Enseigne la géopolitique et la géopolitique des religions à l’American Graduate School in Paris, et à Paris IV – Sorbonne. Manlio Graziano a publié, entre autres, Il secolo cattolico. La strategia geopolitica della Chiesa (Laterza, Rome, 2010), The Failure of Italian Nationhood : The Geopolitics of a Troubled Identity (Palgrave-Macmillan, New York, 2010) and Identité catholique et identité italienne. L’Italie laboratoire de l’Église (L’Harmattan, Paris, 2007).
Géopolitique des Etats-Unis et du monde. A partir d’une étude très documentée, M. Graziano attire l’attention sur un phénomène méconnu : l’importance croissante des catholiques et du catholicisme aux Etats-Unis. L’administration Obama marque un véritable tournant. Avec Joe Biden à la vice-présidence et Nancy Pelosi speaker à la Chambre, les deux branches du Congrès étaient présidées par des catholiques. A la Cour suprême, des onze juges catholiques de toute l’histoire américaine, six siègent en même temps aujourd’hui, à un moment historique où les deux candidats à la vice-présidence sont catholiques, alors que la moitié du gouvernement est formé de catholiques. (3 cartes)
POUR un spécialiste de relations internationales qui a le loisir d’observer les événements américains de l’extérieur, la caractéristique la plus voyante de la campagne présidentielle de 2012 est l’absence d’un véritable débat sur le déplacement du centre de gravité de la politique internationale loin des États-Unis.
Il est vrai que ce déplacement de puissance, ce shift of power, était déjà en cours en 2008. En réalité, il est en cours depuis plusieurs décennies, au moins depuis la fin des années 1960 quand, pour le dire avec Henry Kissinger, « l’ère de la quasi-totale domination américaine de la scène mondiale touchait à sa fin » [1]. La crise qui a éclaté en 2008 a brusquement accéléré cette tendance historique et, parmi les spécialistes, les hypothèses sur la date où le produit chinois dépasserait celui de l’Amérique se rapprochent de plus en plus. Selon une projection de The Economist de fin 2011, ce moment fatal aurait lieu en 2019 [2]. À l’époque de l’élection d’Obama, en 2008, les plus pessimistes tablaient sur les environs de 2025 : mesuré à l’aune des temps de l’histoire, la différence est presque imperceptible ; du point de vue psychologique elle est énorme. Pour les temps de la politique américaine, 2019 c’est après-demain. Et pourtant, les deux candidats ont été très discrets sur ce sujet fondamental, sauf à répéter des formules aussi banales qu’irréalistes, selon lesquelles les États-Unis resteraient, quoi qu’il arrive, la première puissance mondiale.
Il est aussi un autre sujet qui n’a pas eu beaucoup d’écho pendant cette campagne électorale. Il n’appartient certainement pas au même ordre de grandeur que le précédent, mais y est étroitement lié. C’est un sujet de plus en plus palpable dans la société américaine, en train d’imprégner le panorama politique et institutionnel du pays, et qui pourrait contribuer à façonner les relations internationales du futur proche : c’est l’importance croissante des catholiques et du catholicisme.
En vue du rendez-vous électoral de novembre 2012, les commentateurs se sont essentiellement penchés sur deux aspects liés à l’influence de l’Eglise catholique. Une « nouveauté » : la présence – « pour la première fois dans l’histoire américaine », a-t-on dit – de deux candidats catholiques à la vice-présidence. Une constante : les discussions sur la chasse au « vote catholique » (prolongées, cette fois-ci, par la dispute entre le ministère américain de la santé et des services aux personnes et les évêques), et les hypothèses sur son impact sur le résultat final.
Nous profiterons de notre condition d’observateur extérieur pour prendre du recul vis-à-vis de la stricte actualité et montrer dans quelle mesure l’importance de ces deux aspects dépasse la simple échéance électorale. Dans cet article, nous allons toucher trois points : 1) une courte histoire du rapport récent entre catholiques et vie politique américaine ; 2) les raisons du nouvel état de grâce qu’est en train de vivre l’Église catholique au niveau mondial mais aussi au niveau américain ; 3) quelques hypothèses sur les causes de l’accroissement de l’influence du catholicisme aux États-Unis et sur ses conséquences géopolitiques, en particulier dans une phase comme la nôtre, prélude à un chamboulement historique des rapports entre les grandes puissances au niveau mondial.
Nous ne traiterons pas ici un certain nombre de questions sur lesquelles les médias se sont longuement répandus, comme le scandale de la pédophilie, ou « la révolte des religieuses », voire la récente dispute sur la contraception. Nous ne le ferons pas d’abord par manque d’espace, mais aussi parce qu’il s’agit de questions très conjoncturelles, ou, simplement, déjà suffisamment traitées. Prendre de la distance signifie aussi essayer d’inscrire les événements dans une perspective historique de plus longue durée : ce que l’évolution plus récente des rapports entre la politique américaine et le catholicisme nous permet aujourd’hui de faire.
Ce n’est pas tout à fait vrai que, cette année, il y a « pour la première fois dans l’histoire américaine » deux candidats catholiques à la vice-présidence. Cela a déjà été le cas il y a quatre ans, puisque Sarah Palin « reçu[t] le baptême catholique à sa naissance », comme elle-même l’a déclaré lors d’une interview de 2008 [3]. C’est vrai que, depuis, elle « a commencé à fréquenter des Église non-denominational » avec sa famille ; mais, pour l’Église à laquelle elle a été baptisée, « catholique un jour, catholique toujours ». Il ne s’agit là ni d’un simple dicton ni d’une question secondaire : si les États-Unis ont leur propre manière – assez particulière – de recenser l’appartenance religieuse de leur citoyens, l’Église catholique en a une autre. Et cette dernière, étant la seule qui est utilisée à l’échelle planétaire, est également la seule qui nous permet d’établir une comparaison avec la démographie religieuse du reste du monde.
Aussi, pour le recensement du Vatican, Sarah Palin fait toujours partie de ses fidèles car « le lien sacramentel d’appartenance au Corps du Christ qui est l’Église, donné par le caractère baptismal, est un lien ontologique permanent, et aucun acte ou fait de défection ne le fait s’évanouir » [4].
