Docteure en Relations internationales. Maîtresse de conférences à l’Université de Reims Champagne Ardenne (CRDT). Chercheure associée au Collège de France (Chaire d’histoire contemporaine du monde arabe) et à l’Université Paris 2 (Centre Thucydide). Rédactrice en chef de la revue Mondes arabes. Auteure de La Syrie au-delà de la guerre. Histoire, politique, société, éd. Cavalier Bleu, 2022
L’auteure démontre à travers des exemples que les théories du complot prônent une vision déterministe des événements, dans laquelle le postulat de départ (il existe un plan caché) prime sur l’analyse des faits. Elles reposent sur une surévaluation des calculs politiques pratiqués en coulisse et de leurs succès. Cette stratégie discursive a une fonction claire : établir qu’il n’y a pas eu de révolution en Syrie.
Avec l’autorisation de l’auteur et de l’éditeur, le Diploweb.com vous propose des bonnes feuilles de l’ouvrage de Manon-Nour Tannous, La Syrie au-delà de la guerre. Histoire, politique, société, éd. Cavalier Bleu, juillet 2022.
Je ne vous cache pas que la Syrie est aujourd’hui exposée à un grand complot, ses ramifications s’étendent à des États lointains et des États proches, et elle a des ramifications à l’intérieur du pays. Ce complot, dans son calendrier et dans sa forme, s’appuie sur ce qui se passe dans les pays arabes. [...] Ils l’appellent une révolution, nous ne l’appelons pas ainsi, nous l’appelons un « état populaire » [hâla cha‘biyya].
Discours de Bachar Al-Assad devant l’Assemblée du peuple, 30 mars 2011
EVOQUER le complot comme grille de lecture des évènements en Syrie invite autant à prendre en charge l’objectif de disqualification des revendications de 2011, qu’à rappeler que le complot fait partie de la vie politique routinière du pays et donc des représentations.
Le rôle politique des théories du complot ne peut en effet être compris sans voir que l’histoire contemporaine de la Syrie fut marquée par de vrais complots, plans secrets et opérations clandestines. En 1956, alors que le gouvernement syrien donne des signes de rapprochement avec l’URSS, les services secrets britanniques et américains contactent les membres du Parti populaire syrien à Beyrouth pour envisager un coup d’État à la fin du mois d’octobre. Le projet échoue du fait de la concomitance de la crise de Suez. En janvier 1957, la doctrine Eisenhower fait du Moyen-Orient un champ de bataille dans la Guerre froide. Pour contrer l’expansion communiste, les Américains cherchent à susciter des mobilisations qui permettraient de justifier leur intervention. Le 12 août 1957, un communiqué syrien annonce la découverte d’un complot américain au profit d’Adib Al-Chichakli et s’adresse au peuple : « Ce complot fait partie d’une misérable conspiration impérialiste de grande envergure dirigée contre votre liberté et votre indépendance. » La réaction de l’URSS est accompagnée de l’arrivée de troupes égyptiennes au port de Lattaquieh pour repousser « l’agression des forces impérialistes » (américaines, turques, israéliennes et irakiennes). La crise accélère les discussions syro-égyptiennes qui aboutiront à la création de la République arabe unie.
