Les défis du renseignement militaire

Par Michel MASSON, le 1er février 2009  Imprimer l'article  lecture optimisée  Télécharger l'article au format PDF

Général de corps aérien. Directeur du renseignement militaire (France) jusqu’au 31 août 2008.

Géopolitique et renseignement. Sans langue de bois, le général M. Masson livre dans un entretien soutenu, riche et dense, sa vision de la place actuelle du renseignement militaire. Il présente également les défis auxquels il doit maintenant répondre.

Dans le cadre de ses synergies géopolitiques, le diploweb.com est heureux de vous présenter un entretien publié dans le n° 4 de Sécurité Globale, Paris : Choiseul, été 2008, pp. 9-18.

Sécurité globale : Que représente aujourd’hui le renseignement militaire ? Quels sont ses objectifs et moyens ?

Michel Masson : On devrait plutôt parler de renseignement « d’intérêt militaire ». Pourquoi ? Le renseignement militaire, tout le monde sait ce que c’est. Dans cette acception stricte et traditionnelle, on entend les aspects purement militaires des conflits : les entités armées ou paramilitaires (vous noterez que je ne parle pas uniquement de forces militaires), leurs objectifs stratégiques et leurs capacités opérationnelles, leurs structures, leurs matériels, leurs doctrines, leur niveau d’entraînement et leurs modes d’action (1). Mais, de longue date, et plus encore sans doute depuis la guerre des Balkans, et en tout état de cause dès la création de la Direction du renseignement militaire (DRM), cette notion s’est révélée insuffisante. On a alors préféré parler de renseignement d’intérêt militaire, en abrégé RIM : ce terme figure déjà dans le décret fondateur de cette maison (16 juin 1992). Car outre ce renseignement militaire, le RIM comprend aussi le « renseignement d’environnement » qui porte sur tous les domaines de l’espace physique de l’engagement des forces et toutes les particularités du milieu humain dans lesquelles elles sont appelées à évoluer. Le RIM couvre ainsi tout autant des thèmes géographiques (pays, zones de crise ou de conflit) que des thèmes transverses (réseaux de proliférations, de soutien à un acteur de conflit, entités stratégiques transnationales…) (2). Vaste programme, car la priorité du RIM et donc de la DRM est l’appui aux opérations : or celles-ci ont profondément évolué depuis la création de la DRM, ce qui constitue un défi permanent pour elle. J’y reviendrai.

Le RIM, c’est aussi l’ensemble des organismes, des personnels et des moyens des armées qui relèvent de la fonction renseignement sous l’autorité du chef d’état-major des armées (CEMA) dont relève la DRM. Le CEMA, il faut le rappeler, assure la direction générale de la recherche et de l’exploitation du renseignement militaire (3). Le RIM, ce sont d’abord des hommes et des femmes sans lesquels les systèmes les plus sophistiqués sont improductifs, donc inutiles. Il y a lieu de préciser que moins de la moitié des quelque 7 800 militaires des filières renseignement des armées servent dans les services de renseignement, l’autre moitié servant dans les forces.

Les moyens du RIM sont donc autant ceux de la DRM que ceux des trois armées. La DRM, répartie entre Paris et Creil, dispose pour sa part en propre d’une douzaine d’organismes extérieurs. Le centre de formation et d’emploi relatif aux émissions électromagnétiques (CF3E), implanté à Creil, conduit la manœuvre de l’ensemble des capteurs électromagnétiques des armées, dont des centres d’écoute répartis dans le monde (nos « grandes oreilles »). Il alimente la DRM en renseignement d’origine électromagnétique (ROEM ou SIGINT en anglais). Le centre de formation et d’interprétation interarmées de l’imagerie (CF3I), implanté lui aussi à Creil, est chargé de la production du renseignement d’origine image (ROIM ou IMINT) au profit de la DRM et de ses clients. À cet effet, il conduit la manœuvre des capteurs stratégiques d’imagerie, notamment les satellites Hélios dont la DRM assure le contrôle opérationnel par délégation du CEMA. Enfin, le centre de formation interarmées au renseignement (CFIAR) de Strasbourg assure la formation interarmées au renseignement d’intérêt militaire, y compris la formation aux langues opérationnelles nécessaires au recueil du renseignement.