Joe Biden, est le premier catholique à être vice-président. Après l’élection de John F. Kennedy, quatre catholiques ont concouru sans succès à la vice-présidence : le républicain William Miller en 1964, et les démocrates Edmund Muskie en 1968, Sargent Shriver en 1972 et Geraldine Ferraro en 1984. La victoire de Kennedy avait de toute évidence déclenché une sorte de compulsion de répétition politique ; au point que George McGovern, à la recherche spasmodique d’un possible colistier disposé à couler avec lui en 1972, s’adressa en vain à plusieurs catholiques (dont Ted Kennedy, Edmund Muskie, Kevin White et Gaylord Nelson), avant de tomber sur le catholique Thomas Eagleton, remplacé par la suite par un autre catholique, le très dévot (et beau-frère des Kennedy) ambassadeur Sargent Shriver. Ce qui n’empêcha pas l’électorat catholique de voter massivement pour Richard Nixon, à un pourcentage calquant presque exactement l’ensemble du vote populaire (environ 63-37) [5].
À partir de cette date, les catholiques se sont comportés plus ou moins de la même manière que l’ensemble de l’électorat américain (à l’exception – mais les avis divergent – de 1988). Selon certains, cela signifie que le « vote catholique » n’existe simplement pas [6]. D’autres, tout en partant du même constat – « Les catholiques sont un baromètre électoral : ce que font les catholiques, le pays tout entier le fait » [7] –, tirent la conclusion opposée : « Le vote catholique est aujourd’hui l’électorat flottant [swing vote] le plus important aux États-Unis » [8]. Ce qui implique qu’il faut tout mettre en œuvre pour le porter de son côté.
Les deux partis ont des équipes spécialement organisées pour la besogne. Ceux qui ont suivi la chose de près rappellent la « machine politico-religieuse » [9] mise en place par Karl Rove et Deal Hudson afin de forger une grande alliance traditionaliste entre évangéliques et catholiques conservateurs en faveur de George W. Bush en 2004 : en novembre de cette année-là, 52% des électeurs catholiques votèrent pour le président en exercice, un taux supérieur à la moyenne nationale (51 %).
Karl Rove avait toutefois commencé à échafauder son projet des « catholiques pour Bush » dès 1998. Certes, lors de la campagne de 2004, la machine était beaucoup plus rodée, car un service pour les affaires catholiques avait été créé dès 2001 au sein du Comité national républicain, sous la direction de Deal Hudson.
Entre la présidentielle de 2000 et celle de 2004, il y a une autre différence, et de taille : la position nettement hostile à John Kerry de la hiérarchie catholique. Non seulement les déclarations d’une douzaine d’évêques américains (dont l’archevêque de Boston – la ville de Kerry – Seán O’Malley) favorables à l’exclusion des sacrements pour les « politiques pro-choice » ; mais aussi – et surtout – une instruction très officielle à agir dans ce sens émise en juin 2004 par le préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi de l’époque, le cardinal Joseph Ratzinger, et transmise à Theodore McCarrick, archevêque de Washington et responsable pour la « politique intérieure » au sein de la Conférence épiscopale américaine [10].
Dans une note du 21 juin 2004, intitulée Catholics in Political Life, la majorité de la Conférence refusa de prendre une position contraignante pour l’ensemble de l’épiscopat. Cependant la note était tout entière consacrée à la question de l’« engagement sans équivoque pour la protection légale de la vie humaine depuis le moment de sa conception jusqu’à la mort naturelle ». Elle ne contenait en revanche aucune référence à une autre question théoriquement ultra-sensible, comme la guerre en Irak. L’indication était très claire : « La communauté catholique et les institutions catholiques ne doivent pas honorer ceux qui agissent au mépris de nos principes moraux fondamentaux. Il ne doit pas leur être donné de récompenses, d’honneurs ou de tribunes qui suggéreraient un soutien de leurs actions » [11].
De nombreux commentateurs se sont étonnés d’une attitude des évêques aussi différente par rapport à l’époque de John Kennedy. D’autres encore ont fait remarquer que « pendant des décennies, les politiques démocrates ont trouvé la manière de gagner l’électorat catholique flottant en dépit de positions qui sont en contraste avec les enseignements de l’Église sur l’avortement et le mariage homosexuel » [12].
A l’époque de la candidature de Kennedy, les évêques n’avaient cependant pas l’habitude de se prononcer publiquement sur des questions éminemment politiques : d’autant plus que certaines questions cruciales aujourd’hui n’étaient pas d’actualité (la décision de la Cour suprême qui autorise l’avortement n’est prononcée qu’en 1973). En outre, Kennedy représentait la preuve du succès obtenu par l’Église américaine – surtout pendant la Seconde Guerre mondiale – pour que les catholiques soient considérés comme des Américains à part entière ; la prudence la plus scrupuleuse était indispensable pour éviter de nuire au candidat accusé par les milieux farouchement WASP de prendre des directives de Rome.
L’autre question est que l’attitude des évêques vis-à-vis d’un candidat (ou d’un président) catholique n’est pas – et ne pourra jamais être – la même que celle vis-à-vis d’un candidat (ou d’un président) non catholique. Et ce, même à l’époque de Kennedy. Quand l’épiscopat s’en prit à celui-ci pour son projet de financement des écoles publiques, le président semble avoir été surpris et attristé : « Pourquoi s’en prennent-ils à moi ? – se serait-il demandé – Ils ont toujours laissé Ike [Eisenhower] tranquille ! » [13]. Tout président (ou aspirant président) américain est une vitrine sur le monde ; il est donc plus que compréhensible que, s’il est catholique, l’Église veuille qu’il donne de sa religion l’image publique la plus proche possible de celle que Rome veut transmettre au monde (et qu’elle veuille aussi, bien entendu, qu’il se porte garant d’un certain nombre d’intérêts de l’Église elle-même). Comme on l’a très pertinemment affirmé, être un président catholique c’est « autant un fardeau qu’une bénédiction » [14].
