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www.diploweb.com Géopolitique de l'Union européenne

La construction de l'Union européenne et les grands programmes d'intérêt stratégique militaires, peut-on sortir d'une logique de déclin ?

par le Capitaine de frégate Denis Chevillot

(Marine nationale, France, 11 e promotion du CID)

 

Comment les Européens pourraient-ils peser davantage ? Plusieurs événements récents sont susceptibles d’indiquer un infléchissement vers une coopération encore accrue entre les Etats et une plus grande implication de la Commission européenne dans les affaires de défense. Ils  pourraient servir de catalyseur à l’émergence d’une véritable politique européenne d’armement. Les questions de sécurité et de défense ne pouvant se réduire à une équation budgétaire, une politique commune d’armement devrait pouvoir conduire au développement de programmes d’intérêt stratégique militaires, éléments essentiels pour permettre aux Etats européens d’assumer leurs responsabilités autant que leurs ambitions. Rédigée dans le cadre du Collège interarmées de défense, au sein du séminaire Géopolitique dirigé par P. Verluise, cette étude est accompagnée de trois cartes réalisées par D. Chevillot.

Biographie de l'auteur  et sources en bas de page.

Mots clés - key words: cid, défense, armement, programme, europe, union européenne, programmes d’intérêt stratégique militaires,  programmes multinationaux, contexte géopolitique, déclin réel ou apparent, environnement économique et financier, environnement politique, environnement géopolitique et géostratégique, perspectives, politique commune d’armement, faisabilité, forces motrices et freins, intérêts particuliers, lien transatlantique, organisation, financement, industries de défense européennes, contraintes budgétaires et financières, nouvelle donne mondiale.

 

D’une politique européenne d’armement à une politique commune d’armement, une perspective à somme positive pour les nations et pour l’Europe

1. INTRODUCTION ET CADRE GENERAL

L’année 2004 pourrait marquer profondément l’histoire de la construction européenne avec des avancées significatives dans le domaine de l’Europe de la Défense. Ce domaine constitue aujourd’hui une des voies les plus prometteuses du processus d’intégration européenne initié dans les années 1950 au lendemain du second conflit mondial. Jusqu’à présent, la construction européenne s’est volontairement faite en laissant les affaires de défense aux mains des nations. Plusieurs raisons à cela : le refus d’une quelconque dépendance en matière d’intérêt stratégique, la défense d’intérêts industriels nationaux, une réserve sur tout ce qui serait susceptible de porter atteinte au statu quo atlantique et le souhait de tenir à distance une administration communautaire manquant encore de culture de défense. 

Dans le même temps, les puissances européennes, notamment lorsqu’elles sont prises isolément, ont les plus grandes difficultés à peser lors de crises, proches ou lointaines. Les contraintes budgétaires ont obligé les pays d’Europe occidentale à des choix stratégiques importants, à des réductions de format et à des coupes sombres dans leurs principaux programmes d’équipement militaire, y compris dans les programmes les plus structurants. Le secteur des industries de défense a observé une profonde mutation pour faire face à la baisse généralisée des crédits consacrés à la défense. Ce mouvement a d’abord eu lieu aux Etats-Unis dans les années 1990 où ne subsistent que quatre grands groupes[i] se partageant la majorité du budget d’équipement américain. Plus tardif en Europe où le secteur reste très morcelé et véritablement initié avec la création de la société de taille mondiale EADS[ii], ce mouvement est en train de se dérouler sous nos yeux. 

La construction de l’Union européenne ne semble pas avoir encore pu donner toute sa mesure pour les questions de défense. Le rôle de la Commission européenne a parfois manqué de visibilité pour le public lors de regroupements industriels structurants. Dans le même temps, un fossé technologique se creuse de plus en plus avec les Etats-Unis en dépit de capacités et de ressources qui pourraient être comparables. 

Concernant les difficultés éprouvées par les Européens à peser dans le monde, la réponse n’est pas seulement financière. En 2004, plusieurs événements sont susceptibles d’indiquer un infléchissement vers une coopération encore accrue entre les Etats et une plus grande implication de la Commission européenne dans les affaires de défense : la création de l’Agence européenne de l’armement, de la recherche et des capacités militaires[iii] et la très probable coopération franco-britannique dans le développement et la construction de porte-avions[iv] par exemple. Ces éléments pourraient servir de catalyseur à l’émergence d’une véritable politique européenne d’armement. Les questions de sécurité et de défense ne pouvant se réduire à une équation budgétaire, une politique commune d’armement devrait pouvoir conduire au développement de programmes d’intérêt stratégique militaires, éléments essentiels pour permettre aux Etats européens d’assumer leurs responsabilités autant que leurs ambitions. 

Après un état des lieux du contexte géopolitique de l’Union européenne où évoluent les programmes d’intérêt stratégique militaires et de l’existant en la matière, seront abordés successivement :

-         les différentes approches permettant une convergence européenne vers de nouveaux programmes ;

-         l’analyse de ce que pourrait être une Politique commune d’armement sous l’égide de l’Union européenne ;

-         les freins et les forces motrices à la mise en place d’une telle politique, ainsi que les éléments qui pourraient lui donner aujourd’hui une chance concrète de succès.

 

1.1 . Définition des programmes d’intérêt stratégique militaires

En premier lieu pour définir avec précision la notion de « programme d’intérêt stratégique militaire », il s’agit ici de programmes d’armement à même de structurer la politique de défense d’un pays pendant une durée significative. Ces programmes doivent permettre de répondre aux intérêts stratégiques définis par les autorités politiques.

