Brésil : Lula da Silva. Les traces de la “rhetorical presidency” de Lula da Silva. Les yeux de la Méduse

Par Daniel Afonso DA SILVA, le 26 juin 2013  Imprimer l'article  lecture optimisée  Télécharger l'article au format PDF

Docteur en Histoire par l’Université de São Paulo et enseignant-chercheur au Centre de Relations Internationales à l’Université de l’État de Paraíba

Alors que la contestation enfle au Brésil de Dilma Rousseff , voici une puissante réflexion sur les liens entre communication, politique et géopolitique. L’auteur met en perspective la communication politique de celui qui l’a porté au pouvoir et a fait du Brésil un “pays émergent” sur la scène mondiale : Lula da Silva.

Daniel Afonso da Silva commence sa réflexion par une mise en perspective des liens entre communication et politique à partir du cas français, puis il se concentre sur le Brésil. Cette étude donne des clés pour saisir quelques racines profondes des tensions présentes. Il apporte un éclairage utile sur celui que certains présentent comme un recours "miraculeux".

“Les mots sont rois”. Fernand Braudel.

GERARD Colé et Jacques Pilhan. Deux noms, deux hommes. Parfois méprisés en France. Oubliés du monde. Inconnus au Brésil. Tous les deux aidèrent à changer à tout jamais l’histoire de France, celle du monde et celle du Brésil. Pionniers dans la perception de l’importance de la communication en tant qu’outil politique décisif, ils élurent et réélurent et éternisèrent – avec tant d’autres, évidemment – François Mitterrand.

Paris, février 1980. Mitterrand ne faisait pas l’unanimité, même pas parmi ses coreligionnaires du parti socialiste. Michel Rocard était le favori du parti. Le favori aux élections c’était le président Valéry Giscard d’Estaing.

Ceux qui fêtèrent, en mai 1981, la victoire de Mitterrand dans les rues du monde, ou oublièrent ce fait ou survalorisèrent la puissance téléologique d’une certaine orthodoxie gauchiste.

Les miracles, cela n’existe pas. Coup de chance, peut-être, pour certains. Le phénomène de la multiplication des votes de février 1980 à mai de l’année suivante ne relève pas du miracle. Coup de chance, s’il y en eut un, ce fut de justesse. Il fallut beaucoup de travail et de détermination, sans aucun doute. Fortuna et virtù. De Mitterrand et de ses circonstances.

Un homme âgé déjà, né en 1916, fils des guerres, qui vécut Vichy, la Libération ensuite, la fin de la IVe République, l’indépendance de l’Algérie, le général De Gaulle, Georges Pompidou et maintenant Giscard d’Estaing, il était vu comme un homme du passé. Vieux, frustré, socialiste. Excentrique, agressif, perdant.

Comme le dirait l’inventeur de Les Misérables : “vrai ou faux, ce qu’on dit des hommes tient souvent autant de place dans leur vie et surtout dans leur destinée que ce qu’ils font”. [1] Dans ce cas, l’homme public est parfaitement pris en otage par son image. Une image n’est autre chose qu’une impression. Une impression peut changer, toujours.

C’était ça la conviction de Gérard Colé et Jacques Pilhan lorsqu’ils considéraient François Mitterrand comme un produit sous-valorisé. Prometteur, spécialement, car il exprimait, entre autres vertus, les inspirations de la génération qui fit mai 1968 en France. Sous-valorisé, car il était en général peu capable de montrer son courage et son importance.

Alors, la stratégie générale de communication avec le grand public informée par Colé et Pilhan eut deux objectifs incisifs concomitants. Construire Mitterrand et détruire Giscard d’Estaing. La tactique fut d’imposer à l’imagination collective “l’homme qui veut” (Mitterrand) contre “l’homme qui plaît” (Giscard d’Estaing).

L’âge de Mitterrand fut modelé de telle sorte qu’il désigne sagesse et paix intérieure. Ses idées intellectuelles – Mitterrand était un lecteur obstiné, surtout d’histoire et de littérature – assumèrent l’expression de réalisme et de sincérité de l’homme proche du peuple capable d’aborder les sujets complexes et délicats de façon simple. Ses échecs, qui remontaient à plus de 30 ans, devinrent signe d’une personne vraie, qui préfère être correcte à plaire. Sa ténacité fut changée en courage d’homme d’État.