La dernière observation – banale mais pas trop – est que les choses ont beaucoup changé depuis 1960. À l’époque, les États-Unis venaient de vivre la période la plus faste de leur histoire, alors que l’Église entrait dans une phase qui compte sans doute parmi les plus critiques de la sienne. La religion était considérée comme quelque chose de plus en plus marginal, au point que, au printemps 1966, Time Magazine posait la très célèbre question : « Is God Dead ? ». Aussi, les « présidents de cette époque ne claironnaient pas leur foi sur tous les tons » [15]. Il faut attendre la seconde moitié des années 1970 pour qu’un candidat (et futur président démocrate) fasse de sa condition de « born again Christian » un argument de campagne électorale.
Aujourd’hui, les rapports de force sont en train de s’inverser : les États-Unis craignent que leur déclin relatif ne puisse basculer en un déclin absolu, alors que l’Église a repris du poil de la bête. Normal, dans cette nouvelle condition, que les évêques soient de plus en plus interventionnistes. Ils savent que « la société civile se trouve aujourd’hui dans un processus culturel complexe qui signe la fin d’une époque et l’incertitude pour celle qui se profile à l’horizon » [16] . Aussi se posent-ils comme les champions de ces certitudes dont la « société civile » a si désespérément besoin. Comme l’a souligné Peter Berger pour expliquer le succès des religions les plus traditionalistes et l’échec des religions libérales, « l’incertitude est une condition que beaucoup trouvent très dure à supporter ; aussi, tout mouvement (non seulement religieux) promettant d’offrir ou de renouveler des certitudes a un marché ouvert devant lui » [17].
Aux obsèques du pape Paul VI, en 1978, les États-Unis étaient représentés par la mère du président Jimmy Carter. En 2005, ce furent le président en fonction et deux anciens présidents qui s’agenouillèrent devant la dépouille du pape Jean-Paul II.
Bon nombre d’observateurs ont mis ce changement dans la perception de l’importance du rôle de l’Église catholique sur le compte de facteurs éminemment géopolitiques. Le très haut niveau de la délégation américaine aux funérailles du pape polonais, disent-ils, serait le tribut de gratitude payé à l’homme qui, avec Ronald Reagan, aurait travaillé à la démolition de ce que l’un et l’autre percevaient comme l’ « empire du mal », à savoir l’Union soviétique.
Toutefois, pour que le pape puisse jouer un rôle (géo)politique quelconque, il a fallu la convergence d’au moins deux facteurs : d’une part, le processus de retour massif des religions sur la scène publique au niveau international (« la désécularisation du monde ») ; de l’autre, la détermination par laquelle Karol Wojtyła et Joseph Ratzinger ont balayé les « détritus de la confusion postconciliaire » selon la définition de Deal Hudson [18]. En se libérant des incrustations idéologiques séculières, l’Église recouvrait son autonomie, sa crédibilité et aussi sa solidité organisationnelle. La marque du pontificat de Jean-Paul II est la réaffirmation et le renforcement progressif de l’identité catholique, dans les deux sens du mot : la restitution aux fidèles d’un sens et d’appartenance commune, et l’assurance que l’Église demeure identique à elle-même (en opposition au « catholicisme de cafétéria », c’est-à-dire la liberté de chaque fidèle de choisir parmi les enseignements de l’Église ceux qui lui conviennent le plus).
Les résultats de cette action en profondeur sont tangibles : les séminaristes dans le monde ont presque doublé entre 1978 et 2010 (de 63 882 à 118 990) ; les prêtres n’étaient plus que 403 600 en 1980, et ils sont 412 236 en 2010 ; et les diacres permanents sont passés de 7 654 en 1980 à 39 564 en 2010. Bien entendu, ces chiffres cachent des disparités régionales très profondes avec, en règle générale, une croissance soutenue en Asie, en Afrique et en Océanie, une quasi-stagnation sur l’ensemble du continent américain et un recul significatif en Europe.
Ceux qui parient sur l’échec de la ligne Wojtyła-Ratzinger mettent volontiers l’accent sur les données qui amplifient les aspects de recul du catholicisme aux États-Unis : moins d’écoles et d’étudiants catholiques, moins de fidèles à la messe, moins de baptêmes, moins de mariages à l’Église, moins de prêtres, moins de religieuses, moins de séminaristes. Ceux-là diront aussi que seuls 68% de ceux qui ont été baptisés se considèrent aujourd’hui comme catholiques. Et que le catholique américain représente la quintessence du « catholique de cafétéria » [19]. Si l’on ajoute le scandale des prêtres pédophiles, le tableau du désastre semble complet.
Il y a cependant un revers de la médaille. Comme tous les pays développés, les États-Unis sont bien évidemment touchés par tous les phénomènes de sécularisation. Mais les processus de sécularisation et de désécularisation peuvent bien avancer simultanément : non seulement parce qu’ils accompagnent des transformations sociales toujours contradictoires (une augmentation de la richesse sociale, par exemple, s’accompagne presque toujours d’une augmentation des écarts de richesse), mais aussi parce que – selon l’enseignement de José Casanova – la « sécularisation » se compose en fait d’au moins trois facettes « très différentes, inégales et hétéroclites » : 1) séparation entre législation et normes civiles et loi religieuse ; 2) déclin des croyances et des pratiques religieuses ; 3) réduction de la religion à la sphère privée [20].
Il est sous les yeux de tous que, aujourd’hui, les religions ne se cantonnent plus à la sphère privée et que la distinction entre normes civiles et religieuses tend à s’embrouiller de plus en plus. Ce sont là les deux caractéristiques principales des processus de désécularisation en cours. En revanche, le déclin des croyances et des pratiques religieuses ne semble pas subir d’inversion de tendance. Au contraire, on peut même conjecturer que ce déclin s’accentue, non seulement dans les pays dits « riches », mais aussi dans les pays qui sont en train d’atteindre et de dépasser un certain seuil de développement et, à l’intérieur, chez les secteurs sociaux qui sont en train d’atteindre et de dépasser un certain seuil de richesse [21].