Les moyens du RIM, ce sont ensuite les capacités de renseignement des armées. La DRM a l’emploi permanent de certains d’entre eux. D’autres sont engagés sur sa proposition mais sur ordre du CEMA. C’est en particulier le cas des dispositifs renseignement déployés sur les théâtres d’opérations.

Dans ce panorama, la DRM assure l’animation de la fonction RIM, par ses moyens propres et ceux des armées. Elle est un peu un chef d’orchestre, si je puis dire, ou « tête de chaîne » si vous préférez.


Vidéo. Remise du 1er Grand Prix de l’Académie du renseignement (2019)


S. G. : La Direction du renseignement militaire (DRM) a été créée il y a maintenant plus de quinze ans. Quelles étaient ses caractéristiques alors ? Quelles mutations a-t-elle connues depuis lors ?

Michel Masson : Initialement, la DRM a été fondée par le regroupement des bureaux renseignement des trois armées autour du centre d’exploitation du renseignement militaire (l’ex CERM). L’amalgame de ces éléments constitutifs et l’émergence d’une culture interarmées du renseignement a été rapide, sous l’effet conjugué de trois facteurs qui ont façonné la DRM à ses débuts : une montée en puissance rapide qui traduisait l’importance – et c’était méritoire – qu’on a tenté alors de donner à la fonction renseignement (dans ses cinq premières années l’effectif est passé de moins de 1 200 à plus de 1 700), les guerres des Balkans qui l’ont confrontée dès sa création à un type de conflit que l’on n’avait plus connu depuis longtemps, et l’apport significatif de l’imagerie spatiale de haute résolution avec la mise en service d’Hélios 1.

Il s’agissait de tenir compte des enseignements majeurs de la première guerre du Golfe et de remédier à certaines carences dans le domaine du renseignement : en particulier l’absence d’animation centrale, stratégique donc et même opérative (sur le théâtre lui-même), ou de véritable « tête de chaîne » comme je l’évoque plus haut. Et puis un défaut de liberté d’appréciation qui nous rendait étroitement dépendants de nos alliés dans ce domaine, allant à l’encontre de la volonté d’autonomie d’appréciation (et de décision) au profit de nos autorités politiques. En fait, on a sorti des tiroirs un dossier bâti cinq ans plus tôt par le Général d’armée aérienne François Mermet, ancien DGSE, à la demande de son ministre. Son constat d’alors, remarquablement pertinent, allait se révéler malheureusement fondé à la suite de la participation militaire française à la reconquête du Koweït par la coalition. Son analyse de l’époque est d’ailleurs singulièrement encore d’actualité aujourd’hui sur bien des points. Je tiens ici à ce propos à lui rendre hommage.

À la suite de la campagne du Kosovo, la DRM a connu une première mutation en 1999 qui l’a conduite à recentrer plus encore ses activités sur l’appui aux opérations. La préparation des frappes aériennes a par exemple amené la DRM à développer les techniques d’analyse systémique qui trouvent leur application aussi bien dans la phase de planification des opérations que dans le ciblage. Une deuxième mutation, initiée en 2001 à la suite des attentats des « Twin Towers » est toujours en cours ; elle vise à mieux prendre en compte les menaces asymétriques de type terroriste, mais aussi l’appui renseignement à des opérations où défense et sécurité se rejoignent, conformément aux orientations fixées par le Livre blanc qui devrait être rendu public au moment où vous mettrez sous presse. Il s’agit par exemple de la lutte contre la piraterie comme l’illustre la prise du Ponant, contre l’orpaillage clandestin en Guyane ou les narcotrafics, pour ne citer que des opérations récentes ou en cours.

Pour employer un mot mis à la mode par la réflexion doctrinale américaine, la « transformation » de la DRM est donc permanente. C’est un impératif pour l’ensemble du RIM pour s’adapter à l’évolution des menaces. Pour ne citer que quelques exemples, la DRM n’a pas attendu le 11 septembre pour créer une cellule de renseignement sur le terrorisme, dont l’action s’exerce sur l’analyse des menaces pesant sur les forces en opérations et la diffusion de l’alerte à leur profit. Elle suit également un certain nombre de navires qu’elle considère d’intérêt militaire parce que liés à des trafics d’armes, à la prolifération NRBC, au terrorisme. Elle s’est enfin adaptée très rapidement à la menace majeure constituée par les engins explosifs improvisés (Improvised Explosive Devices ou IED), une arme redoutable entre les mains d’organisations terroristes, responsable de l’essentiel des pertes alliées en Afghanistan ou en Irak.

