« Je suis le peuple », à travers une grille de lecture géographique

Par Catherine FOURNET-GUERIN, le 7 juillet 2016  Imprimer l'article  lecture optimisée  Télécharger l'article au format PDF

Maître de conférences en géographie, habilitée à diriger des recherches, Université de Reims Champagne-Ardenne. Docteur et agrégée de géographie, ancienne élève de l’Ecole normale supérieure de la rue d’Ulm.

Le film d’ Anna Roussillon « Je suis le peuple » permet de reconsidérer la représentation souvent trop schématique de lieux situés en périphérie du monde. Ici, en dépit de l’imbrication dans plusieurs degrés de périphérie, rurale, géographique à l’échelle de l’Egypte, et plus largement périphérie « Sud » par rapport au « Nord » à l’échelle mondiale, la démonstration est faite que les individus peuvent pleinement prendre la parole et participer aux débats qui les concernent.

Présentation géographique du film « Je suis le peuple », Anna Roussillon, 2015, 1 h 51, France.

LE FILM documentaire d’Anna Roussillon narre la révolution égyptienne de 2011 à 2013 vue depuis un village situé au sud de Louxor, en Haute-Egypte, et au travers des réactions d’une famille de paysans composée du père, Farraj, personnage principal du film, de la mère et de quatre enfants, qui interviennent beaucoup également. Des voisins interviennent aussi comme protagonistes du film et commentent l’actualité politique. Le choix de ce point de vue a été souligné par la critique comme étant très original et il l’est : on aurait pu parler de choix d’un point de vue « subalterne » représenté par Farraj et sa famille, au sens des subaltern studies développées à partir de l’Inde pour caractériser le fait de donner la parole à des groupes ou à des individus socialement et politiquement dominés et souvent invisibles. Le propos ici n’est pas d’en livrer une analyse politique ou sociologique, fort intéressante mais déjà effectuée, mais plutôt géographique, en montrant la profonde originalité de ce film et ce qu’il donne à voir implicitement quand on lui applique une grille de lecture spatiale. En particulier, les approches en termes de vie quotidienne et matérielle, d’appréciation du niveau de développement économique et humain, de rapports entre centres et périphéries à différentes échelles des territoires, local, égyptien comme mondial constituent des axes d’analyse très stimulants.

« Je suis le peuple », à travers une grille de lecture géographique
« Je suis le peuple », Anna Roussillon
C. Fournet-Guérin en propose une lecture géographique sur Diploweb.com

La périphérie rurale égyptienne : le quotidien à la campagne

La cinéaste se place depuis une périphérie du territoire égyptien, dans un village de la vallée du Nil situé à des centaines de kilomètres au sud de la capitale, que l’on sait proche de Louxor mais sans que son nom ne soit mentionné ni sa localisation précisée. Dans cette périphérie, le spectateur voit la vie quotidienne des fellahs du Nil. On est frappé par l’absence quasi totale de mécanisation des travaux des champs : de multiples séquences montrent Farraj et ses voisins ployés en deux pour bêcher ou effectuer un gros œuvre, comme lorsqu’on le voit les pieds dans l’eau pour consolider ses diguettes. On le voit aussi peiner pour irriguer un champ à partir d’une motopompe défectueuse. La pénibilité du travail agricole est très bien montrée. Son activité se compose d’une petite polyculture : céréales, légumes, plants de canne à sucre, bananiers, palmiers et petit élevage ovin, le tout voisinant et étant complanté. Conscient de l’irrégularité des revenus liés à l’agriculture, Farraj investit dans un moulin mécanique dans lequel il moud son blé, tout comme celui de ses voisins à qui il facture ce service afin de se constituer un revenu d’appoint. A ces travaux des champs participent également les femmes. A la maison, sa femme fait le pain et se plaint de cette activité pénible. Les autres tâches domestiques sont également lourdes et les enfants y participent, souvent en maugréant. En particulier, l’approvisionnement en bouteilles de gaz fait l’objet de tensions : le livreur venu de la ville doit faire face au mécontentement suscité par les pénuries et la hausse importante des tarifs. Les seules autres conséquences de la révolution perceptibles au village sont par ailleurs les coupures d’électricité, fréquentes, et la disparition des touristes étrangers à Louxor.