Giscard d’Estaing, encore imbibé des impacts de la crise du pétrole et de la financiarisation en France, commença à être décrit comme l’homme du passif. Celui qui plaît, mais qui ne résout pas les problèmes du peuple : à l’époque, comme aujourd’hui, le chômage. Surtout parce qu’il était – l’image qui lui fut collée – loin de la réalité quotidienne. Bien né, bien élevé, riche. Bureaucrate, cynique, vainqueur, c’est-à-dire l’inverse du peuple ; l’envers du citadin.

Cette “manipulation” d’imaginaires – connue depuis toujours, mais jamais, décidément, employée professionnellement aux services de l’homme public – réussit et continua. Elle amena Mitterrand à rester et à résister à toute sorte de crise juridique, personnelle et politique.

La cohabitation – inaugurée lorsque son opposant politique direct Jacques Chirac fut convoqué (1986) pour composer le gouvernement en tant que Premier ministre – fut, grosso modo, aussi une manoeuvre politique pour massacrer le rival. Ce n’est pas par hasard que, Durant la campagne de 1988, Mitterrand s’adressait avec dédain à son rival électoral – un dénommé Jacques Chirac – en l’appelant simplement et plaisamment “mon Premier ministre”.

Le message subliminal devenait de plus en plus évident. Mitterrand était le Président, le tout-puissant, l’omniscient. Chirac, le “simple” Premier ministre.

L’impact de cette image resta et nous apprit quelque chose. Depuis lors, la communication est incontournable comme projet. Encore dans les années 1980, des gens de Washington cinglaient l’Atlantique pour s’approprier la stratégie et la perfectionner à leur gré. Dans le cas de M. Gorbachev, par l’intermédiaire de F. Mitterrand, Gérard Colé et Jacques Pilhan eux-mêmes allèrent à ses trousses dans les parages de Moscou. [2]

En ce qui concerne le Brésil, bien qu’il n’y ait aucune preuve pour le moment, mais le cas le plus proche et présent c’est peut-être celui de Fernando Affonso Collor de Mello. Nordestin, originaire d’Alagoas, jeune, beau, vif, viril, obstiné, incorruptible, apprécié, raisonnable, le nouveau.

Notícias do planalto de Mário Sérgio Conti montre la force de la presse dans la facture de l’ascension et dans la chute de cet homme. Cela rend évident le pouvoir du marketing politique dans la construction de l’image du président Collor. [3]

Ici, l’apparence et les mots peuvent tromper ; et ils trompent. Le Marketing et la propagande sont de différentes stratégies de communication. Le parallèle, si cela convient, Mitterrand-Collor émerge notoirement.

Le perdant qui vainc (Mitterrand). Le vainqueur qui commence à vivre la solitude des moribonds avant, durant et après l’impeachment (Collor).

Brésil : Lula da Silva

Si ce mois de février 1980 fut décisif pour François Mitterrand et pour la reconnaissance de la communication comme une stratégie, ce mois marquerait également le début de la trajectoire partisane de l’homme qui expliciterait le mieux la puissance de cette reconnaissance sur le territoire brésilien.

São Paulo, 10 février 1980. Colégio de Sion (Collège de Sion). Côtoyé, surtout, de Olívio Dutra et Sérgio Buarque de Holanda, et tant d’autres, Lula da Silva fonde l’assemblée des travailleurs, le PT. Après ce jour-là, avec la fin de la nuit de 21 ans de dictature militaire, arriver à la présidence de la République était pour lui une obsession. 4 tentatives se succédèrent. 3 sans succès. Dans la première, 1989, il fut battu en second tour par Fernando Collor. Dans les 2 autres, 1994 et 1998, sans second tour, il arriva en deuxième dans le duel avec Fernando Henrique Cardoso. En 2002, finalement, il arriva au pouvoir après avoir battu José Serra en second tour. Plus de 12 ans de pertes et de gains imposèrent différents mûrissements aux hommes qui participèrent à la réunion du Colégio de Sion (Collège de Sion). Celui entraînant l’importance de l’image de soi fut sans doute marquant. Lula devint tendre, mais serein. Tranquille, mais résolu. Celui de la paix et de l’amour, mais aussi de la lutte pour le social. Une vraie métamorphose qui emmêle jusqu’aux sens de ses coreligionnaires. Pourtant, le mystère de l’efficacité de la communication comme une stratégie dépasse le but du pouvoir. Cela requiert permanence.

Lula comparé à De Gaulle ?

