications (IISS, 2010).

L’élément principal de la politique de contrepoids de l’Inde face à la Chine est le rapprochement avec Washington amorcé en 2000, qui a notamment permis à New Delhi de se voir reconnaître le statut de puissance nucléaire (Pant, 2009). L’Inde n’entend cependant ni s’aligner ni s’enfermer dans la rivalité opposant son allié à la Chine. Elle nourrit le projet ambitieux d’étoffer ses forces avec par exemple une marine de haute mer dotée de trois porte-avions, pour affirmer sa présence comme puissance dominante dans l’océan Indien (Ladwig, 2009 ; IISS, 2009). New Delhi a par ailleurs fait évoluer sa politique de « Regard vers l’est », qui visait au départ d’abord à arrimer le pays au moteur de croissance économique régional, vers un engagement plus global en Asie de l’Est. L’Inde et la Chine se livrent une bataille d’influence en Birmanie ; la première entretient des liens d’amitié étroits et anciens avec le Vietnam, dont elle espère faire un allié aussi loyal que le Pakistan à l’égard de la Chine (Rehman, 2009). En Asie du Sud-Est, l’Inde cultive aussi de bonnes relations avec Singapour et l’Indonésie. La marine indienne est régulièrement présente dans la région et y participe à des exercices navals avec ses partenaires locaux. Ceux-ci se réjouissent du contrepoids ainsi apporté à la présence chinoise (Ladwig, 2009). New Delhi joue en outre un rôle croissant dans l’exploitation minière des grands fonds marins en mer de Chine méridionale, dans des zones contestées entre la Chine et les autres États riverains.

Depuis les années 2000, les relations entre Inde et Japon se sont améliorées, avec en 2008 une Déclaration conjointe sur la coopération de sécurité. Ce nouveau lien est d’abord politique, encore peu défini ; il n’est assorti d’aucun accord militaire et ne repose pas sur des échanges économiques particulièrement intenses (Brewster, 2010). Mais la marine indienne a étendu sa zone de manœuvre au-delà de la mer de Chine méridionale pour inclure les eaux du Japon et de la Corée du Sud (Ladwig, 2009). L’Inde souhaite par ailleurs acquérir des technologies de défense antimissile balistique (DAMB), qui pourraient lui être fournies par le Japon ou les États-Unis (Brewster, 2010, Scott, 2008). Inde et Japon se gardent bien de choisir un camp dans l’antagonisme opposant Washington et Pékin. Mais un axe démocratique s’est progressivement construit en Asie entre l’Inde, le Japon, l’Australie et les États-Unis pour émerger clairement dès 2007, inquiétant la Chine (Rehman, 2009, Brewster, 2010). Cet « atout démocratique » permet à l’Inde d’avancer sans hâte et sans heurts et de s’associer au système d’alliances locales bâti autour des États-Unis sans engagements trop contraignants.

Ces liens politiques, militaires et, dans une moindre mesure, économiques de plus en plus étroits entre l’Asie de l’Est et l’Asie du Sud sous-tendent l’émergence du nouveau supercomplexe asiatique. Reléguée aux marges du continent, la Russie est trop faible pour peser réellement sur ses dynamiques. Sa marginalisation s’accentuera probablement avec la croissance et le développement rapides des États asiatiques. Restent les conflits encore ouverts : entre la Chine et Taïwan, entre la Corée du Nord et la Corée du Sud, et l’éternel antagonisme Inde/Pakistan. La Chine alimente ce dernier de longue date. Jusqu’alors, l’Inde s’est sagement abstenue d’intervenir dans les contentieux impliquant les deux Corée ou la Chine et Taïwan et continuera probablement à le faire. Ces deux foyers de tension peuvent s’embraser à tout moment, mais ils n’influent pas significativement sur les dynamiques globales du supercomplexe.

*

Il existe désormais un supercomplexe asiatique, lâche mais bien réel et non plus embryonnaire. Les relations entre l’Asie de l’Est et l’Asie du Sud en matière politique et de sécurité s’intensifient ; l’Inde et la Chine nourrissent une interaction stratégique soutenue dont elles perçoivent bien les enjeux. La Chine est plus puissante que l’Inde et se sent moins menacée par son adversaire que l’inverse (Scott, 2008) ; sa position en Asie du Sud est plus ancienne et plus solide que celle de l’Inde en Asie de l’Est. L’Inde dispose cependant d’un atout : son alliance avec les États-Unis. La Chine est certes en plein essor, mais elle n’est liée à aucune autre grande puissance. Les voisins de l’Inde sont favorables à l’engagement de la Chine en Asie du Sud, tout comme les États d’Asie du Sud-Est – Japon, Corée du Sud, sans compter bien sûr les États-Unis – soutiennent celui de l’Inde dans leur région. La quasi-totalité des États en Asie du Sud et de l’Est cherchent à se protéger de la montée en puissance de la Chine ; une coalition prend forme qui s’étend du Japon à l’Inde en passant par le Vietnam et l’Australie, avec l’appui des États-Unis.

