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"Notre affaire à tous",

par Eva Joly

 

95 % des délits financiers demeurent impunis. Pour les plus maladroits, le maximum de la peine encourue n'est que de cinq ans, soit un peu plus de deux ans avec les réductions de peine. Qu'une société condamne parfois à de bien plus lourdes peines les délinquants d'Evry que les corrupteurs et les corrompus l'éclaire crûment. Voir une carte de la corruption en Europe. Lire également notre dossier documentaire sur la criminalité économique et financière dans l'Union européenne et une étude de Patrick Mabrier "Depuis la chute du Rideau de fer, quelle politique l'Union européenne met-elle en oeuvre face à la criminalité organisée d'Europe de l'Est ?"

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Les arènes, 2000, 251 pages

Eva Joly est premier juge d'instruction au tribunal de grande instance de Paris. La première moitié de son ouvrage, rédigé en collaboration avec Laurent Beccaria, décrit la vie quotidienne d'une femme d'origine norvégienne, devenue magistrat en France. Le récit de ses années au tribunal d'Orléans puis à celui d'Evry peint de manière précise les réalités les plus quotidiennes des tribunaux. A bien des égards, son tableau d'Evry pourrait illustrer un cours de géographie de Première sur les banlieues françaises (p. 71-80).

Quittant la périphérie, Eva Joly rejoint en 1989 le centre, à savoir le ministère des Finances, à Bercy. Elle y travaille au Trésor - à qui l'auteur rend un hommage appuyé - et œuvre au CIRI, chargé des restructurations industrielles, jusqu'en 1993. Date à laquelle l'évolution de carrière amorcée prend toute sa mesure.

A la galerie financière

En effet, la seconde moitié de l'ouvrage explique comment Eva Joly devint un magistrat réputé pour sa lutte contre la corruption en France et en Europe, à travers son activité à la galerie financière de Paris. Tout en dépeignant l'arrière plan des affaires qui l'ont mise sous les feux de l'actualité, Eva Joly brosse un tableau à la fois sombre et éclairant de la société française. "Je vois tant de ressemblances, en France et à l'étranger, entre les corruptions d'Etat et les mafias en tout genre. Mêmes réseaux, mêmes hommes de main, mêmes banques, mêmes villas de marbres". (p. 19) En effet, le crime n'est plus à la périphérie mais au centre de nos sociétés, lié aux grandes entreprises ou aux dirigeants politiques européens les plus honorables. La corruption ruine le contrat démocratique entre les citoyens et ses représentants, dont les discours deviennent à la fois creux et illégitimes s'ils ne respectent pas la loi qu'ils prétendent faire appliquer … aux autres.

Au terme de six années à la galerie financière, Eva Joly fait un constat troublant pour tout citoyen : "J'ai appris qu'il existait une sphère publique, où se joue la comédie du pouvoir et les illusions médiatiques, et une sphère protégée, où se déploient des rapports de force, parfois très violents, mais à l'abri du regard des citoyens" (p. 145).

Ce qui pose une question de fond. "Si chacun des habitants de ce pays ne peut pas penser spontanément que les marchés passés par l'Etat sont conclus dans l'intérêt général de la nation mais parfois pour alimenter les comptes occultes de décisionnaires ou faire fructifier des réseaux, la confiance des électeurs sera définitivement détruite pour des décennies". (p. 22)

Que Roland Dumas, Président du Conseil constitutionnel - gardien du texte fondateur de la République - soit mis en cause par l'affaire Elf, et conduit à démissionner, pose effectivement question. En fait, "La société française s'autopersuade que le monde n'a pas changé, mais faute d'avoir pensé l'argent, l'argent s'est mis à penser à sa place, et la corruption s'est développée d'une manière impressionnante" (p. 113).

Voir une carte de la corruption dans l'espace UE27+Turquie

Quelles sont les origines du processus ?