Dans le bilan des 2 mandats du président Lula, l’ambassadeur Rubens Ricupero compare Lula à Charles De Gaulle. [4] Il serait difficile d’établir un rapprochement aussi juste. Le général avait une certaine idée de la France ; le président Lula a lui aussi une certaine idée du Brésil et il la déclare. Le mandataire français disait même que c’était lui la France. Il souhaitait représenter en soi-même son pays. Quant au président brésilien, cela va sans dire un mot. Le symbole de sa trajectoire d’ascension sociale, selon lui-même, est situé hors de la sociologie. Il est bien peu probable à quiconque sur la planète Terre d’échapper à la famine et devenir président de la république inhibiteur de la famine. Cependant, dans les moments historiques où le personnalisme semble inévitablement nécessaire – la France de l’après-Seconde Guerre et le Brésil du processus de consolidation démocratique –, l’éducation des sens dans la communication devient impérative.

Charles De Gaulle – cela dérange de le dire, mais je crois que je peux le dire – était un homme de l’ancien régime dans un vieux pays d’un continent ancien. Lula da Silva – il est téméraire de le dire, mais je crois que je peux le dire – se porte plutôt tel un homme politique à l’ancienne mode dans un pays rudement archaïque à l’ère du web et de l’information. L’exposition verbale de De Gaulle émulait la rhétorique byzantine, presque céleste, venant des temps de Góngora et Lope de Vega. Quant au président Lula, le style, aussi conscient et perspicace, devient plus dynamique et particulier.

Les mots – le français le savait et le brésilien le sait – pèsent. Mais les gestes, les regards, les odeurs, et la bienséance aussi. Tous les deux seraient d’accord, l’un savait et l’autre sait. Néanmoins, la grande particularité du président Lula c’est apparemment le fait d’être venu d’où il vint et d’avoir fait ce qu’il fit. Être venu de la misère et avoir privilégié son éradication. “Somente quem passou fome sabe o que é fome” (Seul celui qui souffrit de la faim sait ce que c’est que la faim ). [5]A fome é a desgraça maior na vida de um ser humano” (La faim c’est la plus douloureuse des souffrances de l’existence humaine). [6]

La valorisation, symbolique et réelle, de programmes sociaux pour l’amoindrissement de l’indigence marque la trajectoire du président brésilien dans le pouvoir. Bien qu’il communique aussi efficacement avec l’érudit qu’avec l’illettré, comme le pronostique et l’explique Ali Kamel [7], l’engagement de son mandat auprès des défavorisés impose une communication spécifique et cadrée.

Commander les émotions et les passions de ceux qui, sans défense, risquent de se faire chasser du mirage de la consommation que procure la mondialisation

Dans son enflammé La peur des barbares, Tzevetan Todorov, amoureux des typologies du “choc des émotions” de Dominique Moïsi, suggère que peur et ressentiment soient aujourd’hui de plus en plus incontournables dans un monde où les pauvres sont progressivement incorporés dans les systèmes prédateurs de consommation. La new middle class, la classe “C” brésilienne, devint réelle dans tous les pays qui composaient le tiers-monde auparavant. À cette population s’impose peu à peu la passion de la mondialisation. Tous ces gens veulent en profiter. Ils veulent manger, consommer et s’amuser. [8] Le problème implique peut-être, même si l’on fuit toute connotation moralisatrice, tomber dans l’inconséquent individualisme annoncé par Elias Cannetti dans son oublié Masse et puissance avec la sentence “tout individu appartenant à une certaine masse porte en lui un petit traître qui veut manger, boire, aimer, et qu’on lui fiche la paix”. [9] Mais voilà une autre histoire et un autre débat.

Ce que nous apporte Todorov pour réfléchir sur Lula da Silva peut être justement la nécessité de perfectionner progressivement sa capacité à commander les émotions et les passions de ceux qui, sans défense, risquent de se faire supprimer du mirage de la consommation que procure la mondialisation.

Toute la classe “C” au Brésil et dans le monde entier, puis-je dire, craint le retour à l’obscurité de l’indifférence de la non-consommation. Alors, tous les mandataires des pays de l’appétit – Brésil, Chine, Asie du sud-est, Mexique, Afrique du Sud – finissent par avoir besoin d’un engagement moral permanent : sophistiquer assidûment leur stratégie de communication. C’est elle qui donnera plus de force au président – dans le cas des pays démocratiques – pour qu’il reste, pour qu’il gouverne et pour qu’il laisse un héritage bleu.