Enfin, et c’est en soi un défi, elle s’est adaptée à l’évolution des techniques, notamment celles de l’information, qui a vu par exemple un recours accru par tous les acteurs de la menace, à la téléphonie mobile ou aux liaisons par satellites.

S. G. : La France est engagée ou a été engagée dans de nombreux pays ou zones du monde (Afrique, Afghanistan, Liban, Balkans). Quel est l’apport de la DRM à la gestion de ces différentes crises ? Comment fait-elle face également à la diversité des conflits dans lesquels elle a été engagée ?

Michel Masson : Depuis la création de la DRM, la France s’est en effet engagée sur quatre continents – n’oublions pas Haïti – et elle l’est actuellement sur cinq théâtres majeurs (Tchad, Côte d’Ivoire, Afghanistan, Liban, Balkans). L’action de la DRM s’exerce d’abord en amont, dans le cadre de la veille stratégique permanente, où il s’agit de détecter l’émergence d’une crise au stade le plus précoce, ou tout au moins de détecter les indices ou « signaux faibles » d’alerte concernant les intérêts nationaux ou de grande puissance internationale, membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies. Car il s’agit bien de cela : au-delà du débat autour de la pertinence de qualifier notre pays de « grande » ou « moyenne » puissance internationale, il faut faire le constat que nous sommes armés pour répondre aux menaces actuelles, et la France est l’une des rares nations à disposer aujourd’hui de l’ensemble des capacités qui fondent un système de renseignement global et cohérent, même si celles-ci restent assorties de quelques lacunes.

Pour sa part, la DRM contribue ainsi à l’anticipation et à l’alerte au profit des responsables politiques et militaires. Dès lors que la participation de la France à une opération est envisagée, une planification est engagée par le centre de planification et de conduite des opérations (CPCO) de l’état-major des armées. La DRM y est présente en permanence, puisqu’elle arme le bureau renseignement (J2, selon la norme et l’appellation de l’OTAN) du CPCO. Ce bureau, armé par du personnel de cette direction, s’adosse à l’ensemble de la DRM pour fournir à ce stade le renseignement de documentation, le fonds de connaissances nécessaire à la prise de décision politique puis militaire, mais aussi pour planifier les chaînes renseignement qui seront déployées sur les théâtres. Pour les opérations en cours, le théâtre dispose bien entendu de ses propres moyens de renseignement ; toutefois, la DRM complète le renseignement élaboré sur le théâtre par l’apport des capteurs stratégiques, du renseignement obtenu par échange avec des alliés, des expertises particulières (par exemple en matière d’EEI, comme évoqué plus haut) ; elle apporte surtout sa capacité d’analyse qui complète et met en perspective celle du théâtre.

S. G. : On vante beaucoup les mérites du renseignement d’origine technologique (télécommunications, satellites, informatique, etc.). Quelle place occupe-t-il en France aujourd’hui ? Les moyens qui lui sont alloués sont-ils suffisants ? Quelle place accordez-vous au renseignement humain ?

Michel Masson : Le renseignement technique restera irremplaçable : souvenons-nous de notre dépendance à l’égard de l’allié américain lors de la première guerre du Golfe, où nous n’avions pas de satellite d’observation de haute résolution. Pour remonter plus haut, il a fait la preuve – pour les militaires – de son intérêt dès la Grande Guerre. Ce renseignement occupe donc une place majeure qu’il est appelé à conserver. Les moyens qui lui sont alloués sont bien entendu comptés dans le contexte budgétaire contraint que nous connaissons, et qui, je le crains, va perdurer. Pour autant, la situation actuelle, sans être parfaite, permet de faire face à la menace de façon à peu près satisfaisante, et confère à notre pays un statut de véritable puissance mondiale, en matière de renseignement, comme je l’évoquais plus haut. Aucun de nos partenaires ne nous conteste ce rang.