Eva Joly comprend la croissance de la corruption comme le fruit des premiers craquements de l'Etat providence - à la suite de la crise de 1974 - et une excroissance de la mondialisation des activités financières, durant les 1980 - 2000. Durant ces deux décennies, la majorité des contrôles publics ont été mis aux poubelles de l'histoire. Les marchés financiers sont désormais libres et les nouvelles techniques viennent à point pour faire perdre la trace de tout versement frauduleux. Peut-être sans le vouloir, la libéralisation des marchés a favorisé l'activité des réseaux parallèles, qui ont vu s'offrir de nouvelles opportunités. L'argent sale se mélange avec l'économie légale et s'intègre aux flux financiers. Les capitaux russes en fuite n'ont-ils pas été à l'origine de 70 % du mouvement haussier de la bourse néerlandaise entre 1995 et 1997 ? Les capitaux frauduleux dérèglent le marché spéculatif, pèsent sur les prises de décisions publiques, effacent les principes de l'Etat de droit et du contrat démocratique. Sans parler des intentions stratégiques.

Pendant ce temps, les enquêtes judiciaires piétinent aux frontières, en dépit de la coopération naissante entre juges européens, à qui Eva Joly rend également un hommage appuyé, notamment parce que la justice française ne leur rend pas toujours la pareille.

La hiérarchie des peines exprime celles de la société

Reste que 95 % des délits financiers demeurent impunis et que pour les plus maladroits, le maximum de la peine encourue n'est que de cinq ans, soit un peu plus de deux ans avec les réductions de peine. Qu'une société condamne parfois à de bien plus lourdes peines les délinquants d'Evry que les corrupteurs et les corrompus l'éclaire crûment. "Vingt ans après la première affaire de fausses factures politiques, la justice française garde toujours son lampadaire braqué sur le même morceau de trottoir. Les pouvoirs publics n'ont jamais encouragé les enquêtes. Nos Gardes des Sceaux ont même déployé des trésors d'invention pour contenir le flot des "affaires" […] (p. 181).

Si la délinquance financière est incrustée à ce point dans l'économie, que faire ? Une solution magique consisterait à réformer le Code pénal … pour rendre encore plus difficile la poursuite des délits financiers, via une "prescription de l'abus de biens sociaux". La dernière tentative en ce sens a été adroitement glissée dans une proposition de loi du Sénat, officiellement consacrée à la présomption d'innocence. Joli tour de passe-passe.

Puisque l'heure est à la construction européenne, pourquoi ne pas lui donner du souffle et une nouvelle légitimité en commençant à y démanteler les obstacles les plus évidents à la lutte contre la corruption au Luxembourg, au Liechtenstein, à Gibraltar, à Monaco, à Saint-Martin, en Andorre, à Guernesey, en Irlande, en Autriche, voire à la City ?

Pierre Verluise

Date de la mise en ligne: juin 2000

 

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. "Les dossiers du Delfi". Ce groupe de Recherche européen sur la Délinquance Financière et la Criminalité organisée est un département du Centre d'Etude des Techniques Financières et d'Ingénierie de la Faculté d'Economie Appliquée de l'Université d'Aix Marseille

. "L'Europe centrale et orientale 1999-2000. Conflits politiques, reprise économique, malaise social", Courrier des pays de l'Est, n°1006, juillet 2000, éd. documentation Française. Fait, notamment, un état de la corruption dans les pays d'Europe centrale et orientale.

. "Le nouvel emprunt russe", par Pierre Verluise, à propos de la fuite des capitaux soviétiques et post-soviétiques.

. "La corruption en Russie, hier, aujourd'hui, demain...", par Massada

. "Les dessous de l'aide technique occidentale à la Russie", par Massada

. "La corruption en Russie", par Gilles Favarel-Garrigues, éd. documentation Française, 2000.

A consulter:

. "Les "boîtes noires" de la mondialisation financière", par B. Bertossa, B. Dejemeppe, Eva Joly, Jean de Maillard, Renaud Van Ruymbeke, in "Le Monde", 10 mai 2001, p. 17. Ils écrivent notamment :"Le quasi-monopole de fait des chambres de compensation et des services de routage financier, ainsi que la traçabilité des flux de capitaux sont les moyens par lesquels le contrôle serait possible, si on voulait l'exercer. [...] Une solution parmi d'autres consisterait à placer ces institutions sous le contrôle d'une organisation internationale qui pourrait jouer le rôle du courtier de confiance. Un progrès capital serait accompli dans la réconciliation entre la finance et la démocratie."

 
     

 

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