En outre, il est certain que les responsables des différentes confessions voient la diminution de la pratique religieuse d’un œil et avec des perspectives différentes. En formulant la chose d’une manière un peu plus simple qu’elle ne l’est vraiment, on pourrait dire que, pour les religions qui se fondent sur un rapport direct entre le fidèle et Dieu (notamment le protestantisme et l’islam sunnite), le déclin du nombre des croyants et des pratiques correspond à un déclin de la religion tout court ; pour les religions dont la structure institutionnelle représente l’intermédiaire entre le fidèle et Dieu (notamment le catholicisme et l’orthodoxie), cela est moins vrai car c’est l’institution qui prime ; aussi, si l’institution se renforce et acquiert plus de poids social, la religion est sauve.
Depuis le Concile, l’Église catholique a pris acte du fait que l’époque de la pratique religieuse de masse est définitivement révolue. Joseph Ratzinger est allé plus loin, en essayant de transformer ce qui est sans doute une faiblesse en un élément de force. En 1997, après avoir affirmé que « la statistique n’est pas l’un des critères de Dieu », il ajoutait que l’avenir appartient à une « Église de minorité [qui] vivra en petits groupes de croyants vraiment convaincus » [22]. Et quelques années plus tard, en inscrivant cette perspective dans une tradition théorique éminemment historico-politique, il lui conférait une tâche bien claire : « Nous devons être d’accord avec Toynbee sur le fait que le destin d’une société dépend toujours de ses minorités créatrices. Les fidèles chrétiens doivent se considérer précisément comme une de ces minorités créatrices » [23].
Si c’est l’institution – c’est-à-dire l’Église – qui prime, il est évident que la diminution du nombre de religieux et de religieuses aux États-Unis ne peut qu’être beaucoup plus inquiétante aux yeux de la hiérarchie catholique. Mais, là aussi, il faut aller au-delà de la première et plus simple évidence. Trois observations s’imposent qui, en quelque sorte, « relativisent » ce problème. La première est que si l’Église postconciliaire sait que, au niveau social, « une atmosphère chrétienne répandue n’existe plus » [24], cela vaut aussi pour ce qu’elle appelle les « vocations ». Là aussi, Ratzinger a voulu transformer une faiblesse en une force : il a fait comprendre que le sacerdoce ne doit plus être un expédient pour obtenir une promotion sociale – comme c’était souvent le cas à l’époque où existait « une atmosphère chrétienne répandue » – mais le fruit d’un choix d’autant plus mûr et sincère qu’il est plus difficile à faire. Il l’a dit, par exemple, aux évêques africains lors du Synode de l’automne 2009 ; il l’a répété dans son exhortation Africæ munus [25].
Même si l’Église fait tout ce qui est dans ses cordes pour enrayer la marginalisation du « fait religieux », elle entend néanmoins en profiter pour accroître le sens d’appartenance de ses fidèles et pour former des pasteurs plus conscients et combatifs. « Mieux vaut moins, mais mieux », semble dire Benoît XVI, en ignorant, une fois de plus, les simplifications de ceux qui croient que « le nombre est puissance » toujours et en tout cas.
La seconde observation concerne les diacres permanents, ces laïcs ministres du culte institués par le Concile. Nous avons déjà vu que leur nombre a été multiplié par cinq entre les pontificats de Jean Paul II et de Benoît XVI ; mais ce qui nous intéresse ici c’est que la moitié environ de tous les diacres permanents du monde œuvrent aux États-Unis, où le recrutement a connu une progression régulière même dans les années du scandale de la pédophilie (entre 1995 et 2005, ils ont augmenté d’environ 50 %). En outre, ceux qui font le choix du diaconat appartiennent aux couches les plus éduquées (54 % ont un baccalauréat ou un diplôme, 28% un master ou un doctorat) et plus intégrées dans le tissu national américain (81% sont recensés comme « White, non-Hispanic ») [26], ce qui nous autorise à supposer que leur choix soit particulièrement motivé et désintéressé.
La troisième observation concerne le fait que, pour ce qui est du clergé, la situation américaine est encore une situation largement privilégiée. Les États-Unis sont le pays avec le plus grand nombre absolu de prêtres au monde, après l’Italie : environ 46 500 (51 300 env. en Italie), c’est-à-dire 12,5% de tous les prêtres du monde, alors que les catholiques américains ne représentent que 6,8% des catholiques du monde. Pour ce qui est de leur densité, on remarquera qu’il y a, aux États-Unis, un prêtre tous les 6 350 habitants, moins que dans l’ensemble de l’Europe (1/3 600), mais plus que dans l’ensemble du continent américain (1/7 400), quatre fois plus qu’en Afrique (1/27 700) et huit fois plus qu’en Asie (1/51 200), c’est-à-dire les deux continents où le catholicisme se montre le plus dynamique [27]. De ce point de vue, le risque de « désertification » des paroisses est encore loin.
Sources : nationmaster.com, catholic-hierarchy.org. Pour la population ONU-WorldPopulationProspects:The 2010 Revision.
D’autant plus que les premiers signes d’une inversion de tendance commencent à apparaître. Dans le monde, l’hémorragie des « vocations » a commencé à s’arrêter à la fin du XXe siècle, et le nombre croissant de séminaristes offre à l’Église d’excellentes perspectives. Aux États-Unis, cette inversion de tendance s’est manifestée plus récemment ; il est trop tôt pour dire si elle se stabilisera, mais les chiffres sont là : les séminaristes sont passés de 3 308 en 2005 à 3 608 en 2010 et à 3 723 en 2012 ; le nombre d’ordinations est passé de 442 en 2000 à 454 en 2005 et 480 en 2012. Cela ne suffit pas encore pour stopper la diminution du nombre absolu des prêtres (qui est passé sous la barre des 40 000 en 2012, essentiellement en raison de causes naturelles), mais permet aux responsables catholiques de regarder à l’avenir avec plus d’optimisme [28].
Un optimisme qui pourrait être davantage conforté par différentes études démo-religieuses, selon lesquelles l’effet combiné de la fertilité, de l’immigration et des conversions pourrait faire en sorte que, parmi la population, le nombre des catholiques rejoigne et dépasse celui des protestants dans la seconde moitié de ce siècle [29].