Enfin, les programmes d’armement présentent des spécificités qui les distinguent fondamentalement des programmes civils. En dépit d’une dualité de plus en plus fréquente permettant des applications plus larges, les Etats restent encore au cœur du processus global de conduite des programmes d’intérêt stratégique militaires. Ces spécificités sont principalement les suivantes :

-         des cycles longs, avec des durées supérieures à une trentaine d’années ;

-         des séries courtes et des investissements élevés, liés notamment à l’emploi de très hautes technologies ;

-         des produits de souveraineté avec une omniprésence des Etats au travers des processus d’acquisition ou d’exportations (clients étatiques), du cadre réglementaire (contrôle étroit, investissements) et de prises de participation (Etat actionnaire).

 

1.2 . Un apprentissage difficile des programmes multinationaux

Depuis la fin du second conflit mondial, seuls les Etats ont été à l’origine des principaux programmes d’intérêt stratégique militaires. On pourrait citer la réalisation exemplaire du programme de dissuasion nucléaire français dans les années 1960.

En marge des progrès communautaires et d’une diffusion d’un esprit d’ouverture sur la CEE, l’apprentissage des programmes en coopération s’est montré long et difficile. Au cours des années 1960-1970, l’échec de la fusée Europa a conduit à repenser profondément l’organisation du spatial européen, comme ce fut le cas ultérieurement pour le développement de la fusée Ariane avec la création de l’Agence spatiale européenne (ASE), où la France avec le CNES tenaient une position particulière en matière de maîtrise d’ouvrage et de maîtrise d’œuvre.

 

1.3 . Contexte géopolitique

Le contexte géopolitique a considérablement évolué. Depuis le début des années 1990, une forte déflation du montant des dépenses militaires a été constatée dans de nombreux pays européens sous l’effet principalement :

-         de l’implosion du système soviétique et de la volonté des démocraties occidentales de tirer profit des « dividendes de la paix » ;

-         de la construction de l’Union européenne qui a pour principal objectif la stabilité du continent européen et qui a fait disparaître les rivalités militaires internes entre les principales puissances européennes ;

-         d’une compétition économique accrue et d’un cadre budgétaire toujours plus contraint, notamment induit par la discipline imposée par l’Union économique et monétaire (UEM), par les critères d’adhésion à la monnaie unique, puis par le programme de stabilité.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ce contexte n’a pas été sans conséquence sur les grands programmes d’intérêt stratégique militaires.

 

1.4 . Déclin réel ou apparent

En considérant la période couverte depuis la chute du Mur de Berlin, le déclin des programmes d’intérêt stratégique militaires observé en concomitance avec la construction européenne est à la fois bien réel pour une part et apparent pour une autre.

Ce déclin est bien réel lorsque l’on constate l’écart croissant de l’effort de défense des principaux pays européens comparativement à celui des Etats-Unis et la grande difficulté que connaît l’Union européenne pour peser lors des crises et conflits, sur son continent ou dans son environnement proche. Ce fut le cas en Bosnie en 1995 et au Kosovo en 1999, ou encore lors de l’engagement anglo-américain en Irak en 2003. Les ambitions militaires des pays européens sont réduites aux seules missions de paix. Toute opération plus importante ne peut plus se faire maintenant que dans un cadre multinational avec le recours d’un soutien extérieur, sous l’égide de l’OTAN ou d’une structure ad hoc par exemple. Dépassant le seul aspect financier, ce déclin se traduit également par un fossé technologique qui commence à se faire sentir au niveau des performances des systèmes d’armes équipant les forces américaines et européennes. Ce « gap » est particulièrement sensible dans le domaine des moyens de communication et de commandement.

Toutefois, il n’est peut être qu’apparent si on considère que les menaces ont changé de nature et que la forme de réponse à apporter n’est plus à caractère seulement militaire, et avec des moyens plus ou moins hérités de la Guerre froide.

 

1.5 . Le constat actuel

En dépit des menaces que font peser la prolifération des armes de destruction massive et le terrorisme, notamment depuis les évènements du 11-Septembre, le constat actuel montre un environnement peu favorable au lancement et au développement de grands programmes militaires d’intérêt stratégique. Les raisons sont multiples et concernent plusieurs domaines.

1.5.1L’environnement économique et financier

Compte tenu de leur coût considérable et des contraintes budgétaires, les grands programmes d’intérêt stratégique militaires ne peuvent plus actuellement être conduits dans un seul cadre national. Les grands pays européens sont par ailleurs confrontés à une situation économique difficile, réduisant les marges de manœuvre des gouvernements et des entreprises.

Parfois interdépendantes, les origines de ces difficultés sont principalement les suivantes :

-         une très faible croissance au cours des années 2001 à 2003 incluse, à la limite d’une récession pendant quelques mois ;

-         une compétition économique accrue sous l’effet de la mondialisation ;

-         une absence de marge budgétaire liée essentiellement à une augmentation considérable des charges des Etats, notamment la charge de la dette, le coût de la protection sociale et la poursuite de grands programmes déjà engagés (Rafale, Eurofighter, A400M, VBCI, NH90, TIGRE), et d’un autre côté, à une diminution des ressources lorsque les gouvernements cherchent à réduire les impôts et les taxes pour soutenir une croissance déjà atone et une hypothétique reprise économique ;

-         la perte du levier de l’instrument monétaire depuis l’entrée en vigueur de l’Union économique et monétaire et de l’Euro en 1999[v], la Banque centrale européenne étant indépendante du pouvoir politique des membres de la zone Euro.

