Qatar : quelle transition ?

Par Mehdi LAZAR, le 23 juin 2013  Imprimer l'article  lecture optimisée  Télécharger l'article au format PDF

Inspecteur de l’Education nationale, docteur en géographie, diplômé d’études approfondies en géopolitique et chercheur associé au laboratoire Géographie-cités. Il est l’auteur de l’ouvrage Le Qatar aujourd’hui (Michalon, 2013) et de Qatar, une Education City (l’Harmattan, 2012)

Géopolitique du Qatar. Avec 48 h d’avance, le Diploweb annonce la passation de pouvoir de l’émir Hamad Ben Khalifa al-Thani au bénéfice du prince héritier Tamim. Quelles seraient les conséquences géopolitiques envisageables ? Mehdi Lazar, auteur d’un ouvrage de référence sur ce pays, Le Qatar aujourd’hui (éd. Michalon), présente ici son analyse.

AU QATAR, l’émir Hamad Ben Khalifa al-Thani semble s’orienter vers une passation du pouvoir en douceur avec une investiture prochaine du prince héritier Tamim. La question n’est dorénavant pas de savoir si cette transition se produira mais plutôt quand et comment le nouvel émir prendra ses fonctions.

Ce changement à la tête de l’émirat sera une évolution importante pour le Qatar et pourrait avoir des conséquences directes sur sa politique étrangère. Le Qatar est très actif sur la scène régionale où il a soutenu les révoltes arabes et les partis issus de la mouvance des Frères musulmans et un changement de gouvernement pourrait infléchir cette politique. De plus, ce transfert de pouvoir en douceur romprait avec la tradition des monarchies arabes, dont les dirigeants restent généralement en place jusqu’à leur mort. Cela changerait également de la situation particulière du Qatar où depuis l’indépendance les deux chefs d’Etat sont arrivés au pouvoir en renversant leur père lors d’un coup d’Etat « de velours ».

Une transition teintée d’interrogations

Si la transition politique est désormais assurée au Qatar, des inconnues demeurent tant sur les modalités de cette dernière que sur son calendrier. Dans le cas où le conflit syrien continue de s’enliser, il convient d’envisager que l’émir et le Premier ministre ne puissent pas démissionner dans un proche avenir afin de continuer à gérer la crise et ses effets néfastes probables sur l’émirat.

De plus, quel que soit le scénario choisi, le rythme de la transition doit être géré avec soin afin de ne pas laisser un « vide » du pouvoir qui existerait dans le cas où l’actuel émir et le premier ministre se retiraient en même temps. Un tel cas de figure pourrait déstabiliser fortement le pays dans un contexte régional crispé. La transition pourrait ainsi débuter avec la démission du Cheikh Hamad bin Jassim al-Thani – Premier ministre et ministre des Affaires étrangères de l’émirat – dans les prochaines semaines ou mois. Suivant cette éventualité, le prince héritier Tamim deviendrait Premier ministre en attendant le départ de son père. Une autre hypothèse envisagée serait que le vice-Premier ministre, Ahmed al-Mahmoud, bénéficie d’une promotion et remplace le Cheikh Hamad bin Jassim. Cela serait alors la première étape de la transition en attendant la passation de pouvoir de l’émir à son fils.

Quoi qu’il en soit la démission du premier ministre reste une étape importante de la passation du pouvoir afin qu’il n’y ait pas de rivalité entre lui et le prince héritier. En effet, le jeune fils de la cheikha Mozah, formé en Angleterre, incarne avec sa mère l’aile libérale du pouvoir, tandis que le puissant Premier ministre est de son côté le chef de file d’une branche plus traditionaliste et est réputé proche des Frères musulmans. En cas de victoire des conservateurs aux élections « législatives » de 2013, une concurrence au sein du pouvoir serait difficile à soutenir, d’autant que la jeunesse de Tamim est susceptible d’être perçue comme une lacune dans un Moyen-Orient où l’expérience et l’âge sont valorisés. Concernant l’avenir politique du Premier ministre, ce dernier continuera certainement à jouer un rôle clé dans l’émirat. Il devrait notamment garder le contrôle du Qatar Investment Authority, le fond souverain du pays.