À propos des systèmes de renseignement techniques, plusieurs écueils sont à éviter. Par exemple, la recherche du progrès à tout prix constitue un moteur pour notre industrie mais risque d’assécher des moyens financiers de plus en plus comptés. La juste suffisance en matière de satisfaction du besoin opérationnel est un impératif. Plus grave encore, posséder des systèmes sophistiqués sans disposer de personnels qualifiés pour les servir conduit à des incohérences. Nous n’en sommes pas loin en matière d’imagerie, où le nombre d’images reçues par nos équipes spécialisées va considérablement augmenter dans les trois ans à venir, avec la production des systèmes de satellites radar SAR-LUPE allemand et COSMO-SKYMED italien, puis du système dual français PLEIADES ; dans le même temps le nombre d’interprètes d’images du CF3I devra augmenter, sinon il sera impossible d’exploiter en totalité cette production. Ce serait un gâchis que de se lancer dans des programmes d’une technologie de pointe très onéreux, sans garantir la ressource humaine indispensable à l’exploitation.

Enfin, il ne faut pas raisonner exclusivement en systèmes capteurs. Les sources ouvertes, notamment Internet, constituent aussi un gisement à mieux exploiter, et la DRM s’y emploie : selon les Américains, 80 % du renseignement seraient accessibles à partir de sources ouvertes, même s’il faut moduler ce chiffre si l’on le pondère par la valeur du renseignement – si tant est qu’elle puisse être appréciée.

La multiplication des sources de renseignement entraîne celle des flux de données à traiter. Et pas uniquement pour l’imagerie (cf. supra). Les futures capacités en matière de systèmes d’information opérationnelle et de commandement destinées aux fonctions d’orientation, d’exploitation et de diffusion du renseignement doivent être améliorées, notamment en matière d’interopérabilité et de possibilités de stockage, de sauvegarde et d’archivage. À cet égard, le traitement des informations sur les théâtres comme en métropole dans le cadre de l’appui aux opérations constitue un besoin majeur de la DRM.

Pour autant, en France nous n’avons jamais misé sur le tout-technologique ; c’est peut-être là une conséquence heureuse de moyens financiers bien inférieurs à ceux des Américains, qui ont appris en Irak, très rapidement d’ailleurs, que le renseignement humain reste indispensable, particulièrement dans des engagements asymétriques où la population constitue à la fois un enjeu et le milieu où se déroule la bataille, et hélas une cible pour l’adversaire. Les enjeux majeurs en la matière sont l’optimisation des capacités de recherche humaine, qui passe par une formation adaptée aux menaces et des coopérations indispensables avec d’autres services français de renseignement, comme c’est déjà le cas sur les théâtres où les forces françaises sont déployées.

S. G. : La lutte contre le terrorisme et l’intelligence économique sont des enjeux dont l’importance n’a fait que croître depuis une dizaine d’année. La DRM contribue-t-elle à ces missions même si celles-ci dépassent le cadre strict du pur « renseignement militaire » ?

Michel Masson : Ces missions dépassent certes le cadre strict du renseignement militaire, encore que le soutien apporté par les forces armées de certains pays à une organisation terroriste en relève, ainsi que certains aspects de l’intelligence économique quand il s’agit d’industries d’armement étrangères. Ces exemples montrent bien que la limite n’est plus aussi claire qu’elle pouvait l’être autrefois entre défense et sécurité, ce qui prouve une fois encore la pertinence du titre et du champ d’intérêt du futur Livre blanc. Mais, aussi bien par leurs impacts que par la nature de l’implication de la DRM, ces sujets méritent d’être considérés séparément.

Face au terrorisme, comme d’ailleurs à la criminalité organisée, les armées sont amenées à s’investir davantage. Parce que défense et sécurité sont désormais étroitement liées, comme nous l’évoquions plus haut, et parce que l’opinion et le politique le demandent. Bien plus, ces phénomènes concernent au premier chef les forces en opérations, dans la mesure où il s’agit là au minimum d’entrave à la mission, et plus souvent de menace directe. D’ailleurs, les armées n’ont pas attendu 2001 pour réagir et anticiper. L’attentat contre l’USS Cole en 2000 et, bien avant, celui du Drakkar en 1983 rappellent tragiquement le besoin de renseignement anti-terroriste au profit des forces, alors que nous avons repris pied au Liban.