 

L’effort de défense[vi] des pays de l’Union européenne peut être synthétiser par les deux cartes suivantes :

 

 

 

 

 

 

 

 


 

 

 

 

 

 
 

 

 

 

 

 

 

 

 

1.5.2  L’environnement politique

En matière de défense, trois pays, la France, la Grande-Bretagne et l’Allemagne, ont une position dominante en Europe et sont capables d’influer sur le cours des évènements. L’année 2003 a montré le rôle moteur que peuvent jouer ces trois pays lorsqu’ils agissent de concert. Pour le cas de l’Irak, leur division a eu un impact négatif alors que leur union a eu un impact positif pour la gestion de la prolifération nucléaire iranienne. Pour des raisons historiques, par leur poids économique et industriel, et grâce à leur image sur la scène internationale, la Grande-Bretagne, l’Allemagne et la France ont également un rôle déterminant pour la réalisation de grands programmes. Ces trois pays sont les seuls à posséder sur le continent européen une base industrielle de défense autonome, performante et couvrant tout le spectre des technologies.

Ces trois Etats ne sont certes pas tous les trois indispensables pour la réalisation d’un grand projet, mais actuellement aucun programme d’intérêt stratégique militaire ne pourra vraiment voir le jour si deux de ces pays en sont absents. En résumé, pour l’instant, et sans doute encore pour la prochaine décennie, en matière de défense, rien de réellement stratégique ne pourra se faire en l’absence de la Grande-Bretagne, de l’Allemagne ou de la France.

Outre la capacité financière, ces trois pays sont les seuls à pouvoir donner un caractère structurant à un programme dépassant ainsi le seul aspect de la performance technologique.

Des progrès considérables ont été réalisés au cours des années 1998-2003 mais le facteur politique transatlantique s’ajoute aux aspects économiques.

 

1.5.3L’environnement géopolitique et géostratégique

L’Europe reste marquée profondément par les conflits internes qu’elle a connus durant les XIXème et XXème siècles. Du dernier, elle est sortie en ruine, coupée en deux, sous la tutelle des Etats-Unis à l’ouest et de l’Union soviétique à l’est. La France et l’Allemagne, à l’instigation du Général de Gaulle et du Chancelier Konrad Adenauer, ont pris conscience qu’il fallait tirer un trait sur le passé, mettre fin à des affrontements séculaires qui avaient coûté aux deux pays une bonne part de leur puissance. Parallèlement, Robert Schuman et Jean Monnet ont jeté les bases de la construction européenne pour éviter que ne renaissent de nouveaux conflits. En revanche, plusieurs tentatives d’émancipation de l’Europe ont été des échecs cuisants. Ce fut le cas par exemple de la Communauté européenne de défense en 1954 (CED), et dernièrement, des débats avant et pendant l’intervention de la coalition anglo-américaine en Irak en 2003.

L’Europe souhaite-elle réellement s’émanciper ? En a-t-elle la volonté et les moyens ? Est-il possible que l’Europe communautaire, surtout avec 25 Etats membres ou davantage, ait une politique commune en cette matière ?

De surcroît, les trois pays pouvant donner une impulsion dans ce domaine, la France, la Grande-Bretagne et l’Allemagne n’ont pas une même vision stratégique. La vision française et britannique est de « pouvoir peser militairement sur les choix internationaux affectant nos intérêts et nos valeurs. ».[vii] En revanche, en raison de son passé historique, l’Allemagne n’affiche toujours pas aujourd’hui une réelle vision stratégique mondiale et globale qui lui serait propre, sinon celle dictée par son appartenance à de grandes organisations internationales comme l’OTAN, l’Union européenne et l’ONU.

Par ailleurs, si les pays de l’UE15 ne connaissent plus de menaces à leurs frontières, les prochains élargissements pourraient changer la donne. En effet, avec les prochains élargissements, en dépit de la mondialisation, les déterminants géographiques pourraient retrouver toute leur importance en rapprochant l’Union européenne de zones plus troublées. Les frontières de l’UE25 vont notamment se rapprocher du Proche Orient et du Caucase. Dans ce contexte, le maintien et l’extension d’une zone de sécurité autour d’elle deviennent aujourd’hui un élément stratégique pour l’Union européenne.

 

2. POURQUOI UNE POLITIQUE COMMUNE D'ARMEMENT POURRAIT OFFRIR LES MEILLEURES PERSPECTIVES EN MATIERE DE DEVELOPPEMENT DE PROGRAMMES D'INTERET STRATEGIQUE

 

2.1 . Les progrès déjà réalisés

Contrairement aux apparences, l’Europe n’est pas restée inactive au cours des trente dernières années. Les Européens ont mis en place des structures et des accords qui sont, certes, encore insuffisants mais qui ont le mérite de fonctionner. C’est bien en s’appuyant dans un premier temps sur ces éléments concrets que l’on pourra progresser et ensuite, aller au delà.

 

2.1.1   L’existant

De façon synthétique, en matière de programme d’armement, l’inventaire de l’action européenne recouvre trois types d’existant :

-         des Traités européens où les aspects de défense ne sont pas totalement absents, notamment avec le Traité de Maastricht par exemple ;

-         des déclarations politiques sous l’impulsion déterminante de la Grande-Bretagne et de la France, comme à l’occasion des sommets à Saint-Malo en 1998 et au Touquet en 2003 ;

-         des structures de coopération hors du cadre de l’Union européenne, comme l’Organisation conjointe de coopération en matière d’armement (OCCAR)[viii] et la Lettre d’Intention, Letter of Intend (LoI)[ix].