Dans les années 1960, les luttes de pouvoir entre ba‘thistes, et la rivalité entre Salah Jadid et Hafez Al-Assad, alimentent, elles aussi, l’idée de complots, réels ou supposés. S’ils constituent alors une pratique quasiment ordinaire (Assad prend le pouvoir par un coup d’État), les complots tiennent surtout lieu, à chaque crise, de trame explicative. En 1976, pour conserver la main sur les affaires libanaises et en éloigner Arafat et les Palestiniens, Hafez Al-Assad déclare à la BBC : « Une grande conspiration est en train de se tramer contre la nation arabe. Nos frères de la direction palestinienne doivent être conscients de la gravité de cette conspiration. Ils en sont les cibles principales. » (BBC Summary of World Broadcasts, avril 1976, cité dans Seale, 1989) Face aux affrontements à Alep en 1980, il accuse les services de renseignements américains de manipuler des agents locaux pour commettre des « actes de subversion ». En février 1982, lors du soulèvement de Hama, le journal Al-Ba‘th écrit : « Notre peuple de Hama s’est réveillé le 3 février avec la voix de la conspiration. » (cité dans Wedeen, 1999) Dès lors les indices sont traqués : le soulèvement de 1982 serait lié à l’annexion par Israël du plateau du Golan, et l’annonce simultanée de l’insurrection par les États-Unis et les Frères musulmans serait la preuve d’une collusion. Les diplomates occidentaux soupçonnent déjà certains « indices » d’être fabriqués : « Les photographies reproduites à la télévision et dans la presse ne sont pas très convaincantes : il s’agit d’armes de fabrication soviétique, toutes neuves, qui pourraient bien avoir été sorties, pour la circonstance, des magasins de l’armée, les autorités voulant démontrer que la rébellion était le fait, non de la population, mais de professionnels aidés de l’extérieur. » (Archives diplomatiques françaises, 13 février 1982)
De manière générale, après le traité de paix entre l’Égypte et Israël, Assad se décrit comme victime d’une grande conspiration impliquant ennemis intérieurs (les forces réactionnaires) et extérieurs. Il confie au journaliste Patrick Seale le 12 mai 1985 : « Nous n’avions pas seulement affaire à des tueurs à l’intérieur de la Syrie, mais aussi à ceux qui élaboraient leurs plans. Le complot a pris de l’ampleur après la visite de Sadate à Jérusalem et de nombreux services de renseignement étrangers ont été impliqués. Ceux qui ont participé à Camp David ont utilisé les Frères Musulmans contre nous. »
La contestation de 2011 réactive ces réflexes. Le 30 mars 2011, dans son premier discours après le début des événements, Bachar Al-Assad dénonce un complot sophistiqué, mené par des personnes dont il reconnaît l’intelligence dans les moyens employés, mais aussi la bêtise consistant à s’en prendre à un peuple contre lequel ils ne peuvent pas gagner. Le discours est d’abord fait pour la consommation interne. Ne pouvant nier les événements, il s’agit de leur donner du sens, sans remettre en cause la légitimité du régime, et en faisant appel à un imaginaire déjà présent dans le pays. Aussi renvoie-t-il aux ingérences étrangères qui façonnent l’histoire de la région (depuis les accords de Sykes-Picot décrits comme un complot contre les intérêts arabes, jusqu’à la guerre en Irak en 2003) ou accuse-t-il le soulèvement de vouloir répandre la fitna (la discorde) entre les communautés (il peut pour cela s’appuyer sur des référents récents, comme les heurts au début des années 2000 entre bédouins et druzes au sud du pays et avec les Kurdes au nord). Le contrôle de l’information via le ministère qui lui est dédié, et une pratique active de la désinformation destinée à effrayer les citoyens (Glasman, 2013) permettent de diffuser ce récit. Les manifestants répondent à la stratégie discursive du régime par leurs slogans : « Il n’y a pas en Syrie d’infiltrés, juste 20 millions et c’est tout ! » (ma fi bi-sûriyya mundass ghayr ‘achrîn milîûn w-bass) ou encore « Personne ne complote contre le pays, sinon le règne de la tyrannie ! » (ma bit’âmar ‘a-l-bilâd illa hukm al-istibdâd) (Burgat, Chehayed, Paoli et Sartori, 2013).
Mais cette grille de lecture a également une résonance internationale inédite. Largement diffusées – voire élaborées – par de puissants supports médiatiques comme Russia Today ou Sputnik, ces théories du complot trouvent des relais sur les réseaux sociaux, tant parmi la gauche anti-impérialiste que dans les milieux de droite défenseurs des minorités. La diffusion de fausses informations, sur lesquelles elles se fondent, est en outre accrue par la fermeture du terrain syrien aux chercheurs et journalistes, que l’on songe au sort réservé à plusieurs d’entre eux à Homs début 2012.
