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www.diploweb.com Géopolitique de l'Europe centrale et orientale. La Roumanie de 1989 à 2003

2 ème partie - La Roumanie de 1990 à 2001,

par Catherine Durandin, écrivain et historienne.

Entretien avec Pierre Verluise English version

 

Il s’est produit un énorme malentendu en 1990. L'ensemble de la société a cru que renverser N. Ceaucescu signifiait automatiquement entrer dans une "démocratie libérale" et une "économie de marché". Ces concepts sont devenus des expressions stérotypées, sans aucun contenu autre que celui d’une nouvelle langue de bois. La grande gagnante est la bourgeoisie post-communiste, alors qu'une partie de l'opinion développe un sentiment anti-occidental.

Biographie de l'auteur en bas de page

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Pierre Verluise : Quelle est la périodisation de la vie politique roumaine depuis la fin du système Ceaucescu, en décembre 1989 ?

Catherine Durandin : Puisque l'on est maintenant dans un système institutionnellement démocratique, il existe une chronologie des rapports de forces électoraux, dans le cadre des institutions mises en place progressivement autour de la Constitution de 1991, approuvée par référendum.

Une première longue période s'étend de 1990 à 1996, dominée par les forces gorbatchéviennes et post-gorbatchéviennes. Puis, en 1996, une coalition démocrate a été élue autour du Président Emile Contantinescu, un universitaire fortement soutenu par les intellectuels. Il a géré le pays avec une coalition hybride de forces démocratiques, libérales, centristes ou socialisantes. Une coalition dont les partenaires ne se sont pas montrés solidaires, ce qui bloqué les efforts du gouvernement.

Le retour d'Iliescu

Cette coalition un peu anarchique tient jusqu'aux élections de l'an 2000. Celles-ci ramènent Ion Iliescu sur le devant de la scène, donc les forces de décembre 1989. Ion Iliescu revient avec l'ensemble de ses conseillers de l'époque 1989-1990. Son retour au pouvoir se fait dans le cadre d'une mobilisation contre un candidat populiste d'extrême droite - ou gauche - Vadim Tudor. Ce qui donne à la Roumanie un air furieusement européen… En décembre 2000, l'ensemble des démocrates, des socialistes et des ex-communistes, a choisi plutôt Iliescu, un moindre mal que Vadim Tudor, porté vers le fascisme.

En mai 2002, le gouvernement est minoritaire mais il reste en place grâce à des alliances avec le parti qui représente la minorité hongroise de Roumanie "L'Union démocratique des Magyars de Roumanie". Celle-ci a fait un pacte de non-agression politique avec le "Parti social-démocrate"( PSD) qui est au pouvoir et son Président, Ion. Iliescu.

Abstentionnisme

En apparence, le système fonctionne de manière tranquille. Pas de grand scandale lors du déroulement des élections, ce qui est positif pour un pays qui a vécu plus de quarante ans d'absence de système démocratique. Finalement, l'habitude d'aller voter s'est prise assez rapidement. Notons que la Roumanie connaît maintenant un taux impressionnant d'abstentionnisme électoral, près d'un tiers des électeurs, mais il s'agit là encore d'un phénomène de désenchantement à l'échelle européenne.

P.V. : Comment la société a-t-elle évolué ?

C.D.: En fait, il s’est produit un énorme malentendu en 1990. L'ensemble de la société a cru que renverser N. Ceaucescu signifiait automatiquement, par magie, entrer dans une "démocratie libérale" et une "économie de marché". Ces concepts sont devenus des expressions stérotypées, sans aucun contenu autre que celui d’une nouvelle langue de bois. En réalité, règne la confusion idéologique. Pour quelques années après 1989, s’est installée une sorte de capitalisme sauvage, largement dominé par les héritiers du communisme. Parce qu'ils avaient les réseaux, les entreprises d'Etats, les ressources bancaires… Les anciens nomenklaturistes communistes sont devenus les nouveaux riches d'aujourd'hui, la bourgeoisie post-communiste.

Le désenchantement alimente un sentiment anti-occidental

La société roumaine, après s'être engouffrée dans un modèle qu'elle ne comprenait pas, a été rapidement extrêmement déçue. Il en a résulté le sentiment d'avoir été trompé par l'Occident. Ce qui a donné naissance à un sentiment anti-occidental qui a pris des proportions très importantes. Comme on a pu le vérifier, lors des élections de 2000, autour des scores que faisait Vadim Tudor, à partir d'un discours très violemment anti-occidental, anti-capitaliste et xénophobe. Une xénophobie tournée contre "l'Occident capitaliste juif qui veut voler la Roumanie et l'a contaminée par des mœurs dissolues et le SIDA". Ces thèmes du discours de Vadim Tudor débordent le cadre de son parti, le "Parti de la Grande Roumanie" et témoignent de la présence, pour les Roumains, d’une menace mal définie.