Les projets et les perspectives de l’Église catholique ne se mesurent pas sur les temps d’une échéance électorale ni, souvent, sur les temps de la vie individuelle, mais sur les temps de l’histoire. Son échelle temporelle n’a rien à voir avec celle à laquelle nous sommes habitués, et c’est là l’une des raisons pourquoi ses stratégies sont si difficiles à appréhender. Si sa lutte contre le « catholicisme de cafétéria » n’en est qu’à ses débuts, son projet d’investir à nouveau la sphère publique a déjà commencé à porter ses fruits.
Là encore, le facteur subjectif (la force retrouvée de l’Église) marche de pair avec les facteurs objectifs (une plus forte propension religieuse des Américains par rapport aux populations des autres pays dits « développés », et le désarroi matériel et moral résultant des crises économique et géopolitique). En son temps, Kennedy tenait à faire savoir qu’il croyait « en une Amérique où la séparation entre l’Église et l’État serait absolue » [30] ; presque cinquante ans plus tard, Barack Obama a affirmé au contraire que « les sécularistes se trompent quand ils demandent aux croyants de laisser leur religion chez soi avant de descendre sur la place publique » [31].
Le climat est donc particulièrement propice pour avancer des pions comme celui que Benoît XVI a proposé dans sa dernière encyclique : « La religion chrétienne et les autres religions ne peuvent apporter leur contribution au développement que si Dieu a aussi sa place dans la sphère publique, et cela concerne les dimensions culturelle, sociale, économique et particulièrement politique » [32]. Le pape s’exprime au nom de l’ensemble du christianisme et des « autres religions » non parce qu’il est animé d’une volonté annexionniste mais 1) parce qu’il sait avec certitude que les leaders des autres religions – à l’exception de quelques franges liberal – sont d’accord avec lui, et 2) parce que seule l’Église catholique a la force et l’autorité de porter politiquement cette revendication.
Aux États-Unis, il y a 217 denominational et quelque 35 000 non denominational groupes et Églises [33] : d’une part, 35 216 groupes et Églises protestantes ou orthodoxes (ou d’autres courants chrétiens) ; de l’autre, l’Église catholique. Celle-ci représente 1/35 217e de toutes les Églises américaines, mais la majorité relative de tous les chrétiens (environ un tiers). Si l’on considère cette répartition de forces d’un point de vue exclusivement politique, il est évident que, grâce à sa centralisation, l’Église catholique a un impact qu’aucune autre confession – chrétienne ou pas – ne pourra jamais avoir.
Les Européens sont hantés par la « droite chrétienne », dont on parle souvent comme le principal (et parfois occulte) moteur politico-religieux des États-Unis. Mais, malgré ses tentatives nombreuses et bouillonnantes, la droite chrétienne n’a jamais réussi à produire un seul candidat présidentiel, se limitant à appuyer ceux qui paraissaient les plus proches de ses instances, que ce soit Jimmy Carter en son temps ou George W. Bush plus récemment. Elle n’a pas non plus obtenu gain de cause sur ses revendications principales (l’avortement surtout), sous aucun président. Ses limites politiques tiennent bien entendu à ses excès, mais aussi, et peut-être surtout, à sa fragmentation et son localisme, des limites dont les catholiques ne souffrent certainement pas.
L’Église catholique peut déployer aux États-Unis 40 000 prêtres, 54 000 religieuses et 17 000 diacres permanents, répartis sur une assise territoriale de 195 diocèses et plus de 17 500 paroisses. Celles-ci ont à leur disposition des centaines de publications et newsletters (avec une circulation combinée estimée à des dizaines de millions). De plus, l’Église catholique gère directement ou indirectement plus de 5 600 écoles élémentaires, 1 200 écoles secondaires ainsi que 244 universités and colleges, pour un total d’environ 3,5 millions élèves et étudiants et plus de 200 000 enseignants et professeurs. Dans le système de santé, elle contrôle un réseau de plus de six cents hôpitaux, auxquels il faut ajouter les maisons de repos, maisons de retraite, et autres institutions caritatives.
Tout cela constitue le deuxième réseau social du pays après celui de l’État, d’autant plus appréciable à une époque de surendettement et de restrictions budgétaires. Dans une perspective stratégique, cette force intéresse la classe politique américaine plus encore que le potentiel électoral qu’elle représente [34].
La « masse » de l’Église catholique exerce une force d’attraction proportionnelle à sa densité. Dans sa bataille contre l’avortement, un évangélique américain se sentira plus représenté par le pape que par le « liberal » Obama, mais peut-être aussi plus que par une inefficace droite chrétienne. Beaucoup parmi les évangéliques affirment explicitement que Benoît XVI « parle leur même langage moral » [35].
Si cette force d’attraction agit principalement sur les conservateurs, elle ne laisse pas indifférents les démocrates non plus. Dans les deux camps, les conversions se sont récemment multipliées : de Jeb Bush à Newt Gingrich ; des gouverneurs de la Louisiane Bobby Jindal et du Kansas Sam Brownback au maire de Nashville, Karl Dean ; du député Hansen H. Clarke (Michigan) au général Wesley Clark (qui, dit-on, serait en train de se positionner pour 2016). Pendant un moment, l’indiscrétion avait circulé que même George W. Bush était tenté de suivre les pas de son frère et de son ancien confrère et allié Tony Blair ; mais peut-être ce pas n’est-il même pas nécessaire car, pour certains, l’ancien président est « un catholique qui s’ignore » ; pour Rick Santorum, il a été « le premier président catholique, beaucoup plus catholique que Kennedy » [36].
La montée en puissance des catholiques dans le panorama politique américain était déjà évidente sous George W. Bush. Cinq juges de la Cour Suprême étaient catholiques (tous nommés par des présidents républicains). Bush lui-même s’était « entouré d’intellectuels, speechwriters, professeurs, prêtres, évêques et politiques catholiques romains » [37]. Trois de ses ministres d’une certaine importance (Paul O’Neill, Alberto Gonzales et Tom Ridge) étaient également catholiques.