 

Le Traité de Maastricht[x] spécifie que les questions de défense font partie du second pilier consacré à la Politique étrangère et de sécurité commune (PESC). La possibilité de création d’une Agence européenne de l’armement figure déjà en annexe de ce traité.

Le sommet de Saint-Malo[xi] peut être considéré comme le véritable point de départ de l’Europe de la Défense. Le 4 février 2003 au Touquet, la Déclaration sur le renforcement de la coopération en matière de sécurité et de défense propose des « initiatives pour moderniser et développer les capacités de l’Europe en matière de défense et de sécurité ». Ces propositions relativement innovantes concernent :

-         des moyens avec la définition d’ « objectifs quantitatifs (indicateurs pertinents de dépenses de défense), et qualitatifs (disponibilité, efficacité militaire, déployabilité, interopérabilité et soutenabilité des forces) » ;

-         un instrument avec la mise en place au sein de l’Union européenne d’une « agence inter-gouvernementale de développement et d’acquisition des capacités de défense » dont l’objectif serait de « promouvoir une approche globale de développement des capacités par tous les Etats membres de l’UE ».

L’objectif de l’OCCAR et de la LoI est de rendre plus efficace la gestion des programmes d’armement réalisés en coopération.

 

Ces existants montrent déjà l’importance de la volonté des Européens pour progresser vers un cadre plus favorable aux programmes d’intérêt stratégique militaire.

 

2.1.2   Les perspectives

Actuellement, deux grands programmes différents sont conduits dans un cadre européen, l’un militaire, l’Airbus A400M et l’autre civil, Galileo[xii]. Ces programmes peuvent-ils servir d’exemple pour une renaissance des grands programmes d’intérêt stratégique ou confirment-ils le déclin européen ? La PESC avec en son sein la Politique européenne de sécurité et de défense (PESD) pourraient-elles tenir dans un avenir proche, un rôle dans la décision, la conduite ou le financement des programmes d’intérêt stratégique ?

Dans le domaine économique et monétaire qui constitue également un des pouvoirs régaliens majeurs des Etats, l’Union européenne a eu cette ambition et y a connu un grand succès. Bien que cela eut paru bien peu réalisable il y a une vingtaine d’années, elle est en effet devenue un géant économique, et dispose maintenant d’une monnaie commune à douze pays et d’une Banque centrale indépendante lui permettant de conduire une politique économique en toute indépendance du pouvoir politique des Etats qui la composent.

Les perspectives peuvent se résumer dans trois approches principales :

-         une approche par le bas, par la définition et la réalisation de capacités communes ;

-         une approche par le haut, par l’émergence d’une vision stratégique commune ;

-         une approche industrielle.

Si chacune d’elles peut paraître à certains égards complémentaires et donc nécessaires, ces trois approches ne sont pas de même nature.

Actuellement, deux grandes nations, la France et l’Allemagne sont particulièrement moteur pour la construction d’une Europe de la Défense. Toutefois, le rôle du Royaume-Uni reste déterminant, comme l’a montré l’impulsion décisive du sommet de Saint-Malo avec la déclaration franco-britannique sur la défense européenne. Pièce maîtresse en matière de défense, le Royaume-Uni prône toutefois une voie médiane ménageant à la fois l’Union européenne et les Etats-Unis, et rien ne pourra se faire sans elle.

La position de la France et du Royaume-Uni est une conséquence directe de la crise de Suez en 1956. Sous la pression des deux « super grands », les forces franco-britanniques ont dû se retirer en dépit d’une victoire indéniable sur le terrain et de l’atteinte de tous les objectifs militaires. Tirant les conclusions de cet échec diplomatique considérable, ces deux pays ont adopté depuis deux politiques diamétralement opposées. Le Royaume-Uni a choisi l’option préférentielle d’un alignement sur les Etats-Unis avec ce que l’on appelle la « relation spéciale ». En revanche, la France sous l’impulsion du Général de Gaulle a privilégié la voie de la construction européenne. En insistant sur l’importance de l’autonomie de décision, le cadre européen est devenu pour les dirigeants français un moyen permettant à la France de retrouver une stature mondiale et de s’affranchir dans une certaine mesure de l’hégémonie des Etats-Unis, voire de leur tutelle.

 

2.1.2.1. L’approche par le bas

L’approche par le bas concerne les moyens et la constitution de capacités communes. Les Etats européens ont fait le constat de lacunes capacitaires qu’il est important de combler. Le Plan d’action européen sur les capacités (ECAP)[xiii] est destiné à répondre aux lacunes les plus significatives.

Les grands programmes d’armement récents ont toutefois montré les faiblesses du concept de coopération internationale et les limites de la méthode intergouvernementale avec le principe du juste retour. Le processus décisionnel devient beaucoup trop complexe et entraîne notamment une augmentation des coûts et des délais, ce qui n’est pas satisfaisant pour une bonne gouvernance. Sans conduire inexorablement à l’échec, ce concept multiplie les difficultés techniques qui sont à l’origine de délais supplémentaires.

Par ailleurs, les alternances politiques peuvent avoir un impact sur le déroulement du programme ou sur les volumes commandés. L’incapacité à garantir les engagements et les changements de priorités et de besoins sont autant de facteurs de renchérissement des coûts globaux pour les armées. Pour l’Airbus A400M, programme qui va s’étaler sur deux décennies environ entre les premières expressions de besoin et les toutes premières livraisons, l’Italie s’est retirée du projet à la suite d’une alternance politique et l’Allemagne a réduit le nombre d’appareils commandés. La durée exceptionnelle de certains programmes en coopération devient un facteur de vulnérabilité s’ajoutant aux incertitudes politiques.