En Roumanie, les années 1990-2000 ont donc été marquées par une douloureuse désillusion et un grand désenchantement.

Le pragmatisme a des limites

Depuis 2000, le gouvernement prétend produire un discours uniquement pragmatique. C'est à dire, ne donnant pas dans la rhétorique de la démocratie libérale et de l'économie de marché. Ce discours pragmatique, assez opportuniste, me semble dangereux à moyen terme, parce qu'il désapproprie la population roumaine de toute réflexion éthique.

En effet, le gouvernement tient aux Roumains des propos du style :"C'est ainsi, il n'y a pas d'alternative. Il faut intégrer les structures euro-atlantiques, il n'y a pas d'alternative. Voici les mesures préconisées par le Fonds Monétaire International, il n'y pas d'alternative". Ce qui créé une situation à la fois apathique et résignée qui peut expliquer le développement de la fuite des cerveaux, l'exil des jeunes, la catastrophe démographique que vit ce pays comme l'ensemble des Balkans et la Russie. Dans le même temps, les déshérités de la transition évoluent dans une colère sourde.

P.V. : Cette apathie produite peut-elle devenir à terme le terrain d'un extrémisme pour réinsérer du politique ?

C.D. : Tout à fait. Il y a une abdication de responsabilité, puisque toutes les perspectives sont définies de l'extérieur par "les autres", c'est à dire les Etats-Unis et l'Union européenne. Pour avoir une identité dite "normale", il faut se plier aux directives dans le cadre des négociations, notamment avec le FMI sur le plan économique et financier.

D'une certaine manière, cela absout le gouvernement. Puisque le gouvernement ne fait que suivre la politique du FMI et la négocier au moindre mal pour la population, en obtenant de temps à autre, le droit à un déficit budgétaire plus élevé que ce qui était, initialement, imposé.

Cependant, il y a là quelque chose de très déroutant et de très dangereux sur la longue durée. Effectivement, le retour du politique se fait par l'abstention - ce qui veut dire "on ne veut pas jouer ce jeu là" - ou par la violence, telle qu'elle s'est exprimée en 2000 dans le discours de Vadim Tudor. Celui-ci paraissait extrêmement brutal, mais il faut voir en ses propos, un discours de récupération nationale et patriote des électeurs qui veulent redevenir acteurs de leur vie et ne savent pas comment se positionner ; alors, ils rejettent tout ce qui leur est proposé aujourd'hui.

P.V. : En dehors du politique, comment les mentalités ont-elles évolué ?

C.D.: Durant les années 1990-2002 s'est opérée une mutation extrêmement grande des mentalités. Il se dessine très nettement un conflit de générations entre ceux qui se sont ouverts à la maturité après la chute du communisme et la génération de l'entre-deux, celle des 45-55 ans. Cette classe d’âge est extrêmement frustrée : après avoir été laminée par la période communiste dure des années 1980, elle ne trouve pas en 2002 la prospérité suffisante pour permettre une vie correcte.

Conflit de générations

Les gens de quarante à cinquante ans et plus, sont très amers. Cette amertume donne naissance à un violent conflit de générations, par exemple à l'Université dans le rapport entre les jeunes Assistants et les Professeurs. Ces derniers s'agrippent à des mandarinats qui ne leur sont pas reconnus. D'autant plus qu'ils ont le plus souvent, par faiblesse, routine ou abdication, coopéré avec le système Ceausescu. Les rapports avec la jeune génération qui veut des bourses pour l'étranger, s’attache à des idées nouvelles, sont difficiles. Cette société avait une forme de brutalité avant 1989 et en découvre une autre. La brutalité a changé de style mais elle perdure. L’individualisme forcené demeure.

P.V.:Comment les Roumains voient-ils leur avenir ?

C.D.:Cette société n'est pas optimiste. Une partie de la jeunesse souhaite partir à l'étranger. Tous les niveaux de la population aspirent à prendre un bus pour tenter l'aventure. Depuis décembre 2001, les Roumains n'ont plus besoin d'un visa pour venir en France. Il suffit d'avoir 100 euro par jour pendant sept jours pour tenter le tout pour le tout. Un grand nombre de garçons, même ceux qui possèdent une formation universitaire, rêvent, par exemple, d'entrer dans la Légion étrangère. Dans l'espoir d'accumuler en huit ou dix ans de Légion un petit pécule pour relancer leur vie dans une Roumanie transformée.. Il existe un décalage très grand entre le discours pragmatique et assez serein de la direction politique et ce désengagement, cette fuite des Roumains vers un "ailleurs", présumé moins difficile.