Choqués

Sous n’importe quelle règle analytique, les dénonciations du docteur Roberto Jefferson Monteiro Francisco dans le premier semestre de 2005 faillirent bannir de la géographie le parti des travailleurs et le Président de la République. La gravité de tout ce qu’on entendait amena le cardinal-archevêque de São Paulo, Dom Cláudio Hummes, à tempêter : “nós, o povo brasileiro, estamos profundamente abalados e indignados” (Nous, le peuple brésilien, sommes profondément choqués et nous nous indignons).

Ce fut la première crise politique brésilienne sérieuse à l’ère du web. La vitesse de diffusion des informations et des positions, pour et contre, devint étourdissante. La brutalité de la presse, bien des fois dans la simple spéculation irresponsable, montra que sur la terra brasilis on mélange encore liberté d’expression avec attitude licencieuse. Des choses qui arrivent, des choses brésiliennes.

Folha de S. Paulo, O Estado de São Paulo, O Globo, Veja !, entre autres, toujours considérés comme exempts, semblaient être ou étaient totalement pour la chute définitive du président et de son parti. Souvent, il semblait qu’ils voulaient “en finir avec ces gens”, selon les désirs d’un certain opposant de Santa Catarina.

Le scandale du mensalão : de quoi s’agit-il ?

Lula et Mefistófeles de Norman Gall c’est une des principales et des plus complètes et denses analyses de ce qu’on reconnaît comme le scandale du mensalão. [10] L’utilisation de l’allégorie de la légende de docteur Faust a l’intention de montrer l’aspect diabolique de la crise politique et morale dans ce pays tropical. Différemment d’autres moments de l’histoire du Brésil, maintenant les forces ne sont pas du tout occultes. Au contraire, elles possèdent des dimensions très concrètes dans leurs nombreuses temporalités.

Le paiement de mensualités pour l’approbation de projets du gouvernement advenait, argumente Gall, de la pratique pétiste (du PT, Parti des Travailleurs) utilisée durant les années 1990 pour subventionner sa propre bureaucratie. C’était la manœuvre de “taxation de commissions sur des contrats à valeur augmentée dans les domaines des bureaux de consultation, collecte des déchets ménagers et lignes de bus”. [11] C’est pendant le gouvernement de Marta Suplicy en São Paulo, 2001-2004, que cette pratique fut amplifiée. Après, elle fut installée dans l’anatomie du gouvernement fédéral.

Ce n’est pas si important que le procès qui court encore aujourd’hui avance. Surtout parce que la pratique du mensalão pétiste, au-delà du scandale, mérite encore d’être prouvée, même si l’action pénale 470 condamna déjà des leaders du parti ; même si la presse assassina des hommes publics et des hommes politiques de poids ; même si une partie de la population eut le sentiment de “s’être lavé l’âme”.

Au long de l’année 2005, disséminer le doute fut toujours la stratégie du Président Lula. “ Si cela a existé, je n’en ai pas été au courant ”. La stratégie colla. Il fut réélu.

Lula gouverna pour les pauvres et les très pauvres et donc les pauvres et les très pauvres le délivrèrent de la damnation

Plus que le sphinx du mensalão, la réélection du Président Lula en 2006 fut énigmatique. Le Président et son parti furent écrabouillés comme le furent, si l’on observent les différences, Luís Capeto et Maria Antonieta dans le Versailles de l’après-Bastille.

Humiliation en continu. Ternissure permanente. Flétrissure infâme et impitoyable. Tout ça sur place publique. Sous les yeux du peuple.

Des membres de l’opposition, même les modérément exaltés, tenaient vraiment, ardemment, à la décapitation du régime. Ils souhaitaient, avec cela, beaucoup plus que la tête de Lula da Silva et celle de ses partenaires.

Entre 2005 et 2006, il était commun d’entendre dans les milieux universitaires brésiliens sophistiqués et dans les moins sophistiqués, l’annonce de la mort politique du parti et du Président. D’anciens membres du parti et des camarades, des proches du Président auparavant rejoignirent le choeur de l’outrage. La réussite de la réélection de Lula da Silva fit revivre l’impression de celui qui fut toujours caustique et plaisant, Mark Twain : “the reports of my death have been greatly exaggerated”.

Oui, le requiescat in pace pour Lula da Silva et son parti fut excessif.