 
2.1.2.2. L’approche par le haut

Jusqu’à présent, sorte de tabou, l’armement a été exclu du processus d’intégration européenne par manque de volonté politique. Les grands programmes multinationaux ont été conduits dans un cadre inter-étatique en dehors de celui de l’Union européenne et adapté suivant le type de programme.

Aujourd’hui, il semble qu’une véritable perspective d’évolution se dessine au niveau politique. Les Européens ont récemment franchi une étape importante en mettant sur la table, une vision et un instrument. En effet, deux éléments pourront être à l’origine d’une évolution potentiellement considérable :

-         l’émergence d’une vision stratégique commune sous l’impulsion de Javier Solana[xiv], haut représentant de l’Union européenne (SG/HR) pour la Politique étrangère et de sécurité commune (PESC) dans le document intitulé « Une Europe sûre dans un monde meilleur »[xv] ;

-         la création de l’Agence européenne de l’armement qui devrait voir le jour au cours de l’année 2004 en dépit de l’échec du Sommet de Bruxelles des 12 et 13 décembre 2003 concernant l’adoption du projet de Constitution où elle figurait.

Jusqu’au mois de juin 2003, à l’opposé d’autres domaines régaliens, la Défense était peu présente au niveau du Conseil européen. Lors du Conseil de Thessalonique, Javier Solana a esquissé ce qui pourrait constituer la vision stratégique de l’Union européenne qui « permettra à l’Union européenne de mieux lutter contre les menaces et les défis mondiaux et de tirer parti des possibilités qui se présenteront »[xvi]. Ce document donne aux Etats membres une nouvelle dimension à leur ambition stratégique qui était jusqu’à présent réduite à la seule gestion des crises.

Considérant la sécurité comme une condition nécessaire du développement, Javier Solana distingue cinq grandes menaces dont la conjugaison peut être à l’origine d’un décuplement de leur ampleur : le terrorisme, la prolifération des armes de destruction massive, les conflits régionaux, la déliquescence des Etats et la criminalité organisée.

Par ailleurs, les objectifs de l’Agence sont les suivants :

-         le premier, opérationnel et à court terme, développer les capacités de défense dans le domaine de la gestion des crises ;

-         le second, plus ambitieux et à moyen terme, promouvoir et renforcer la coopération européenne en matière d’armement, renforcer la base technologique et industrielle européenne en matière de défense et créer un marché européen concurrentiel des équipements de défense.

 

2.1.2.3. L’approche industrielle

La réussite du groupe EADS est exemplaire en matière d’approche industrielle. La création de ce grand groupe s’est faite principalement autour de la restructuration du secteur de la construction aéronautique civile et spatiale européenne, avec le blanc seing des pouvoirs politiques nationaux et de la Commission. Cette restructuration a également impliqué les activités de défense des sociétés concernées, y compris dans le cas de matériel très spécifique comme les missiles balistiques français.

Le groupe EADS est le symbole de la réussite de l’intégration et de la consolidation de ce secteur en Europe. Il y a trente ans, le succès de la fusée Ariane et de l’avion Airbus paraissait peu probable tant à cette époque, le monopole américain dans le domaine spatial et dans celui de l’aviation civile pouvait apparaître inaccessible. Est-il possible d’envisager à moyen terme la création d’un « Airbus terrestre » et d’un « Airbus naval » ?

L’ouverture du capital de certains industriels de l’armement en Europe devrait faciliter les partenariats transnationaux et enfin permettre une ébauche de regroupement dans les domaines des armements navals et terrestres. A cet égard, le cas de DCN, l’ancienne Direction des Constructions Navales, est un nouvel exemple. Alors que son changement de statut est intervenu le 31 mai 2003, DCN se trouve déjà depuis l’été 2003 devant plusieurs choix d’alliance ou de regroupement, notamment avec Thalès ou avec les Chantiers de l’Atlantique (Alstom).

 

2.2 . Les grandes avancées possibles

L’Europe de la défense est aujourd’hui en train de devenir une réalité. L’Union monétaire a mis une trentaine d’année pour être réalisée et aboutir à une libre circulation de l’Euro dans douze pays européens. Pour mémoire, l’Euro a fêté au début de l’année 2004 son cinquième anniversaire. Il y a une dizaine d’années, peu de personnes, y compris les plus optimistes, auraient pu imaginer que cela soit possible. En matière de défense, le chemin pourra être d’une longueur comparable. Ici, l’Union européenne n’en est en revanche qu’au tout début du processus, la déclaration de Saint-Malo en marquant le véritable point de départ. Considérant la tâche à réaliser et les difficultés à surmonter et compte tenu des progrès réalisés en quelques années seulement, il y a donc tout lieu de se montrer optimiste quant aux perspectives possibles dans ce domaine.

Pour le ministre français des Affaires étrangères, Dominique de Villepin, un des principaux défis que doit relever l’Europe élargie est de nature politique. Il s’agit de « savoir si nous sommes capables de donner à cette nouvelle Europe sa vraie place sur la scène mondiale »[xvii].

Cette question ne peut, dans ce cas, se réduire à une équation budgétaire. De plus, les déficits budgétaires n’ont pas de lien qu’avec la seule politique de défense. En d’autre terme, être ambitieux en matière de défense et de sécurité ne peut pas être synonyme de mauvaise gestion. Il s’agit d’un choix politique où il faut faire la balance avec d’autres priorités au regard des intérêts stratégiques. Si une réelle volonté politique émergeait en ce sens, confortée par l’environnement géopolitique, il y aurait sans aucun doute une place pour des programmes d’intérêt stratégique militaires.

