Les fonds souverains changent-ils la face de l’économie mondiale ?

Par Juliette FAURE, le 29 novembre 2016  Imprimer l'article  lecture optimisée  Télécharger l'article au format PDF

Juliette Faure a travaillé pour un think tank de fonds souverains à New York. Elle a obtenu un Master en Relations Internationales à Columbia University à New York après avoir étudié à Sciences Po Paris et à la Sorbonne Paris IV en philosophie.

Comment les fonds souverains sont-ils devenus des acteurs incontournables des nouvelles dynamiques financières et géopolitiques mondiales ? Leurs ressources immenses et la nouveauté de leur stratégie d’investissement long terme en font depuis quelques années des pionniers du financement de l’économie mondiale. La prise de participation de fonds souverains dans des actifs à l’étranger noue des liens stratégiques entre les pays.

AU COURS Au cours de ces dernières années, la finance mondiale s’est transformée sous l’influence croissante des fonds souverains. Il existait seulement une vingtaine de fonds souverains en 2000 tandis qu’ils sont aujourd’hui plus de 75 et ne cessent d’augmenter [1] : Israël, Hong Kong, la Turquie, la Grande Bretagne et l’Indonésie ont récemment annoncé la création d’un fonds souverain. Au service d’un État, le fonds souverain investit sur les marchés financiers pour garantir la diversification et la durabilité des revenus publics. Ce statut hybride, acteur financier sous mandat public, est inédit et révolutionnaire tant pour le fonctionnement et la régulation de la finance que pour les possibilités de développement des pays. Selon le « Sovereign Wealth Fund Institute », la taille des fonds souverains a pratiquement doublé depuis 2010 pour représenter près de 7,4 trillions de dollars en décembre 2015. [2] Une partie considérable de la manne monétaire de la finance d’aujourd’hui est donc publique et de ce fait, répond à des régulations et des exigences spécifiques. Cette irruption des États sur les marchés financiers a un double effet. D’un côté, la finance doit s’adapter à un investisseur qui obéit à une logique d’État et à des critères de transparence et de responsabilité. De l’autre côté, l’État se dote d’une nouvelle source de financement qui lui permet de mener les missions cruciales de stabilisation du budget, d’élaboration de politiques publiques et d’épargne intergénérationnelle. La rencontre de ces deux mondes est bienvenue. Elle permet aux États d’avoir une influence sur les régulations et les pratiques financières ; et elle octroie à la finance une nouvelle noblesse d’âme en servant les intérêts des citoyens. Les fonds souverains remédient ainsi aux évolutions incontrôlées du capitalisme mondial qui ont abouti à une disjonction entre la création de profits non régulée et les besoins croissants de financement public. Dans le même temps, l’interaction des fonds souverains constitués en communauté d’investisseurs entretient un nouveau réseau en finance, connoté d’une force stratégique inédite. Nouveaux acteurs hybrides des relations internationales, quel est l’impact des fonds souverains sur les dynamiques financières et géopolitiques mondiales ?

La présence d’une logique d’État permet d’infléchir la finalité des investissements vers des impacts positifs pour le développement des pays (I). Les fonds souverains s’imposent comme les gendarmes de marchés et les principaux financeurs de l’économie mondiale (II). A l’occasion de partenariats entre fonds souverains, une dimension diplomatique nécessairement affleure, avec son potentiel de coopération et de déstabilisation (III).

Les fonds souverains changent-ils la face de l'économie mondiale ?
Juliette Faure

I. Aux mains d’un fonds souverain, les stratégies financières sont réindexées sur une finalité d’intérêt public

Le fonds souverain peut servir plusieurs fonctions. Son rôle par excellence est de pallier le fameux syndrome hollandais, autrement appelé « malédiction des ressources naturelles » par les économistes du développement. Les fonds souverains sont généralement établis par des pays exportateurs de ressources naturelles ou de biens de consommation. Lorsque leur balance commerciale devient largement excédentaire, ces pays accumulent des revenus et s’exposent ainsi à plusieurs risques. Premièrement, l’accumulation de devises crée un risque d’excès de liquidités et de volatilité de la valeur de la monnaie locale. Deuxièmement, le pays entretient une dépendance envers ses revenus issus de l’exportation sans être certain que ces revenus soient stables et durables. L’épuisement des ressources du pays, les fluctuations du prix sur les marchés, la concurrence de nouveaux acteurs ou encore la diminution de la demande sont autant de risques qui pèsent sur la longévité des revenus. Troisièmement, une économie qui dépend d’une seule source de revenus n’est pas robuste : les profits issus de l’exportation peuvent financer les besoins immédiats du pays sans inciter à investir dans un système de production nationale. Pour toutes ces raisons, les pays en développement riches en matières premières ont sombré dans une impasse économique menant paradoxalement à plus de pauvreté et d’instabilité que des pays similaires sans ressources. Dans cette situation, le fonds souverain est un mécanisme de protection très efficace contre la dépendance d’un pays envers ses « rentes ». En diversifiant la source des revenus, il crée un mécanisme d’investissement et d’épargne intergénérationnel qui assure la stabilité et la durabilité des richesses publiques. On peut citer le cas du fonds souverain malaisien, « Khazanah Nasional », qui a réussi à utiliser les revenus pétroliers du pays pour soutenir l’industrie nationale, diversifier ses secteurs de production ou financer des projets domestiques à impact économique et social. Suivant la même logique, le fonds souverain coréen, « Korea Investment Corporation », utilise les revenus issus de ses exportations commerciales pour financer l’économie du pays à long terme. En février 2016, le président du groupe a annoncé la croissance des réserves du fonds de 85 milliards de dollars à 200 milliards d’ici 2020. [3] A terme, on peut imaginer qu’il serve à financer le coût de réunification des deux Corée.