Interprétations

L’annonce de cette transition et le retrait de l’émir semblent motivés par la volonté de ce dernier de transférer le pouvoir à son fils et de pouvoir continuer à jouer un rôle consultatif de haut niveau alors qu’il est encore relativement en bonne santé. D’ailleurs, la montée en puissance du prince Tamim n’est pas une surprise puisqu’il est désigné depuis 2003 comme prince héritier et qu’il a pris de nombreuses responsabilités dans l’émirat ces dernières années. D’autres interprétations moins crédibles soutiennent en revanche que l’annonce de la transmission de la charge de l’émir à son fils ne serait pas due à la maladie de l’émir mais à une intervention des Etats-Unis (ces derniers auraient « découverts » les agissements de l’émirat auprès des djihadistes en Syrie et des transactions financières illégales). D’autres explications plus réalistes avancent l’idée que la promotion de Tamim est une transition souhaitable plutôt qu’une réponse forcée à la santé fragile du cheikh Hamad. Selon cette thèse, l’émir souhaiterait démontrer qu’il a pris le pouvoir en 1995 pour le bien du pays mais qu’il ne souhaitait pas rester au pouvoir. De plus, Doha tente depuis des années de concurrencer l’Arabie saoudite dans ses prétentions régionales et religieuses en se démarquant du royaume et de ses querelles dynastiques. Cette transition pourrait ainsi illustrer la volonté du Qatar d’incarner une puissance régionale moderne dirigée par une jeune génération – menée par le prince Tamim – que l’émir Hamad avait lui-même symbolisée en 1995.

En fait, il est probable que la vérité se trouve à mi-chemin entre les impératifs de santé de l’émir et sa volonté de se démarquer des autres Etats du Conseil de Coopération du Golfe. L’émir pourrait ainsi utiliser cette transition pour restaurer l’image du Qatar compte tenu des nombreuses critiques dont le pays fait l’objet depuis son rôle controversé dans les « printemps arabes ».


Quelles conséquences géopolitiques ?

Sur le plan interne, le prince Tamim travaillera certainement dans la continuité de son père qui sera d’ailleurs toujours présent pour conseiller son fils. Il est donc probable que le nouvel émir continue dans une certaine mesure à cultiver l’image moderne du Qatar tout en respectant les sensibilités des couches conservatrices du pays. Il est néanmoins fortement envisageable que le rythme des réformes ralentisse afin de laisser plus de place aux voix des conservateurs. En revanche, les principales pistes d’action pour le Qatar au cours des quinze à vingt prochaines années sont déjà connues et si le prince Tamim disposera certainement d’une marge de manœuvre en politique intérieure, il ne pourra s’écarter du plan stratégique de l’émirat (la « vision 2030 »). Les axes du développement économique et humain resteront donc les mêmes dans le pays et nous assisterons plus à des variations de calendrier et d’intensité qu’à de réels changements stratégiques.

Sur le plan externe, il n’y aura certainement pas plus de rupture avec les fondamentaux géopolitiques de l’émirat. Le Qatar continuera à assoir son intégrité territoriale sur sa relation militaire avec les Etats-Unis et les relations bilatérales franco-qataries continueront d’être solides. Les échanges entre les deux Etats reposeront toujours sur d’importants piliers (énergie, armement, commerce, culture) tandis que la relation privilégiée sera entretenue par un nouvel émir qui connait bien la France et l’apprécie. La question du financement des mouvances islamistes proches de la confrérie des Frères musulmans sera cependant plus délicate dans un contexte régional tendu et avec la séquence des « printemps arabes » qui se termine. D’autant que l’arrivée au pouvoir d’un nouvel émir et la transition qui s’en suit pourrait inciter les rivaux régionaux du Qatar – Arabie Saoudite, Iran, Syrie – à tenter de réduire la portée de sa politique étrangère très active. Par exemple, Téhéran pourra profiter de la transition au Qatar pour se venger de Doha quant au financement des opposants au régime d’Al-Assad en Syrie, un allié important de l’Iran. De plus, d’autres voisins ont également été récemment irrités par le comportement du Qatar et pourront saisir cette transition pour affaiblir le pays – comme en 1995 et 1996.