Si la Chine maintient la ligne dure adoptée à partir de 2008, cette coalition naissante se raffermira. Les États de la région tenteront de se défendre contre la menace chinoise en renforçant leur puissance militaire, en coopérant davantage en matière de sécurité et en recherchant le soutien des États-Unis. Une guerre régionale reste peu probable : plusieurs États ont l’arme nucléaire, Washington est engagé dans la région et tous les pays asiatiques s’accordent sur la nécessité de préserver la croissance économique. En Asie de l’Est, l’interdépendance économique joue de longue date un rôle modérateur en empêchant les conflits politiques de dégénérer ; sauf changement radical, elle devrait conserver sa fonction pacificatrice. Cet élément est beaucoup moins vrai en Asie du Sud, et son poids reste faible dans les rapports entre Asie de l’Est et Asie du Sud.

Il est néanmoins probable que les États asiatiques se lancent dans une course aux armements et jouent de politiques de contrepoids. Le souhait chinois de conserver ou d’acquérir les attributs d’une grande puissance – arme nucléaire, capacités spatiales, marine de haute mer – est légitime, mais Pékin doit s’attendre à ce que ses voisins réagissent. Le Japon, l’Asie du Sud-Est et l’Inde sont concernés par la puissance militaire croissante de la Chine : ils y répondront avec les mêmes moyens. Ce n’est pas tant un dilemme de sécurité classique menant à un conflit armé qui s’annonce si la Chine ne revient pas à une attitude plus modérée et cohérente avec l’idée de développement pacifique, mais plutôt une « paix froide » armée.

Le supercomplexe asiatique englobe désormais l’ensemble des interactions entre Asie de l’Est et du Sud en matière de sécurité et intègre l’ancienne et forte participation des États-Unis aux dynamiques régionales. Pour l’heure, l’Asie de l’Est et l’Asie du Sud sont liées plus par des dynamiques de sécurité que par des relations économiques ; reste à voir comment ce (dés)équilibre, variable déterminante, évoluera. La forte présence des États-Unis agit comme un catalyseur mêlant dynamiques de sécurité régionales asiatiques et dynamiques mondiales, à l’œuvre entre l’Inde et la Chine. Du fait de cet enchevêtrement, les autres États asiatiques sont contraints à un jeu d’équilibrisme pour se protéger d’une Chine en plein essor et potentiellement menaçante, se prémunir contre un abandon d’États-Unis sur le déclin et éviter de s’impliquer dans une guerre froide entre les États-Unis et la Chine qui ne servirait ni leurs intérêts ni ceux de la région. Deux éléments moteurs expliquent ces dynamiques : la montée en force de la Chine, mais aussi l’incertitude quant à son évolution future et à la manière dont elle usera de sa nouvelle puissance. Pékin peine à convaincre qu’il aspire à un essor pacifique et son attitude ne peut générer que de la crainte chez ses voisins. Une aubaine pour des États-Unis faiblissants, qui voient là l’occasion de conserver et même de consolider leur position en Asie. Paradoxalement, c’est en rassurant ses voisins asiatiques que Pékin mettrait Washington en difficulté…

Copyright IFRI/Politique étrangère, été 2012


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. Voir l’article de Jean-Emmanuel Medina, "Japon-Chine : Senkaku/Diaoyu, les enjeux du conflit territorial"


Références bibliographiques de l’article

Bailes, A.J.K., « Regionalism and Security Building », in A.J.K. Bailes, J. Gooneratne, M. Inayat, J. Ayaz Khan et S. Singh, Regionalism in South Asian Diplomacy, Stockholm, SIPRI, 2007, « SIPRI Policy Paper », n° 15.

Beeson, M. et Fujian, L., « Charmed or Alarmed ? Reading China’s Regional Relations », Journal of Contemporary China, vol. 21, n° 73, 2012, p. 35-51.

Brewster, D., « The India-Japan Security Relationship : An Enduring Security Partnership ? », Asian Security, vol. 6, n° 2, 2010, p. 95-120.

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Plus

IFRI, Politique étrangère, vol. 77, n° 2, été 2012. Internet, outil de puissance et Asie : le choc des grandes stratégies

Asie : une reconfiguration géopolitique

Deux espaces de notre temps se partagent cette livraison de Politique étrangère. L’un, bien réel, définira demain en large part l’avenir économique et politique de la planète : l’Asie. L’autre, que les générations descendantes qualifient encore de « virtuel », est aussi réel et pèse tout autant sur l’avenir : le cyberespace et sa composante première, Internet. Sans doute ces deux espaces englobent-ils, avec le champ des échanges financiers, les dynamiques majeures de recomposition de notre monde.

L’espace asiatique abrite peut-être l’« usine du monde » ; mais aussi un des laboratoires du monde de demain. On tente de s’orienter, dans le présent numéro, dans le lacis des acteurs et dans l’enchevêtrement des organisations intergouvernementales que recèle l’Asie. L’Asie s’occupe à inventer un monde qui ne ressemblera pas au nôtre, même s’il en reprend quelques logiques – par exemple celle des accumulations d’armements.

La gouvernance d’Internet pose un problème spécifique en ce sens qu’elle exige – si l’on recherche une logique à la fois d’efficacité et de responsabilité – la mise sur pied d’un système articulant, par des modes inédits, à inventer, États et entités civiles de toute nature ayant « quelque chose à dire ou à défendre » quant au mode de fonctionnement de la Toile mondiale. C’est Internet qui représente aujourd’hui l’autonomie politique des sociétés civiles, mais de sociétés civiles éclatées, parcellisées, dont il est difficile de décrire le futur dialogue avec les États.

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