Vivre dans un village de la vallée du Nil : le quotidien domestique

Le village est composé d’habitations à plusieurs étages, en dur. Chez Farraj, le logement est assez grand, il y a l’eau courante, l’électricité, une bouteille de gaz pour cuisiner et la télévision par satellite. Il possède un téléphone portable. En revanche, l’intérieur est délabré, le revêtement mural s’écaille et les murs se lézardent, les matelas s’entassent dans une pièce et il y a peu de meubles. Mais le poste de télévision constitue un investissement jugé prioritaire. A la maison, quand il n’y travaille pas – on le voit cimenter avec de gros efforts le sol d’une nouvelle pièce - Farraj lit le journal et regarde les informations à la télévision : on est très loin du cliché du paysan analphabète, comme certains critiques hâtifs l’ont d’ailleurs écrit. Les enfants vont tous à l’école. Plus encore, Farraj est parfaitement au courant de la marche du monde, des rivalités internationales, des débats politiques internes comme internationaux et est très conscient de vivre dans une périphérie non seulement de l’Egypte, mais aussi du monde. Il émet le désir d’aller au Caire pour participer à la révolution, alors qu’aucune manifestation n’agite ni son village ni la ville voisine, sauf, tardivement, en 2013, pour demander la destitution du président Mohamed Morsi, et dit à la réalisatrice qu’il ne pourra jamais aller la voir en Europe [1].

Du village à la ville : mobilités, consommations, manifestations

Les relations entre la ville et la campagne figurent également en toile du fond du film. La mobilité géographique, très importante, fait partie de la vie quotidienne. Farraj dispose d’une moto, ses enfants de vélos et la famille se déplace également à dos d’âne. On se rend en ville pour accéder à certains services, comme le coiffeur, pour flâner, ou effectuer des emplettes spécialisées. Le spectateur ressent toutefois que ces déplacements ne sont pas fréquents. Pour le plus jeune des enfants, la ville est le lieu de contact avec des modes internationales, comme en témoigne la coupe très en vogue qu’il demande fièrement au coiffeur.

Le film montre remarquablement comment le local est connecté au « global », à l’ailleurs, cet ailleurs étant national comme international.

Enfin, la vie de la famille s’organise par le biais de l’ouverture sur le reste du monde offerte par la télévision : tous y passent beaucoup de temps, le poste est allumé même si personne ne le regarde, on cherche à capter Al Jazeera, la chaîne d’information qatarie, pour contourner en 2011 la télévision publique, on regarde également des publicités, des émissions de divertissement comme des dessins animés ou des combats de catch, tout en fumant le narguilé ou des cigarettes. Le film montre ainsi remarquablement comment le local est connecté au « global », à l’ailleurs, cet ailleurs étant national comme international. Par ailleurs, tous les éléments matériels mentionnés attestent que la famille de Farraj n’est pas pauvre : ainsi, il n’existe pas de coïncidence entre une localisation, un village de Haute-Egypte, une condition, la paysannerie, et une présupposée situation de pauvreté matérielle et de dépendance économique et sociale.

Je suis le peuple permet ainsi de reconsidérer la représentation souvent trop schématique que nombre de personnes peuvent se faire de lieux situés en périphérie du monde : ici, en dépit de l’imbrication dans plusieurs degrés de périphérie, rurale, géographique à l’échelle de l’Egypte, et plus largement périphérie « Sud » par rapport au « Nord » à l’échelle mondiale, la démonstration est faite que les individus peuvent pleinement prendre la parole et participer aux débats qui les concernent. Loin d’être passifs, ils sont acteurs de leur propre vie. C’est tout l’objectif de la réalisatrice qui déclare lors d’une interview avoir voulu montrer « les manières dont on habite au village comme un centre du monde alors que tout le désigne comme une marge de la société ».

Copyright Juillet 2016- Fournet-Guérin/Diploweb


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[1En fait, probablement à son propre étonnement, Farraj aura pu se rendre en France lors de la sortie du film en 2016.


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