La DRM a toute sa place dans ce dispositif. Son rôle est double. D’une part, dans une optique de protection de la force, elle donne l’alerte, via le J2 du CPCO, en cas de menace précise et avérée. Généralement, ce sont d’autres services qui sont à l’origine de l’évaluation de la menace ; la DRM est en liaison permanente avec eux par moyens sécurisés et dispose d’une cellule spécialisée à cet effet. D’autre part, certains capteurs militaires permettent d’obtenir du renseignement qui n’est plus directement d’« intérêt militaire », mais qui contribue à la lutte anti-terroriste générale, qui ne relève pas des armées. La DRM met en œuvre pour sa part ses capteurs au profit des orientations données par les services compétents et leur transmet bien sûr les informations recueillies. Vous voyez donc que la coordination opérationnelle du renseignement n’est pas une fiction. N’en déplaise à tous les fâcheux et à tous les enragés de réformes du renseignement à tout crin qui s’en donnent actuellement à cœur joie, celle-ci fonctionne bien. La mise en place prochaine d’une coordination politique à haut niveau, et d’une cellule d’appui associée devraient encore améliorer une situation stratégique que je juge actuellement satisfaisante. Il n’y a pas, contrairement à toutes ces idées reçues, de guerre des services. On parle peu de ce qui fonctionne bien ; d’ailleurs la discrétion qui doit entourer ces activités de renseignement ne se prête pas à leur médiatisation.

La situation est bien différente, pour la DRM, en ce qui concerne l’intelligence économique. Cette direction ne dispose ni de capteurs ni d’expertise qu’elle puisse directement mettre au service des entreprises ; connaître les marchés ou la concurrence n’est ni son métier, ni sa mission. Elle n’a pas non plus de prérogative sur le territoire national. Ceci ne signifie pas pour autant que la DRM ne contribue pas, indirectement, à l’expansion économique de la France à l’étranger. Elle fournit par exemple des évaluations sécuritaires sur des pays où des entreprises nationales sont implantées ou envisagent de le faire. Dans son domaine d’expertise, le renseignement militaire, elle appuie notre industrie d’armement par la connaissance qu’elle peut avoir des besoins d’équipement d’armées étrangères, de leurs capacités réelles et de leurs lacunes.

S. G. : Dans le cadre des travaux préparatoires du Livre blanc, il a été souligné l’importance de notre capacité à anticiper les grandes évolutions, ce qui donne une très grande importance au renseignement. Quel est votre point de vue à ce sujet ?

Michel Masson : Force est malheureusement de constater que bien des discours ont été tenus depuis des années dans ce sens, sans que les moyens ne suivent. Il est à craindre que, dans le contexte de réduction des effectifs de la fonction publique que vous connaissez, et qui affectera en profondeur les armées, l’effort en faveur du renseignement militaire ne se traduise, au mieux, que par des réductions proportionnellement moindres à celles imposées aux autres fonctions.

Ceci n’est évidemment pas à la hauteur des enjeux. Certes, nous améliorerons les synergies entre services, en national et, quand cela est possible, en multinational, et tenterons de rationaliser notre organisation. La DRM s’y emploie résolument en permanence. Par exemple en prônant la mise en commun de capacités chaque fois que possible. C’est ainsi qu’Hélios est utilisé au profit de cinq pays et du centre satellitaire de l’Union européenne. La DRM assure la formation de la totalité des interprètes d’images des armées, d’autres services et même de certains partenaires Hélios. Les capacités d’interception du ROEM font l’objet d’un ambitieux programme de mutualisation entre les services. Il faut poursuivre dans cette voie, mais on trouvera assez rapidement des limites à ces démarches. Il en sera de même pour les gains de productivité à escompter d’une rationalisation des soutiens, qui ne représentent que 20 % des effectifs de la DRM, ratio inférieur à celui de bien des organismes militaires. Il faut donc craindre que la seule voie soit une réduction capacitaire. La DRM est l’un des rares services au monde à tenter de suivre l’ensemble des pays du globe. Ceci n’est plus tenable.

Un constat : notre histoire militaire fait la preuve que le renseignement a toujours été délaissé en France au profit d’une importance plus immédiate donnée à la force militaire comme facteur de puissance, sauf sans doute immédiatement après la création de la DRM (cf. supra). C’est à mon sens une grave erreur. Le général Mermet, déjà cité, alors conseiller du gouvernement, mettait ce constat en exergue dans un rapport remis à son ministre en 1989 : c’est « le besoin de la manœuvre (qui) est satisfait en priorité » (en France).