 
2.2.1. Vers une Politique commune d’armement ?

En 2003, en matière d’équipements de défense, la Commission européenne[xviii] a fait des propositions pour contribuer à la réalisation d’objectifs plus ambitieux. Elles concernent notamment la restructuration et la consolidation de l’industrie, le renforcement de sa compétitivité, et l’établissement d’un marché européen des équipement de défense. Toutefois, si elles vont dans le bon sens, ces propositions restent encore insuffisantes si l’on souhaite réellement pouvoir « sauter l’obstacle » et traiter la question dans sa globalité et non à la marge.

Une volonté politique pourrait trouver sa traduction au sein d’une « Politique commune d’armement » (PCA) approuvée par le Conseil européen et mise en œuvre sous l’égide de la Commission européenne. Une telle politique pourrait notamment tirer bénéfice des apports et des acquis de l’expérience des politiques communautaires existant déjà. Elle pourrait également tirer des enseignements de leurs faiblesses et de leurs difficultés. Obtenir une unanimité en matière de défense peut paraître actuellement irréaliste, notamment si l’on considère le cas particulier des pays neutres de l’Union : l’Autriche, l’Irlande et la Suède. L’objectif serait de pouvoir user du principe de la majorité qualifiée. Comme pour l’Euro, il conviendrait de mettre en place une disposition adaptée qui pourrait peut-être consister à situer une telle politique à côté plutôt qu’à l’intérieur de l’Union européenne au sens des Traités.

Cette politique commune d’armement pourrait permettre l’émergence au niveau européen de programmes d’intérêt stratégique militaires. Réalisés dans l’intérêt commun, ces programmes pourraient se voir attribuer un financement de la Commission européenne. Ainsi, la charge financière de la défense du continent serait mieux répartie, prenant ainsi en compte les effets de défense induits, et ne serait plus uniquement à la charge des principales puissances militaires au sein de l’Union, comme la Grande-Bretagne, la France et l’Allemagne.

Par ailleurs, il importe de veiller à ce que cette politique ne se substitue pas en totalité aux politiques nationales. Elle ne doit pas être unique comme l’Euro. A ce stade, elle ne devrait pas, en effet, agir à l’exclusion d’éléments particuliers et propres à chacune des nations. Elle ne serait donc pas exclusive de sensibilités particulières en matière de défense. En fonction d’intérêts propres, les Etats resteraient parfaitement libres de compléter leur dispositif de défense, en complément d’un socle commun. Elle agirait en tant que plus petit dénominateur commun, au niveau de l’intérêt général global et non comme l’addition des intérêts nationaux des pays composant l’Union. Par ailleurs, cette politique ne concernerait pas les armements nucléaires dont la responsabilité resterait du seul ressort des Etats les possédant.

 

2.2.2. Faisabilité d’une politique commune d’armement aujourd’hui

L’élargissement de l’Union européenne à 25 Etats membres modifie considérablement la donne géopolitique en matière de sécurité et de défense. Les conditions pourraient être réunies pour donner à la plupart des pays européens un sentiment d’identité et de destinée communes face à des menaces identiques, comme le terrorisme et la prolifération des armes de destruction massive. 

Une politique commune d’armement pourrait être l’aboutissement logique d’un processus comprenant trois étapes principales :

-         l’élaboration d’un constat : les pays de l’Union comme un ensemble homogène vulnérable, notamment si l’on considère les nouvelles menaces qui dépassent les anciens clivages ;

-         la conduite par les Européens d’une même analyse de ces dangers ;

-         et enfin, la façon de les conjurer.

 

2.2.3. Cadre de la faisabilité d’une « PCA »

Le cadre de la faisabilité d’une Politique d’armement commune semble ainsi reposer au préalable sur une autonomisation de la réflexion stratégique européenne. La première étape est culturelle. Il s’agit de faire partager aux pays européens une même vision en matière d’intérêt stratégique, intérêt global de l’ensemble que représente l’Union. La seconde étape consiste dans la définition en commun des moyens pour y parvenir.

Il s’agit d’une réflexion entre Européens et d’un travail ab initio sans chercher à :

-         reproduire de façon systématique, pour ne pas dire de façon mimétique, la voie tracée par les Etats-Unis, par une sorte d’effet d’ombre des modes américaines ; à titre d’illustration, en matière monétaire, la politique de la BCE réalisée à Francfort n’est pas une reproduction de celle de la Réserve Fédérale américaine, cette indépendance d’esprit n’étant, d’ailleurs, pas toujours très bien comprise par les médias et les opinions publiques ;

-         moderniser par simple homothétie des moyens existants hérités d’un autre environnement stratégique, notamment celui de la Guerre froide, ces moyens pouvant se révéler inadaptés aux nouvelles menaces clairement apparues avec le 11-Septembre.

 

L’émergence de programmes d’intérêt stratégique ne peut réellement s’inscrire que dans une volonté de production de sécurité durable après une évaluation permanente des risques. 

Le document « Une Europe sûre dans un monde meilleur » constitue bien une première étape qui ne peut être toutefois suffisante. Ce document fixe clairement les défis et les grandes menaces auxquels aura à faire face l’Europe élargie. En revanche, ce document n’évoque pas avec précision les moyens et les modalités pratiques pour y parvenir. Cette autonomisation passe par la mise en place et l’activation d’enceintes européennes spécifiques dont le Comité politique et de sécurité (COPS) et l’Etat-major de l’Union européenne (EMUE) ne sont que le tout début.