Selon André Singer, le succès de la réélection fut une réponse à la réussite des programmes sociaux du premier mandat. Lula gouverna pour les pauvres et misérables et donc les pauvres et les misérables le réélurent. Suite à cela, il y eut le réalignement politique et idéologique de la base électorale et du Président, c’est-à-dire ces pauvres et ces misérables, qui n’avaient jamais confié leur vote à Lula da Silva, votèrent pour lui en 2006. Ils le firent car ils furent concernés par les politiques publiques du gouvernement. Tandis que nombre brésiliens blancs aux yeux bleus attendaient impatiemment les funérailles politiques de Lula da Silva, le gouvernement fédéral approfondissait et consolidait des politiques publiques destinées aux brésiliens qui n’étaient pas dans les magazines hebdomadaires et encore moins à la télévision. [12]

Dans l’analyse de Lúcio Rennó et Andrea Cadello, c’était cela et ce n’était pas cela. Ils ne croient pas au réalignement électoral à la André Singer. Ils s’opposent à la thèse qui soutient le virage idéologique des nouveaux électeurs de Lula da Silva. Ils croient plutôt à la forte précision des caractérisations. Lulistes et pétistes. Lulistes nouveaux et lulistes vétérans. Pétistes. Ceux qui sympathisent avec Lula et ceux qui sympathisent avec le parti de Lula. Pour eux, Rennó et Cadello, alors, le réalignement n’est pas idéologique. Les misérables, dit-on, ne s’intéressent pas à la politique et ils sont imperméables aux idéologies. [13]

Cette divergence de fond, ne modifie pas la réalité du fait. Lula gouverna pour les pauvres et les très pauvres et donc les pauvres et les très pauvres le délivrèrent de la damnation.

Administrer les émotions

La plus intense épreuve du feu pour Lula da Silva, ce fut d’administrer les émotions de la nouvelle classe moyenne, et aussi celles des pauvres et très pauvres, et encore celles des prétendûment pauvres, très pauvres et classemoyennistes face aux perceptions de la gravité de la crise économique de 2008.

L’accès massif au monde de la consommation et de la civilité minimum offert à la parcelle numériquement importante de la société brésilienne imposa aux capitalistes locaux ou ceux ayant des affaires avec le Brésil le réordonnancement de leur vision. Les entreprises d’information n’échappèrent pas à la règle. La presse écrite encore moins. Mais la presse télévisée, totalement.

Ces moyens – broadcast, imprimé, online – présentèrent l’angoisse de la crise. La peur - n’a-t-on pas toujours su ? - est très vendable. La fonction du Président Lula était justement d’éviter que cette angoisse et cette peur envahissent les pauvres et les très pauvres foyers de ces forts brésiliens très pauvres, misérables même. À ce moment-là, entra sur scène, effectivement, la rhetorical presidency de Lula da Silva.

La crise était vue comme celle des autres, celle des riches et on croyait à peine qu’elle pourrait arriver au Brésil

Le vieux Perry Anderson, marxiste aux temps de guerre et paix, accentue, sans trouver d’opposants, que, par n’importe quel critère, Lula da Silva “is the most successful politician of his time”. [14] Peu de gens contestent cela. Peu de gens s’opposent à cette idée. Peu de gens comprennent cela. La victoire personnelle du mandataire brésilien pèse, mais elle ne détermine pas. Sa longue vie syndicale détermine, mais elle ne pèse peut-être pas autant. Les proches du Président signalent sa qualité dispersée d’enchantement et séduction. Même les gens de l’opposition déclarent qu’il est difficile de se mettre en désaccord avec lui. Il est comme la Méduse ou comme la sirène qui chante. Tout est naturel. Aucun de ces attributs ne peut s’apprendre. On conçoit qu’ils puissent être perfectionnés parfois. La sagacité innée du Président, indépendamment des circonstances, le rend un homme particulier par son génie. Oui, un génie. Lula da Silva est un génie. Malgré tous les inconvénients et tous les malentendus que l’affirmation impose. Les génies finissent par devenir des hommes et des femmes pleins de démons. Les gens de cet acabit, dit Harold Bloom, “we cannot explain, only appreciate”. [15] Mais quand même il faut trouver un moyen terme. À meson. Même si l’on aime, il faut expliquer, malgré les limites infinies, les actions et les gestes du Président Lula. La réaction à la crise économique peut représenter un bon exemple.