Or le président de la République a confirmé, dans son discours prononcé à l’occasion de la présentation du SNLE (4) « Le Terrible » à Cherbourg le vendredi 21 mars 2008, « […] qu’en toutes circonstances, notre indépendance nationale et notre autonomie de décision (devaient être) préservées ». Dans son point d’étape sur le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale publié en janvier dernier, il a d’ailleurs pour cet effet retenu une organisation de la sécurité nationale en cinq grandes fonctions stratégiques, dont une nouvelle fonction « connaissance et anticipation », incluant le renseignement. Ceci constitue bien une nouveauté par rapport au Livre blanc de 1994, qui ne niait pas pour autant l’importance du renseignement.
Nous nous efforçons donc, à la DRM, d’être résolument optimistes.

S. G. : Vous avez, depuis votre sortie du CHEM/IHEDN en 1997, occupé des postes où l’analyse stratégique et les relations internationales tenaient une grande place (SGDN, EMA). Quels enseignements tirez-vous de ces différentes expériences ? La France dispose-t-elle d’une réelle capacité à anticiper et, au-delà, à répondre aux différents types de menaces auxquelles elle est amenée à faire face ?

Michel Masson : Dans un récent rapport assez remarquable, Nicolas Tenzer (5) observait dans son préambule qu’il n’existe pas aujourd’hui, à proprement parler, de politique d’expertise internationale de la France. Je partage malheureusement ce constat pour l’ensemble que constituent l’analyse stratégique, les relations et l’expertise internationales. Et pour faire le bilan de mon expérience personnelle dans ces domaines que je connais bien, qui s’appuie sur plusieurs années et des affectations différentes, je ne pourrais être plus éloquent qu’avec cette citation qu’il attribue à Marie-Bernard Meunier, ancienne ambassadrice du Canada : « Pour exister sur la scène internationale et espérer peser dans les affaires du monde, il faut avoir des idées, des ressources humaines et financières et le courage de faire des choix. Il faut avoir des idées car l’important n’est pas d’avoir une place à table mais d’avoir quelque chose à dire. Cela suppose une capacité d’analyse indépendante et une vision stratégique de ce qui est possible et souhaitable pour soi et pour les autres ». Je dois faire le constat que la France ne s’en donne pas réellement les moyens. Et c’est malheureusement d’actualité. D’ailleurs, Marie-Bernard Meunier rajoute : « On a dans le monde non pas tant la place qu’on mérite que celle qu’on se donne » (6).

L’analyse stratégique ainsi que l’expertise et le positionnement à l’international doivent pouvoir s’appuyer sur un renseignement fiable et performant. Le constat cette fois est que si la fiabilité de notre renseignement n’est remise en cause par aucun de nos partenaires et alliés, loin s’en faut d’ailleurs, nous pêchons gravement par manque de culture de nos élites – politiques et militaires – dans ce domaine, et par un manque de détermination à nous doter de capacités et de dispositifs adaptés à notre rang international et aux défis de demain. Or je l’ai mesuré chaque jour de ma carrière ces dernières années, et plus encore dans cette fonction que j’exerce pour quelques semaines encore, le renseignement est plus que jamais un instrument de puissance et d’influence en politique internationale.

Je pense avoir fait comprendre que malgré ce constat qui peut paraître pessimiste pour l’action internationale de la France, notre pays dispose malgré tout aujourd’hui d’une capacité d’anticipation sans doute perfectible mais bien réelle. La DRM y contribue, dans son domaine, celui de l’alerte et de la prévention d’une surprise stratégique imminente. Mais pour ce qui est de la prospective à long terme, qui vise à explorer le champ des possibles, c’est un métier différent de celui du renseignement, dont l’objectif est au mieux d’anticiper les intentions des adversaires potentiels, et au moins de mettre en évidence des indices d’alerte et de dégager ses modes d’action les plus probables. Cette capacité d’anticipation est actuellement répartie entre nombre d’organismes étatiques, de la Défense ou d’autres ministères, mais qui se trouve aussi dans des think tanks, notamment universitaires. Cette diversité est un facteur d’efficacité et contribue à éviter la pensée unique qui, l’histoire l’a montré, est source de vulnérabilité à la surprise stratégique.