Mais c’est sous l’administration Obama qu’il y a eu un véritable tournant. Avec Joe Biden à la vice-présidence et Nancy Pelosi speaker à la Chambre, les deux branches du Congrès étaient présidées par des catholiques (en 2011, Pelosi sera remplacée par le catholique John Boehner). Plus de la moitié de ceux qui ont fait partie de son administration depuis 2009 (huit sur dix-huit) sont catholiques. Sans oublier (jusqu’au mid-term de 2010) quatre présidents de commission au Sénat (dont les Affaires étrangères et l’Éducation) et cinq à la Chambre (dont l’Éducation et la Sécurité sociale). Pour couronner le tout, le premier juge de la Cour suprême nommé par Obama a été une catholique, Sonia Sotomayor. Ce qui a entrainé une configuration totalement inédite de la Cour, où siègent aujourd’hui six catholiques et trois juifs. Le parfait cauchemar du vieux WASP traditionaliste ; ne serait-ce que, parmi les vieux WASP traditionalistes, beaucoup sont devenus catholiques ou regardent au catholicisme avec sympathie.
Si tous les autres sont passés plus ou moins inaperçus, les six juges catholiques de la Cour suprême ont soulevé le débat. Pour certains, cela pose problème. Pour d’autres, « la prépondérance actuelle de catholiques à la haute cour laisse toujours les catholiques sous-représentés […]. Il y a eu 11 juges catholiques sur 108 dans l’histoire américaine, à peine 10 % du total » [38]. Pour d’autres encore, enfin, dont le juge Antonin Scalia lui-même, « il n’y a pas plus de ‘juge catholique’ […] qu’il n’y a de manière ‘catholique’ de cuire un hamburger » [39]. Ceux qui ont étudié de près les influences réciproques entre mœurs, religion et politique savent que l’exemple n’est pas des plus heureux (il y a, en fait, une manière halal – ou une manière kasher – de cuire a hamburger !) : mais ce détail mis à part, justice Scalia a peut-être raison ; et il dit certainement vrai quand il affirme qu’aucune de ses décisions « aurait été différente si je n’avais pas été catholique ».
Mais, le fait que des onze juges catholiques de toute l’histoire américaine, six (54,5 %) siègent en même temps aujourd’hui , et que cela se passe à un moment historique où les deux candidats à la vice-présidence sont catholiques, la moitié du gouvernement est formé de catholiques, les conventions démocrate et républicaine ont été ouvertes par deux catholiques (Marco Rubio et Julián Castro) et closes par la prière de Timothy Dolan, président de la Conférence épiscopale des États-Unis, et cardinal archevêque de New York (plus haut prélat jamais invité aux conventions) : tout cela pourrait bien n’être qu’une série de coïncidences. Mais, dans ce cas, il est très difficile de ne pas penser à Agatha Christie, pour qui « une coïncidence n’est qu’une coïncidence ; deux coïncidences sont un indice ; trois coïncidences sont une preuve ».
Mais une preuve de quoi ? Une preuve que, à une époque d’« incertitude pour ce qui se profile à l’horizon », la classe dirigeante américaine est en train de s’appuyer sur l’institution humaine la plus ancienne, la plus vaste et la plus centralisée de tous les temps, celle qui représente à la fois un point de repère moral et psychologique solide, s’appuie sur une large assise sociale, et des relations, parfois très étroites, avec les classes dirigeantes de la plupart des pays du monde.
Si les États-Unis doivent beaucoup (et probablement devront-ils davantage) à l’Église, le contraire est également vrai. Confrontée à la généralisation de la séparation d’avec l’État, à une désaffection croissante de ses fidèles, et à l’arrivée de fidèles d’autres religions, Rome a fini par accepter même sur ses terres ce que l’on pourrait appeler la mentalité entrepreneuriale du « modèle américain » : la compétition avec les différentes confessions afin de s’assurer les faveurs – et les offrandes – des croyants. Ce « libre marché de la foi » est souvent considéré comme l’un des facteurs principaux de l’exceptionnelle religiosité des Américains (à l’opposé du « monopole » religieux des catholiques au sud de l’Europe, des protestants au nord et des orthodoxes à l’est, qui aurait contribué grandement au déclin religieux du Vieux Continent). Et, en plus d’avoir fait ses preuves, le « modèle américain » offre à l’Église catholique un autre avantage en perspective : dans n’importe quel système basé sur la libre concurrence, en effet, c’est toujours le compétiteur le mieux équipé qui va finalement l’emporter [40].
L’Église doit beaucoup non seulement aux catholiques américains, mais aussi aux Etats-Unis en tant que pays. Les 18 cardinaux américains (dont 10 sont des électeurs potentiel au prochain conclave) en sont la preuve [41]. Ces cardinaux représentent non seulement le contingent national le plus important (après les Italiens), mais aussi le plus important contingent américain de tous les temps au sein du Sacré collège, ce qui est le signe d’un rapport toujours plus étroit. Sans compter que, dans le réseau diplomatique du vatican, les prélats américains constituent, là aussi, le second groupe national après les Italiens. Il y a au moins deux bonnes raisons à cette intimité : l’une immédiatement matérielle, et l’autre politique. La première, c’est que les catholiques américains sont les premiers bailleurs de fonds de l’Église universelle ; la seconde, c’est que les États-Unis resteront pendant longtemps le pivot de la politique internationale, et plus on a du poids aux États-Unis, plus on a du poids dans le monde.
Il est toutefois très important de ne jamais perdre de vue le fait que l’Église ne compte pas sur les États-Unis pour asseoir sa force sur le plan international, ni sur aucune autre puissance politique ou économique. Elle ne rejette aucune aide – matérielle ou politique – à la condition de pouvoir garder toujours et en tout cas les mains libres. Puisque nous parlons là de la plus ancienne institution de l’humanité, force est d’imaginer qu’elle connaît et pratique les vertus du pragmatisme et du compromis au plus haut degré de raffinement. Mais c’est son autonomie qui est la clé de son succès et de sa crédibilité. La preuve : plus la hiérarchie catholique s’en prend au consumérisme, à l’American way of life, à la peine de mort, aux lois contre l’immigration, à l’avortement, au « relativisme moral » et à la guerre en Irak, et plus elle est populaire et convoitée aux États-Unis.