D’août 2007 à avril 2009 – depuis la première manifestation de Lula da Silva face à la crise jusqu’à la réunion du G20 à Londres, un moment de cristallisation de l’argument de Lula da Silva sur le thème – le Président produisit environ 700 manifestations publiques et officielles distribuées dans des discours et dans des interviews. Dans plus d’un tiers de ces manifestations, il mentionna directement ou indirectement la crise. Le noyau de son argument fut toujours pareil, aigu et fort. La crise était vue comme celle des autres, celle des riches et on croyait à peine qu’elle pourrait arriver au Brésil. Voilà peut-être la synthèse – un peu trop courte, mais effective – du message. Mais ce message devenait plus sophistiqué et il cristallisa dans sa forme. Donc, le brouhaha et les “comportements irrationnels des blancs aux yeux bleus”, des expressions qui s’éparpillèrent dans le monde ainsi que la vision du Président sur la crise et le Brésil, fixèrent 2 objectifs. [16] D’abord, calmer la population. Réussite. Cela cajola. Ensuite, montrer au monde la puissance du leadership brésilien. Autre réussite. Cela détermina. Reste à savoir si, comme le premier, l’expression de ce leadership durera.

Copyright Juin 2013-Afonso da Silva/Diploweb.com


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[1Victor HUGO – Les Misérables. Paris : Librairie Générale Française, 1985, p. 23.

[2Cédric TOURBE – Devenir président et le rester. Les secrets des gourous de l’Élysée. Paris : France 3, 2012. François BAZIN – Le sorcier de l’Élysée. L’histoire secrète de Jacques Pilhan. Paris : Plon, 2009. Lionel JOSPIN – Lionel raconte Jospin. Entretiens avec Pierre Favier et Patrick Rotman. Paris : Éditions du Seuil, 2010, pp. 91-207.

[3Mario Sergio CONTI – Notícias do Planalto : a imprensa e o poder nos anos Collor. 2. ed. São Paulo : Companhia das Letras, 2012.

[4Rubens RICUPERO – À sombra Charles De Gaulle : uma diplomacia carismática e intransferível – a política externa do governo Luiz Inácio Lula da Silva (2003-2010). Novos Estudos, CEBRAP, n.87, pp. 35-58, jul. 2010.

[5Reunião do Conselho Nacional de Segurança Alimentar e Nutricional – Consea. Brasília, 25/02/2003.

[6Apresentação dos programas Sementes do Amanhã e Escola-circo e entrega dos três primeiros Cartões Alimentação do programa Fome Zero a famílias da cidade de Belém. Belém-Pará, 4/4/2003.

[7Ali KAMEL – Dicionário Lula. Um presidente exposto por suas próprias palavras. (pesquisa de Rodrigo Elias). Rio de janeiro : Nova Fronteira, 2009. pp. 15-23.

[8Tzvetan TODOROV – La peur des barbares. Au-delà du choc des civilisations. Paris : Robert Laffont, 2008. pp. 16-17.

[9Elias CANETTI – Massa e Poder. Trad. Rodolfo Krestan. Brasília : UnB, 1983. p. 21.

[10Norman GALL – Lula e Mefistófeles. Bradeul Papers, n. 38, 2005.

[11Id., p. 4.

[12André SINGER – Raízes sociais e Ideológicas do Lulismo. Novos Estudos, CEBRAP, n.85, pp. 83-102, nov. 2009. André SINGER – A segunda alma do partido dos trabalhadores. Novos Estudos, CEBRAP, n.88, pp. 89-111, nov. 2010. André SINGER – Os sentidos do lulismo. Reforma gradual e pacto conservador. São Paulo : Companhia das Letras, 2012. pp. 9-21.

[13Lúcio RENNÓ & Andrea CADELLO – As bases do lulismo : a volta do personalismo, realinhamento ideológico ou não alinhamento ? Revista brasileira de ciências sociais, vol. 25, n. 74, pp. 40-56, outubro 2010.

[14Perry ANDERSON – Lula’s Brazil. London Review of Books, vol. 33, n. 7, pp. 3-12, march 2011.

[15Harold BLOOM – Charlie Rose, Shakespeare Series : why Shakespeare ? With Harold Bloom, Oskar Eustis, Michel Boyd. New York, CBS, 10/11/2011, 60 min.

[16Sur “marolinha”, voir Coletiva após passeata em São Bernardo do Campo. São Bernardo do Campo, 04/10/2008. Sobre os “olhos azuis”, ver Conferência de imprensa em conjunto com o primeiro-ministro britânico, Gordon Brown. Brasília, 26 de março de 2009.


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