Ainsi, l’Arabie Saoudite a été souvent agacée par le traitement de ses affaires intérieures par la chaîne al-Jazeera et durant la première partie de la décennie 2000 le royaume a eu de nombreux accrochages avec le Qatar. Plus récemment, les Émirats Arabes Unis se sont offusqués du soutien du Qatar aux Frères musulmans en Egypte et en Tunisie (eux-mêmes se méfiant de la branche locale de la confrérie) et l’Algérie a été irritée par le soutien à l’intervention de l’OTAN en Libye. Pour les Etats-Unis, le changement le plus important sera probablement la mise à l’écart d’Hamad bin Jassim, Premier ministre et ministre des Affaires étrangères depuis de nombreuses années. Il a été un interlocuteur privilégié de Washington malgré des initiatives qataries qui ont pu régulièrement provoquer les dirigeants américains – on se rappelle en 2009 de la remarque de John Kerry : « Qatar cannot be an ally of America on Monday that sends money to Hamas on Tuesday » – et l’artisan de la politique étrangère hyperactive de l’émirat.

Dans ce contexte régional tendu, l’évolution de la politique régionale du Qatar sera complexe. Le chaos en Syrie et la possibilité d’un Iran nucléaire vont rendre les décisions du nouvel émir difficiles. Dans cette perspective, il sera délicat de remplacer le brillant diplomate qu’est Hamad bin Jassim. D’ailleurs, cette éventualité signifierait probablement une baisse de l’activité diplomatique du Qatar au Moyen-Orient à un moment où son influence a déjà souffert – en partie en raison de sa réputation de soutenir les Frères musulmans. Il semble cependant que cette baisse d’influence serait arrivée avec ou sans la transition de leadership en raison d’une trop forte exposition du Qatar dont le passage de l’influence à la puissance n’a pas été assez mesuré. L’investissement physique et financier de l’émirat dans les conflits régionaux sera alors très probablement revu à la baisse et remplacé par une plus traditionnelle politique de médiation dont le périmètre sera à redéfinir (incluant par exemple les négociations entre les Etats-Unis et les Talibans à Doha).

Le positionnement global du Qatar devrait se poursuivre avec des investissements financiers, industriels et agricoles dans le monde entier et ouverts vers de nouveaux continents tels que l’Afrique. Nous assisterons donc également à un retour de la « diplomatie du chéquier » de l’émirat doublée d’un regain de la politique du « sponsoring » de grands événements internationaux. Ce sont ces outils qui sur le plan régional pourront permettre à l’émirat de transformer son influence disproportionnée par rapport à sa taille en une capacité d’attraction afin de développer ses moyens bancaires, éducatifs, artistiques et touristiques. Cela notamment dans la perspective de la Coupe du Monde 2022.

Copyright Juin 2013- Lazar/ Diploweb.com


Plus

Mehdi Lazar, Le Qatar aujourd’hui, éd. Michalon, 2013.

Incontournable Qatar. Agaçant, visible, ambitieux : les adjectifs ne manquent pas pour qualifier un émirat qui ne laisse pas indifférent. De la chaîne de télévision Al-Jazeera à ses investissements massifs dans le sport, l’industrie et la finance en passant par son activité diplomatique, l’émirat qatari est omniprésent dans les médias. Que cherche donc le Qatar ? Comment et pourquoi un pays géographiquement et démographiquement aussi faible est-il devenu aussi visible ? La réponse est à la fois dans la géographie du Qatar et dans l’histoire du Moyen-Orient.

L’émirat a considérablement changé au cours de ces cinquante dernières années. À quoi ressemble-t-il aujourd’hui ? Immensément riche de son gaz, certes, l’émirat est avant tout composé à 85% d immigrés. Un État très visible sur la scène internationale malgré son faible poids géographique et démographique. Un pays où l’avènement de la société de consommation ne s’est pas traduit par un changement des structures sociales. Un pays où le poids des fragilités géographiques et géopolitiques pèse sur les choix diplomatiques et économiques. Un pays, enfin, qui s’interroge sur le rythme à donner aux réformes politiques.

Dans cette étude complète et détaillée, Mehdi Lazar propose de retracer la montée en puissance de l’émirat à travers ses lignes de force et de faiblesse et tente ainsi de comprendre les raisons de sa surexposition.

. Voir sur le site des éditions Michalon


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