Pour autant, il s’agit de décloisonner et de mieux organiser ce réservoir ; le rapport de la commission Bauer propose des pistes. Je ne suis pas pour ma part favorable aux « usines à gaz » qui montrent rapidement leurs limites. Dans leur volonté d’améliorer leur propre système, nos amis américains en font la démonstration. Ils en sont d’ailleurs conscients. Soyons vigilants, et surtout, pragmatiques.

Quant à notre capacité à répondre aux différentes menaces, je crois que l’outil est performant mais qu’il a atteint ses limites. Par exemple, s’engager simultanément sur les cinq théâtres – cités supra – comme c’est le cas actuellement signifie déployer cinq chaînes nationales de renseignement. Nous pouvons, nécessairement, être confrontés à des lacunes capacitaires sur certains théâtres. Il est difficile, par exemple, de déployer des drones partout où cela serait nécessaire. De même, les lois de la mécanique spatiale obligent à faire des choix entre l’observation d’objectifs voisins, sauf à multiplier le nombre de satellites d’observation. Là encore, nous devons mettre nos ambitions en cohérence avec nos moyens.

S. G. : Pour conclure, quelle est votre vision du rôle du renseignement à horizon des prochaines décennies ?

Michel Masson : Le paysage, les centres d’intérêt géographiques et thématiques, les méthodes et les systèmes du renseignement français ont profondément évolué depuis vingt ans. Cette transformation continue est une nécessité pour faire face à l’évolution des menaces mais aussi à celle des technologies dont le développement s’accélère et que les adversaires potentiels, étatiques ou non, savent rapidement s’approprier. Cette situation perdurera et se traduit dans les trois défis qu’il s’agit de relever : l’extension du champ du RIM, l’évolution inexorable des technologies et la possibilité de disposer d’une ressource humaine qualifiée et suffisante.

Cela suppose avant tout d’avoir une approche résolument interministérielle, de nous ouvrir encore davantage au monde civil et à l’international, de faire preuve d’innovation, de développer une culture du renseignement qui se rapproche de celle des anglo-saxons. Mais ne nous voilons pas la face : il faudra aussi disposer de ressources budgétaires et humaines suffisantes, et c’est ce qui sera le plus difficile dans le contexte à venir, tout au moins en ce qui concerne les forces armées.

Prospective et renseignement sont deux métiers distincts, je l’ai déjà souligné. Je ne me risquerai donc pas à dire ce que le renseignement militaire français sera, mais je le vois aussi différent de celui d’aujourd’hui que ce dernier l’est de celui d’avant la fin de la Guerre froide. J’ose ce rêve qu’on lui donnera les moyens d’être encore plus performant qu’aujourd’hui, et qu’en 2025 le CEMA de l’époque pourra reprendre à son compte le jugement formulé par l’un de ses prédécesseurs : « La DRM est un outil exceptionnel. Nous avons l’un des services de renseignement les plus sérieux et les plus compétents de l’UE » (7).

Je tiens ici à saluer et rendre hommage à mes prédécesseurs qui ont bâti et fait évoluer ce bel outil.


La Direction du renseignement militaire (DRM) a été créée 1992 par la fusion des anciens deuxième Bureaux des états-majors d’armée ainsi que par l’absorption du Centre d’exploitation du renseignement militaire (CERM), du Centre d’information sur les rayonnements électromagnétiques (CIREM), de l’École interarmées du renseignement et des études linguistiques (EIREL) ainsi que des centres d’écoute des armées. Le premier Directeur du renseignement militaire fut le général Jean Heinrich.

Notes :

1. Concept du renseignement d’intérêt militaire de 2003.
2. Ibidem.
3. Décret du 20 mai 2005.
4. Sous-marin nucléaire lanceur d’engins.
5. Président du CERAP ; directeur de la revue Le Banquet ; auteur de France : la réforme impossible, Flammarion, 2005.
6. La Presse (Montréal), 28 mai 2007.
7. Revue Politique internationale, n° 108, été 2005.

Copyright : Masson-2008/Sécurité Globale-Choiseul.


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