Un certain retour à l'orthodoxie

Cette décennie 1990 a été également marquée par une sorte de retour à la tradition religieuse, difficile à analyser. Il s'agit d'un besoin de remplir le grand vide idéologique laissé par la fin du communisme et par l’effondrement du modèle patriotique des années 1960. A l'époque des voyages du général de Gaulle et du Président Richard Nixon, les Roumains se sentaient honorés, appréciés par le monde extérieur. Avec les années post-communistes, ils ont perdu l'impression de prospérité et l'espoir d'un progrès. Une tentation religieuse chrétienne orthodoxe qui est à la fois un retour à l'orthodoxie et autre chose s’est développée. Il s'agit d'une quête de communauté, de spiritualité, de recherche d'identité à travers une culture de la tradition. Les jeunes ont tendance à vouloir suivre le jeûne pendant le Carême. Ils apprennent également les gestes rituels pour les grandes cérémonies, comme le baptême et les funérailles. Ils s'affichent volontiers comme ayant une identité spécifique qui leur permet de conjuguer l'esthétique, la spiritualité et une forme de norme retrouvée.

Jean-Paul II. Crédits: Ministère des Affaires étrangères, F. de la Mure

Ce point est intéressant mais il ne faut pas le surévaluer. Ce n’est pas une orthodoxie d'exclusion qui s’exprime. La visite du pape - catholique - Jean-Paul II, en mai 1999, a été un moment extrêmement fort de cette période de la transition. Cette visite n'a pas été vécue comme œcuménique mais comme un honneur. Une partie de l'opinion disait : "Le Vatican est la plus grande puissance occidentale et le pape s'est déplacé en Roumanie. C'est son premier voyage dans un pays orthodoxe". De cette reconnaissance résultait une vraie euphorie. Cette visite à Bucarest fut un moment fort et joyeux.

Une prise de position indirecte

Pour situer l’ambiance de la politique extérieure de la Roumanie en mai 1999, il faut noter que cette visite se déroulait lors de la militarisation de la politique de l'OTAN dans les Balkans et particulièrement au Kosovo, ce dont les Roumains ne voulaient pas. Le pape Jean-Paul II se plaçait sur un discours de paix, avec le patriarche orthodoxe Teoctist. L'accueil fait à Jean-Paul II était donc également une manière de prendre position contre l'OTAN, tout en restant dans une catégorie occidentale. Avec l'Occident, par le Pape, contre l'OTAN en dénonçant les frappes sur les Serbes. partie suivante >

Catherine Durandin

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La première partie de ce texte, "La 'révolution' de 1989", se trouve à l'adresse url http://www.diploweb.com/p5duraca1.htm

La troisième partie de ce texte, "La Roumanie et l'OTAN", se trouve à l'adresse url http://www.diploweb.com/p5duraca3.htm

  Date de la mise en ligne: novembre 2002
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Biographie de Catherine Durandin, écrivain et historienne

   
    Ancienne élève de l’Ecole Normale Supérieure, Agrégée d’Histoire, Docteur es Lettres. Diplômée de roumain, INALCO. Auditrice IHEDN, 37 éme session.

Parcours

Sa carrière se déroule notamment à l’université d’Amiens, en histoire contemporaine et à Paris à l’INALCO, avec la responsabilité des études roumaines et d'un enseignement suivi en DESS de relations internationales. (Etudes HEI de l’INALCO).

Son parcours croise la réflexion sur le communisme et le nationalisme ( études roumaines) et les confrontations idéologiques de la guerre froide et post guerre froide. Catherine Durandin développe une interrogation sur l’histoire comparée des sociétés, avec une recherche orientée sur l’histoire des élites en France et en Europe Centre Orientale.

Elle a réalisé des missions de recherche en Roumanie sous l’égide du Ministère des Affaires Etrangères, aux Etats –Unis au Kennan Center, à l'Université de Urbana/Champaign et à l'Ecole Française de Rome.

Publications

Catherine Durandin a publié plus de 40 articles, notamment dans la revue Défense Nationale, Esprit, Historiens et Géographes, XX ème siècle, Politique Etrangère, Revue des Deux Mondes, sur le site géopolitique www.diploweb.com etc… en anglais ( War and Society), français, hongrois, polonais et roumain.

Plusieurs ouvrages, essais historiques et fiction.

. "Ceausescu, vérités et mensonges d’un roi communiste", éd. Albin Michel, 1990.

. "Histoire de la nation roumaine", éd. Complexe, 1994.

. "Histoire des Roumains", éd. Fayard, 1995 (traduction en roumain et hongrois).

. "Roumanie, le Piège ?", éd. J.Hesse, 2000.

. "Bucarest, Promenades et Mémoires", éd. J.Hesse 2000

. "La France contre l’Amérique", éd. PUF 1993.

."Nixon, le Président maudit", éd. Grancher 2001.

. "La CIA en guerre", éd. Grancher 2002

Fiction

. "Une mort roumaine", éd. Guy Epaud 1988, traduction roumaine

. "La Trahison", éd. L’Aube 1996, traduction roumaine.

. "Le Bel Eté des Camarades", éd. Michalon 1999.

   
         

 

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