II.Les fonds souverains : gendarmes des marchés et financeurs de l’économie mondiale

La présence de ces investisseurs publics sur les marchés financiers impose de nouvelles régulations en finance. La lutte contre la corruption est une des raisons fondamentales qui expliquent la prolifération des fonds souverains. Au Nigeria par exemple, le fonds souverain a été mis en place pour s’assurer que les revenus pétroliers soient gérés de façon transparente. Des critères légaux très clairs définissent le modèle d’investissement du fonds et les conditions sous lesquelles les revenus sont placés ou retirés, sécurisant ainsi le capital public du pays. Par ailleurs, les fonds souverains deviennent acteurs d’une régulation de la qualité des investissements. Le fonds souverain norvégien, « Norges Bank Investment Management » (NBIM), fait par exemple preuve d’un activisme d’actionnaire qui n’a pas de précédent dans l’histoire de la finance. Le fonds s’est engagé à se retirer de tout investissement lié à la production de combustibles fossiles. Dans les entreprises dans lesquelles il est investi, il requiert la réduction des émissions de gaz à effet de sphère. La taille et l’importance stratégique de NBIM font de ses engagements éthiques un véritable moyen de pression sur les pratiques financières. NBIM n’hésite pas à mettre en œuvre ses sanctions : récemment, le fonds a mis un terme à sa participation dans l’entreprise américaine « Duke Energy Corp. » après la révélation de son bilan de pollution. [4] Non sans une certaine ironie de l’histoire, c’est un fonds issu de revenus pétroliers qui est aujourd’hui le champion du financement de la transition énergétique et de la sensibilisation au changement climatique.

L’activisme d’actionnaire des fonds souverains permet également de lutter contre le problème de l’asymétrie d’information sur les marchés financiers. Le manque de transparence des informations délivrées par les entreprises, voire la rétention ou la manipulation d’informations (déclaration de faux profits, dissimulation de pertes…), est une source de risque immense pour les investisseurs et une des causes de la création de bulles financières. Pour réduire les aléas sur la valeur de leurs actifs, les fonds souverains demandent une transparence des normes comptables et la publication d’informations financières fiables de la part des entreprises dans lesquels ils sont investis. Cela renforce la mise en application des normes internationales de régulation des marchés, comme les « International Financial Reporting Standards utilisés en Europe » ou les « Generally Agreed Accounting Principles » américains.

Au-delà de ce nouveau rôle de gendarme de la finance, les fonds souverains détiennent aussi une puissance transformative sur la finance en proposant un nouveau modèle d’investissement. L’essence de leur stratégie repose sur l’investissement sur un horizon long terme pour garantir que les revenus d’aujourd’hui bénéficient aux générations futures. Alors qu’un fonds de pension traditionnel a besoin de produits qui génèrent des retours annuels pour déverser les retraites à ses contribuables chaque année, les fonds souverains n’ont théoriquement pas d’engagement sur l’année mais plutôt sur 5, 10 voire 20 ans. Ils ont ainsi une approche contra-cyclique par rapport à la volatilité court terme des marchés. Lors de la panique qui a saisi les marchés début janvier 2016, les bourses ont chuté dans un mouvement général de rétraction des investissements et vente des actions. A contre courant de cette tendance, un groupe de fonds souverains [5] réunis au Forum Économique de Davos le 21 janvier 2016 affirmait leur engagement contre la volatilité des marchés, en annonçant la création du nouvel indice d’investissement long-terme, le « S&P Long-Term Value Creation Index ». Cet engagement est très prometteur. Jusqu’à présent, les investissements long terme étaient désertés par les investisseurs traditionnels. Ils requièrent en effet un engagement stable et pérenne et sont souvent associés à de forts coûts fixes initiaux, une faible profitabilité immédiate et des risques qui pèsent sur leur viabilité. Dans le cas de produits illiquides comme les infrastructures, l’investisseur est impliqué durant l’ensemble de la période d’investissement et peut difficilement se rétracter en cours. Pour ces raisons, les investisseurs court terme ne préfèrent pas s’y risquer. Pourtant, ce sont ces investissements qui sont la clé du financement d’une économie globale : réseaux électriques, voies de communication, assainissement en eau ou encore financement de la transition énergétique sont autant d’investissements cruciaux délaissés par les règles classiques de la finance. Les fonds souverains ont une position privilégiée pour combler ce gouffre. On peut citer l’approche de la « Caisse de dépôt et placement du Québec » (CDPQ) qui travaille directement avec le gouvernement canadien pour concevoir et financer des projets d’infrastructures publiques et de transports à impacts sociaux et environnementaux. De la même manière, CDPQ est membre de la plateforme d’investissement « Resurgent Power Ventures » en coparticipation avec deux autres fonds souverains du Koweït et d’Oman et des investisseurs privés pour financer le développement du réseau électrique indien. La taille de la plateforme s’élève déjà à 850 millions de dollars.