L’Église catholique a son propre agenda politico-spirituel qui ne correspond à l’agenda d’aucune puissance : son but est « la direction normative de la vie sociale des hommes », comme Carl Schmitt l’écrivait en 1923 [42]. Transposé au niveau international, l’objectif devient celui d’« une véritable Autorité politique mondiale telle qu’elle a déjà été esquissée par mon Prédécesseur, le bienheureux Jean XXIII » [43], c’est-à-dire une « autorité exigée par l’ordre moral [qui] émane de Dieu » [44].
Il va de soi qu’une croissante « catholicisation des États-Unis » ne signifie pas que l’Amérique sera moins déterminée dans la poursuite de ses intérêts au niveau international. Au contraire, cela signifie qu’elle pourrait à l’avenir espérer compter davantage sur l’appui de l’Église dans la promotion de ses intérêts. Ou, tout au moins, dans la gestion de ses rapports avec les autres puissances de la planète, aussi bien qu’avec les organismes et institutions non-gouvernementales ou supranationales dont le rôle est grandissant, ou encore avec les autres grands mouvements religieux – dont, en premier chef, l’islam.
Le « shift of power » n’en est qu’à ses débuts, et la politique mondiale pourrait évoluer dans plusieurs directions différentes. Mais les signes d’une difficulté accrue des États-Unis à garder et gérer sa propre « balance of power » traditionnelle augmentent de jour en jour ; le « printemps arabe » ou la crise des îles Senkaku-Diaoyu en sont des démonstrations. Les rapports avec les alliés, les amis, les « compétiteurs stratégiques », les ennemis et tous les autres se font de plus en plus flous, et les rôles changent rapidement. Dans une situation aussi confuse, même l’hypothèse des lignes de faille géopolitiques sur des bases civilisationnelles, imaginée en son temps par Samuel Huntington, à défaut de correspondre à la réalité, présente au moins l’avantage d’une clarté aujourd’hui impensable.
La conséquence géopolitique la plus proche et la plus visible tient au fait que le shift of power entraîne d’ores et déjà des modifications profondes dans le tissu social et politique de tous les pays dits « développés » ; et que ces modifications se manifestent sous la forme très empiriquement tangible d’une dégradation généralisée des conditions de vie des populations concernées. Ernest Gellner rappelait que « la société industrielle est la seule société qui vit et qui repose sur une croissance soutenue et perpétuelle, sur l’attente d’une amélioration incessante. […] Sa plus grande faiblesse est son incapacité à résister à la perte de légitimité dont elle est frappée si la corne d’abondance se tarit temporairement » [45].
Le risque de troubles sociaux – et donc politiques, et donc, en perspective, géopolitiques – est grave pour tous les pays qui ont été, jusqu’à aujourd’hui, à la tête de la hiérarchie des pays industrialisés. D’autant plus grave pour les États-Unis, dont la brève histoire est la seule qui correspond concrètement à l’abstraction théorique de Gellner sur la « croissance soutenue et perpétuelle » et « l’attente d’une amélioration incessante » (à l’exception de la Grande Dépression, d’où cependant les Américains sont sortis en allant vers les années les plus prospères de leur histoire, en en tirant ainsi la conviction – erronée – que toute crise, même la plus profonde, ne peut être que passagère).
Au début de son livre, Schmitt affirmait que, dans toutes les manifestations d’anticatholicisme politique – de Gladstone à Bismarck et à Dostoïevski – il y avait « la peur constante devant l’incompréhensible puissance politique du catholicisme romain » [46]. Aujourd’hui, auprès des responsables de nombreux pays, c’est plutôt l’admiration – et le besoin – de la puissance politique du catholicisme romain qui est en passe de devenir « constante ».
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[1] H. Kissinger, Diplomacy, New York, 1995, p. 703.
[2] “Dating Game”, The Economist, 16 décembre 2011 (le calcul est fait en termes de PNB réel). Selon ce même article, en 2003 Goldman Sachs estimait que le dépassement aurait lieu en 2041 ; aujourd’hui, l’hypothèse porte sur 2027. En novembre 2011, Standard Chartered prévoyait que cela se passerait en 2020.
[3] “Time’s Interview with Sarah Palin”, by Jay Newton-Small, Time Magazine, 29 août 2008. Une non-denominational Church est un groupe religieux qui ne se reconnaît pas dans les courants officiels du christianisme.
[4] Actus formalis defectionis ab Ecclesia catholica, § 7, 13 mars 2006.
[5] George J. Marlin, Michael Barone, American Catholic Voter : Two Hundred Years of Political Impact, St. Augustine Press, South Bend, IN, 2004.
[6] Voir, entre autres, Michael O’Brien, “Decision 2012 and the myth of the ‘Catholic vote’”, NBC Politics, 21 mai 2012.
[7] Patrick Basham, “How Many Votes Has the Pope ? John Paul II, George W. Bush and the Changing Catholic Voter”, Reason.com, 15 avril 2005.
[8] Ibidem. L’affirmation selon laquelle « Catholic vote is the most important swing vote » revient dans plusieurs articles consacrés à ce sujet.
[9] Peter J. Boyer, “Party Faithful. Can the Democrats Get a Foothold on the Religious Vote ?”, The New Yorker, 8 septembre 2008.
[10] Joseph Ratzinger, « Être digne de recevoir la Sainte Communion », principes généraux. Mémorandum aux évêques américains, in Liberté politique.com, 1er juillet 2004.
[11] old.usccb.org/bishops/catholicsinpoliticallife.shtml
[12] Ross Douthat, “Obama vs. Catholics, Catholics vs. Obama”, The New York Times, 22 mai 2012.
[13] Lawrence J. McAndrews, “The Avoidable Conflict : Kennedy, the Bishops, and Federal Aid to Education”, The Catholic Historical Review, Vol. 76, No. 2 (Apr. 1990), p. 278.
[14] Jonathan Beale, “Pope may find US on his wavelength”, BBC News, 15 avril 2008.
[15] Patrick J. Reardon, “JFK and the cafeteria bishops. 50 years after Kennedy asserted independence from the pope, tide has turned”, National Catholic Reporter, 10 août 2010.