Quelles sont lesdites théories du complot ? Il s’agirait soit d’un complot islamiste contre un régime laïc et protecteur des minorités (d’où la description des manifestants comme des extrémistes), soit d’un complot sioniste contre l’axe de la résistance à Israël (là, les manifestants sont des « marionnettes » ou agents de l’étranger), ou encore d’un complot américain pour s’approprier les ressources de la région et la remodeler en se débarrassant des régimes ennemis.
Même si les théories du complot se prémunissent contre toute contre-démonstration, considérant que l’absence de preuves du complot constitue le signe même de sa sophistication, prenons trois exemples, qui s’inscrivent plutôt dans le cadre du complot américain, pour montrer les mécanismes à l’œuvre. Tout d’abord, le soulèvement de mars 2011 ne serait pas le fait de Syriennes et de Syriens – ou alors abusés par des manipulateurs – mais une tentative américaine de déstabilisation. Cette théorie fait écho à la politique de Bush après l’invasion de l’Irak en 2003 et l’effet domino espéré sur d’autres régimes de la région. Un câble diplomatique américain du 13 décembre 2006, révélé par Wikileaks, évoque en effet le « Khaddam factor », préconisant d’encourager les prises de position publiques de l’ancien vice-président syrien ayant fait défection après l’assassinat de Rafiq Hariri, pour encourager le sentiment de « paranoïa » du régime. L’agenda néoconservateur et les pressions sur la Syrie (voir la résolution 1559 de 2004 exigeant son retrait du Liban) étaient en fait bien peu secrets. Cet exemple permet de montrer qu’une théorie du complot s’appuie souvent sur un élément réel, avant d’extrapoler. Le mécanisme consiste par ailleurs à décontextualiser les événements, sans prendre en compte ici les temps démocratiques américains, et notamment l’élection d’Obama sur un programme anti-Bush visant à quitter le Moyen-Orient.
Deuxième théorie du complot : la crise en Syrie serait une guerre pour le pétrole. Il ne s’agit pas tant ici des ressources pétrolières de la Syrie qui, contrairement à l’Irak, ne peuvent motiver un conflit (2,5 milliards de barils de réserves, soit moins que le Royaume-Uni), que des projets de gazoducs et pipelines devant la traverser. À la fin des années 2000, se basant sur des projets pourtant très hypothétiques voire peu viables, Bachar Al-Assad lance la « Stratégie des cinq mers », devant faire du pays une plateforme de transit de gaz. En 2009 toutefois, la Syrie refuse le projet qatari, afin semble-t-il de maintenir la dépendance européenne envers le gaz russe et ainsi protéger les intérêts de son allié. Dès lors, le déclenchement des manifestations serait la réponse occidentale et qatarie à ce refus. C’est omettre que ce projet comportait déjà l’option d’un tracé évitant la Syrie via l’Irak, qu’il achoppe sur des obstacles plus importants comme la rivalité du Qatar avec l’Arabie saoudite, que les relations syro-qataries restent très bonnes jusqu’à l’été 2011 ou encore que Doha a investi dans la compagnie pétrolière d’État russe, Rosneft. Cette théorie du complot montre ainsi un autre mécanisme, qui est de reconstruire une logique chronologique pour « révéler » des coïncidences qui ne pourraient être dues au hasard. Il s’agit par ailleurs d’inscrire la crise syrienne dans une suite de guerres mues par des intérêts économiques (notamment l’Irak en 2003), niant les particularismes et réfutant les causes locales en lissant tout par le prisme international.