III. La collaboration entre fonds souverains donne lieu à des alliances stratégiques et diplomatiques

La collaboration de plusieurs fonds souverains au sein d’un même investissement est d’ailleurs de plus en plus courante. Ils partagent ainsi leurs ressources et leur expertise entre pairs et montent des plateformes de co-investissement sans avoir besoin de recourir à un gestionnaire d’actifs. Typiquement, le fonds russe « Russian Direct Investment Fund » ne fonctionne que sur ce modèle de collaboration. Il a déjà scellé des partenariats dans de nombreux pays dont la France, l’Italie, le Qatar, le Bahreïn, les Émirats Arabes Unis, la Chine, l’Inde…

Un des objectifs déclarés de ces alliances est d’approfondir la coopération économique bilatérale. Ces nouvelles alliances représentent ainsi des engagements stratégiques entre pays et redessinent une diplomatie économique peu médiatisée. Ainsi, le fonds souverain chinois a déployé une présence internationale impressionnante. Armée de son imposant fonds de près de 814 Md$, « China Investment Corporation » (CIC), la puissance financière de la Chine prend de vraies allures géopolitiques. En 2014, la Chine a établi un véhicule entièrement dédié à la construction d’infrastructures et de voies de communication à travers l’Asie centrale. Ce nouveau fonds, au nom programmatique de « Silk Road Fund », est doté de 40 Md$. A titre de comparaison, cela représente déjà près d’un tiers du budget de l’Union européenne. En France, sous l’égide de la Caisse des Dépôts, le fonds souverain « Caisse des Dépôts Capital International » a conclu avec la CIC un partenariat d’investissement pour le financement du Grand Paris à hauteur d’1 Md€.

Certes, les fonds souverains se sont engagés à respecter les Principes de Santiago, qui stipulent que leur stratégie d’investissement ne doit servir que des objectifs commerciaux et non stratégiques. On peut néanmoins s’interroger sur les capacités d’influence voire d’ingérence que confère la prise de participation financière d’un acteur souverain dans l’économie d’un autre pays. Récemment, le fonds de pension souverain australien, « Queensland Investment Corporation » (QIC), a proposé un nouveau degré de partenariat entre fonds. QIC a acquis une telle expertise en matière d’investissements qu’il propose aujourd’hui ses services de gestionnaires d’actifs à d’autres fonds d’États australiens. [6] Les retours sur ces activités bénéficient au budget de l’État : chaque année, QIC paye un dividende au Trésor. Mais l’impact stratégique de cette activité n’est pas anodin : dans le cas hypothétique où QIC serait en rivalité avec un État dont il gère le fonds souverain, son ingérence pourrait devenir une ascendance problématique.

Les fonds souverains sont ainsi devenus des acteurs incontournables des nouvelles dynamiques financières et géopolitiques mondiales.

Copyright Novembre 2016-Faure/Diploweb.


Plus

. La revue Carto, n°38, Novembre-décembre 2016, publie un remarquable dossier sur "La planète financière", richement illustré de cartes.

. Laurent Carroué, La planète financière. Capital, pouvoirs, espace, éditions Armand Colin, 2015. Un ouvrage de référence.

. Jean-François Gayraud, Le nouveau capitalisme criminel. Crises financières, narcobanques, trading de haute fréquence, éditions Odile Jacob, 2014.


Vous aussi, construisez le Diploweb !

Une autre façon de construire le Diploweb

Découvrez les livres géopolitiques publiés par Diploweb : des références disponibles via Amazon sous deux formats, Kindle et papier broché

[5Canada Pension Investment Board (CPPIB), Government Investment Corporation of Singapore (GIC), New Zealand Superannuation Fund, Ontario Teachers’ Pension Plan (OTPP), ATP Denmark and PGGM Netherlands.

[6« From investor to manager – how QIC is crossing the fence », entretien avec Jim Christensen, Managing Director, Global Multi-Asset à QIC, sur « Institutional Investor Network », 20 juin 2016. https://www.investorintelligencenetwork.com/research/case-studies/investor-manager-%E2%80%93-how-qic-crossing-fence#


DIPLOWEB.COM - Premier site géopolitique francophone

SAS Expertise géopolitique - Diploweb, au capital de 3000 euros. Mentions légales.

Directeur des publications, P. Verluise - 1 avenue Lamartine, 94300 Vincennes, France - Présenter le site

© Diploweb (sauf mentions contraires) | ISSN 2111-4307 | Déclaration CNIL N°854004 | Droits de reproduction et de diffusion réservés

| Dernière mise à jour le samedi 16 mars 2024 |