 

2.2.4. L’intérêt de l’Union européenne et celui des nations

L’intérêt pour l’Union européenne est d’accéder à une nouvelle dimension en matière de politique de défense. Il s’agit également de conforter sa voix sur la scène internationale.

Conformément aux orientations actuelles de la France et de l’Allemagne en matière de relations internationales, l’action de l’Union européenne pourrait reposer sur deux grands piliers :

-         une capacité diplomatique lui permettant de mener une politique multilatérale, notamment sous l’égide d’organisations internationales comme l’ONU ;

-         une capacité militaire à un niveau de stricte suffisance.

 

Le seul multilatéralisme ne suffit pas. Il ne peut pas être crédible en dessous d’un certain seuil de suffisance en terme de puissance militaire. Par ailleurs, nul ne conteste plus désormais la légitimité d’un usage de la force au nom de l’Union. L’opération Artémis réalisée à l’été 2003 et la très probable relève de l’OTAN en Bosnie en 2004 sont des signes tangibles de l’élargissement des possibilités et du champ d’action de l’Union européenne. Les pays européens doivent donc maintenant se doter durablement des moyens militaires pour y parvenir.

L’intérêt des nations est double. A l’inverse de ce que l’on pourrait croire, aussi bien les grands pays que les petits pays peuvent y trouver leur compte. Pour les grands pays, il s’agit d’un moyen de retrouver une place sur la scène internationale, place qu’ils ont perdue depuis le second conflit mondial. Pour les petits pays, il s’agit d’un moyen pour se maintenir à un niveau supérieur à celui auquel ils pourraient prétendre isolément, en matière politique, technologique et également industrielle.

Enfin, il ne s’agit pas de dépenser plus suivant des canons préétablis, notamment en voulant rallier aveuglément et sans réflexion un certain pourcentage du PIB qui serait jugé satisfaisant. Même si cela peut paraître juste en terme de répartition de l’effort, il n’apparaît pas réaliste ou souhaitable de proposer une forme de critères de convergence en matière d’effort de défense[xix]. Il n’est pas certain qu’une augmentation des budgets de défense des nations européennes prises isolément, même significative, sera la solution pour l’Europe pour pouvoir de nouveau peser dans le monde. Dans ces conditions, les réticences des Parlements nationaux européens aux augmentations des budgets de défense apparaissent tout à fait justifiées en l’absence de menace militaire tangible, perception que n’ont pas remis en cause les conflits dans les Balkans et les évènements du 11-Septembre. Il s’agit en revanche de dépenser mieux, c’est à dire d’utiliser au mieux les ressources et les moyens consacrés à la défense, de réduire les doubles emplois et les frais fixes d’infrastructures. En mettant en œuvre un dispositif plus efficient, les nations, grandes ou petites, pourront également y trouver un grand intérêt financier.

Il ne s’agit pas de renoncer à des prérogatives nationales mais de mutualiser ce qui peut l’être. Une fois encore, comme dans le domaine économique et financier par exemple, c’est un jeu à somme positive.

 

2.3. Des forces favorables et opposées à l'émergence d'une "PCA"

2.3.1Les forces motrices

En matière de grands programmes d’intérêt stratégique militaire, les grandes avancées pourront provenir :

-         des nations, notamment avec l’impulsion d’un « groupe pionnier »[xx] ;

-         de la mouvance communautaire, en favorisant l’émergence d’une « PCA », une Politique commune d’armement ;

-         indirectement des Etats-Unis, notamment par l’effet d’entraînement de la force de réaction rapide, Nato Response Force (NRF), du retour d’expérience des dernières opérations en Irak et de la poussée industrielle américaine en Europe[xxi].

La période qui s’ouvre pourrait être particulièrement favorable pour les nations européennes comme acteurs majeurs sur la scène internationale :

-         la fin de la confrontation Est-Ouest qui, étant essentiellement fondée sur un rapport de force entre deux « super grands » laissait peu de marges à une voie divergente pour les autres pays européens ;

-         la fin d’un certain complexe général en Europe occidentale, principalement lié aux séquelles du second conflit mondial, avec des vaincus sanctionnés et des vainqueurs ayant perdu définitivement leur leadership. Cela est particulièrement vrai pour l’Allemagne qui retrouve seulement maintenant un statut véritablement équivalent à ses pairs, appréciation très perceptible depuis la réunification intervenue en 1990[xxii].

 

Favorable à une émancipation stratégique, ce contexte pourrait permettre la constitution d’un groupe pionnier dans le domaine de la défense. Des avancées pourraient avoir lieu dans l’Union européenne qui prévoit la possibilité de telles initiatives. Les décisions prises lors du sommet de Bruxelles de décembre 2003[xxiii] pourraient permettre l’émergence d’une politique plus volontariste. Il s’agit principalement de :

-         l’Action européenne pour la croissance, notamment dans le domaine de l’innovation et de la R&D ;

-         d’un effort de recherche plus poussé dans les nouvelles et hautes technologies, notamment dans le domaine des technologies duales où les consensus sont plus aisés à obtenir que dans les seules applications militaires.

Au travers d’une politique commune, la mutualisation, même partielle, de la charge de sécurité et de défense sur un plus grand nombre d’Etats membres participerait au redressement budgétaire des principales puissances européennes. Cette politique permettrait de redonner aux nations une marge de manœuvre financière, marge qu’elles ont progressivement perdu avec la mise en place de l’Euro. Par leurs aspects duaux, les programmes d’intérêt stratégiques militaire retrouveraient dans ce contexte une grande faculté d’entraînement et de dynamisation du secteur des hautes technologies.