[16] Congrégation pour la doctrine de la foi, « Note doctrinale concernant certaines questions sur l’engagement et le comportement des catholiques dans la vie politique », ch. II, § 2, 24 novembre 2002.
[17] P. Berger, The Desecularization of the World : Resurgent Religion and World Politics, Wm. B. Eerdmans Publishing Company, Grand Rapids, MI, 1999, p. 7.
[18] “Party Faithful”, art. cit.
[19] Selon une récente enquête de la Catholic University, seuls 40% des catholiques américains considèrent comme « très important » l’enseignement de l’Eglise sur l’avortement, et 35% celui sur le mariage homosexuel ; 30% affirment qu’il faut toujours accepter l’autorité du Vatican (William D’Antonio et alii, Catholics in America : Persistence and change in the Catholic landscape, Washington DC, October 2011). La même enquête révèle que le pourcentage des fidèles se rendant à l’église au moins une fois par semaine est passé de 44% en 1987 à 31% en 2011.
[20] José Casanova, Public Religions in the Modern World, University Of Chicago Press, 1994, p. 211
[21] Il n’existe pas de seuil de richesse défini ou définissable au-delà duquel cette désaffection apparaît. Mais le lien – empiriquement prouvé – entre augmentation de la richesse sociale et diminution des croyances religieuses s’établit essentiellement quand les masses paysannes urbanisées commencent à trouver dans la société industrielle les réponses à leurs besoins vitaux ailleurs que dans la religion.
[22] Jospeh Ratzinger, Il sale della Terra. Cristianesimo e Chiesa cattolica nel XXI secolo, conversazione con Peter Seewald, Ed. S.Paolo, Cinisello Balsamo, 1997, pp. 17 et 251.
[23] Joseph Ratzinger, Marcello Pera, Without Roots : The West, Relativism, Christianity, Islam, Basic Books, San Francisco, 2006, p. 80. Dans le livre, la formule « creative minority(ies) » revient neuf fois.
[24] Il sale della Terra, cit., p. 299.
[25] Les religieux africains y sont invités à vivre « dans la vérité et la joie vos engagements sacerdotaux : le célibat dans la chasteté et le détachement des biens matériels […] Suivre le Christ sur le chemin du sacerdoce demande à faire des choix. Ils ne sont pas toujours faciles à vivre […] Le Christ […] demande un choix absolu (cf. Mt 7, 13-14) qu’il nous est parfois difficile de comprendre et vivre » (Exhortation apostolique Africæ munus, 19 novembre, 2011, §§ 111, 112).
[26] A Portrait of the Permanent Diaconate : A Study for the U.S. Conference of Catholic Bishops 2009-2010, Center for Applied Research in the Apostolate Georgetown University, Washington, DC, 2009, pp. 12, 13.
[27] Données nationmaster.com e catholic-hierarchy.org (sur la base de communications incomplètes des diocèses, 2005-2006).
[28] Données cara.georgetown.edu/CARAServices/requestedchurchstats.html.
[29] Anne Goujon, Éric Caron Malenfant, Vegard Skirbekk, “Towards a Catholic North America ? Projections of religious denominations in Canada and the US up to 2060”, Vienna Institute of Demography, 21 avril, 2011.
[30] Discours à la Greater Houston Ministerial Association, 12 septembre 1960.
[31] Discours au Call to Renewal’s Building a Covenant for a New America, Washington DC, 28 juin 2006.
[32] Lettre encyclique Caritas in veritate, 29 juin 2009, § 56 (l’italique est de l’auteur).
[33] Hartford Institute for Religion Research. La première donnée est relative à l’an 2006, la seconde à 2010.
[34] Ce qui ne signifie nullement pas que le potentiel électoral soit négligé. Chacun sait que plus le nombre des catholiques américains augmente – en termes absolus et relatifs – plus l’Église dispose d’un levier politique de première importance, ne serait-ce que pour sa possibilité, avec un effort minime, d’accroître la participation électorale de ses ouailles, le cas échéant : ce qui aurait par ailleurs l’avantage de pouvoir être présenté comme une manifestation de sens civique, et non comme une forme d’intrusion dans la lutte politique partisane.
[35] Adelle M. Banks, “Conservative Evangelicals Say New Pope Speaks Their Moral Language”, Christianity Today, 20 avril 2005. Richard J. Mouw, considéré comme l’un des évangéliques les plus en vue du pays, a écrit que « de plusieurs manières et sur plusieurs sujets, [le pape] parle pour moi » (Richard J. Mouw, Why the Pope Speaks for Evangelicals, Too, he New York Times, 18 avril 2008). Mouw est le président du Fuller Theological Seminary.
[36] “Pope May Find US on His Wavelength”, art. cit. Voir aussi Daniel Burke, “A Catholic Wind in the White House”, Washington Post, 13 avril 2008.
[37] Ibidem.
[38] David Gibson, “A Catholic Court ? Let the Arguments Begin”, Politics Daily, 4 octobre 2009.
[39] Discours au Villanova Law School’s second annual Scarpa Conference on Catholic Legal Studies, 16 octobre 2007.
[40] Sur le « modèle américain », je me permets de renvoyer au chapitre 13 de mon livre (pp. 105-112) Il secolo cattolico. La strategia geopolitica della Chiesa (Laterza, Roma, 2010).
[41] À la date du 21 septembre 2012.
[42] Carl Schmitt, Roman Catholicism and Political Form, Greenwood Press, Westport CT, 1996 [1923], p. 12. Plus récemment, Eric Hanson a utilisé la formule de « médiateur éthique primaire », c’est-à-dire « une institution à qui la majorité d’une nation reconnaît la responsabilité de définir les questions éthiques primaires pour la société elle-même » (The Catholic Church in World Politics, Princeton University Press, Princeton, 1987, pp. 257, 258).
[43] Caritas in veritate, cit., § 67.
[44] Jean XXIII, lettre encyclique Pacem in Terris, 11 avril 1963, § 51.
[45] Ernest Gellner, Nations and Nationalism, Cornell University Press, Ithaca, 1983, p. 22.
[46] Roman Catholicism and Political Form, cit., p. 3.
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