Enfin, les attaques chimiques ont également fait l’objet de contre-récits et soulignent la problématique du rapport aux faits. Là encore, les fausses preuves sur la détention d’armes de destruction massives par l’Irak afin de justifier la guerre sont un précédent réel, instrumentalisé pour instiller le doute dès les attaques chimiques d’août 2013 dans la Ghouta, faisant plus de 1400 morts dont plus de 400 enfants, puis réactivé en avril 2017 après celles de Khan Cheikhoun. Dans ce second cas, le ministre des Affaires étrangères russe dénonce une mise en scène destinée à trouver le prétexte pour une intervention (a « false flag » operation). L’hypothèse ne permet toutefois pas de comprendre le refus d’intervenir d’Obama en 2013, au profit d’un simple accord de démantèlement de l’arsenal chimique du régime, ni la riposte limitée de Trump en 2017, moins d’une semaine après que l’ambassadrice américaine à l’ONU ait déclaré que la chute d’Assad n’était plus un « focus » de la diplomatie américaine. En outre, dans son septième rapport, le Mécanisme d’enquête conjoint OIAC-ONU établit clairement la responsabilité du régime syrien dans l’attaque chimique de Khan Cheikhoun. C’est le cas de la plupart des attaques sur lesquelles il est chargé d’enquêter, certaines étant toutefois attribuées à l’État islamique (notamment celles au gaz moutarde). Malgré ces conclusions, les Russes accusent plus particulièrement les Casques blancs, du nom de la défense civile syrienne, d’être les auteurs de cette manipulation. Ces sauveteurs bénévoles interviennent pour sauver les blessés après les bombardements dans les zones rebelles. Leur notoriété (un film, The White Helmets, primé aux Oscars, leur est consacré, et ils ont été nommés deux fois pour le prix Nobel de la paix), et leur rôle de documentation des crimes contre les civils, font d’eux la cible prioritaire des entreprises de disqualification du soulèvement syrien. Le contre-cadrage de leur action consiste, sans preuves, à les lier à Al-Qaïda – et donc à en faire des cibles légitimes. Ce cas illustre que les théories du complot, ou ici la diffusion de fausses informations, ciblent les narratifs les plus aptes à susciter un soutien à l’opposition syrienne, ou à incarner une autre voie que celles d’Assad ou de Daech.
Ces trois exemples montrent que les théories du complot prônent une vision déterministe des événements, dans laquelle le postulat de départ (il existe un plan caché) prime sur l’analyse des faits. Elles reposent sur une surévaluation des calculs politiques pratiqués en coulisse et de leurs succès. Cette stratégie discursive a une fonction claire : établir qu’il n’y a pas eu de révolution. L’écrivain syrien Yassin Al-Haj Saleh écrit ainsi que les anti-impérialistes complotistes partagent avec les impérialistes le déni de la lutte collective des Syriens et de leur capacité à se soulever ou à se représenter eux-mêmes.
Copyright 2022-Tannous/Le Cavalier Bleu
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Manon-Nour Tannous, La Syrie au-delà de la guerre. Histoire, politique, société, éd. Cavalier Bleu, 2022 Avec la possibilité de lire un chapitre : "Les Syriens ont besoin d’un régime fort".
4e de couverture
Au cœur de l’actualité depuis plus d’une décennie, la Syrie offre un visage meurtri par une guerre interminable qui occulte sa puissance et sa richesse passées.
Focalisé sur cette guerre, on en oublie la Syrie « d’avant », celle de l’Antiquité, d’Alep, de Damas, de Palmyre et, plus récemment, la Syrie des accords Sykes-Picot qui devient le cœur du nationalisme arabe. Passée en coupe réglée sous le régime Assad, les images qui nous parviennent depuis sont souvent caricaturales : État laïc, mosaïque communautaire, présidence modernisatrice de Bachar, collusion avec l’Iran et lutte sans merci contre Israël… et pour finir, l’alternative du « soit Bachar, soit Daech ».
S’appuyant sur une analyse précise de l’histoire et la société syriennes, Manon-Nour Tannous nous invite à dépasser les idées reçues et les raccourcis sur cet acteur majeur du Moyen-Orient.
Manon-Nour Tannous est docteure en relations internationales, maîtresse de conférences à l’Université de Reims Champagne Ardenne (CRDT) et spécialiste de la Syrie.
Voir le livre sur le site de l’éditeur : Manon-Nour Tannous, La Syrie au-delà de la guerre. Histoire, politique, société, éd. Cavalier Bleu, 2022. Avec un extrait à découvrir.
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