Indirectement, les Etats-Unis pourront servir de catalyseur dans plusieurs domaines. Pour les industriels de l’armement, les pays d’Europe centrale et orientale (PECO) constituent un marché de choix. Membres récents de l’OTAN et de l’UE, ces pays vont connaître d’importants investissements d’équipement. La commande polonaise d’avions Lockheed F16 pourrait servir de nouveau point d’entrée à une pénétration américaine du marché européen et participer ainsi à l’effort de développement des programmes d’intérêt stratégique américains.

Le cas de la participation européenne au programme JSF[xxiv] montre qu’aujourd’hui déjà, une part non négligeable d’investissements européens peut se diriger vers des sociétés américaines et ne pas contribuer au développement d’un secteur de défense européen autonome.

La stratégie offensive américaine à l’export devrait pouvoir servir d’aiguillon pour accélérer une prise de conscience sur l’urgence d’une meilleure coordination des efforts européens.

 
2.3.2Les freins

Des freins se manifestent à l’encontre de cet objectif. Certains sont souvent évoqués, d’autres le sont moins, notamment ceux pouvant être liés à l’élargissement à 25. Ils concernent principalement les domaines suivants :

-         l’héritage historique, culturel et administratif ;

-         la sauvegarde d’intérêts particuliers, notamment économiques et financiers avec le principe du juste retour ;

-         une prise en compte prioritaire du lien transatlantique qui reste un élément essentiel mais qui est devenu plus délicat à gérer.

 

2.3.2.1. L’héritage historique et administratif

Constituant un réel défi à surmonter, les freins les plus connus sont en premier lieu liés à la relative hétérogénéité du continent. Cette hétérogénéité est liée à l’Histoire, à des niveaux de développement inégaux et à de fortes diversités culturelles et politiques entre les Etats membres. En matière de défense, l’Europe n’a pas encore surmonté le choc et les ravages causés par deux conflits mondiaux et par les multiples occupations. En dépit des immenses progrès réalisés depuis 1945, il subsiste une certaine méfiance qui est particulièrement perceptible lorsque l’on évoque un sujet aussi sensible que les prérogatives des nations, en particulier leurs intérêts militaires.

Ce passé, perçu encore par de nombreux Européens comme douloureux, et différents héritages culturels et administratifs constituent encore un frein important. La coopération et la réconciliation franco-allemande n’allaient pas de soi dans les années 1950 et 1960. Dans ce domaine, c’est la construction européenne qui a progressivement permis de surmonter ces difficultés. C’est là aussi l’un des aspects de l’héritage communautaire.

Sans nier les contraintes économiques et budgétaires, les difficultés apparaissent ainsi avant tout de nature politique et culturelle. Plus que tout autre domaine, l’armement est au cœur de la fonction de souveraineté. Il est ainsi le reflet des intérêts nationaux, de celui des Etats et de leurs administrations respectives.

Les freins de nature politique sont explicables actuellement par la faible priorité accordée par les populations européennes aux questions de défense, notamment par rapport à l’éducation, à la justice ou à la sécurité. Par ailleurs, les industriels se plaignent du manque de constance du pouvoir politique, pour qui le budget de la défense peut servir de variable d’ajustement. Les efforts des gouvernements des grands pays européens sont absorbés par des réformes importantes et jugées prioritaires (retraites, sécurité sociale ou modernisation de l’Etat). La lutte contre le terrorisme a permis de réintroduire la défense dans le débat public, sans aller toutefois jusqu’à constituer encore un réel enjeu électoral qui lierait le politique.

Enfin, les volontés politiques sont parfois difficiles à mettre en pratique tant les intérêts de « chapelle » de certaines administrations peuvent constituer un frein puissant à toute velléité de changement. En effet, toute évolution ou restructuration, tout transfert de responsabilité vers une autre organisation, peuvent être interprétés comme une diminution de pouvoir, voire une possible remise en cause.

 

2.3.2.2. La sauvegarde d’intérêts particuliers

La sauvegarde d’intérêts particuliers est souvent encore un des paramètres importants dans la conduite des programmes d’armement. Dans ce contexte où les sensibilités peuvent être exacerbées, le juste milieu et l’intérêt général sont bien difficile à trouver.

Les conceptions des libéraux et des planificateurs s’opposent encore en Europe. Prônant la libre concurrence, la Commission européenne semble s’opposer par nature à la volonté planificatrice et aux initiatives industrielles des Etats sans pour autant s’y substituer ou prendre un rôle moteur particulier. On peut citer le rôle parfois controversé des commissaires européens à la concurrence lors des examens scrupuleux et systématiques des dossiers des interventions étatiques dans le domaine industriel ou ceux des regroupements structurants. Cela a été le cas récemment, au mois d’août 2003, avec Alstom où l’Etat français a dû composer avec la Commission pour identifier une solution acceptable permettant la survie d’un groupe d’intérêt stratégique (énergie, transport).

Second point concernant le problème de la sauvegarde des intérêts particuliers : le morcellement du marché de l’armement constitue une faiblesse structurelle importante de l’Europe. Ce morcellement est à l’origine d’une concurrence plus vive sur un marché de plus en plus restreint et encore cloisonné. En dépit parfois d’un manque de rentabilité, les Etats producteurs d’armement justifient le maintien d’une base industrielle propre comme source d’approvisionnement nationale. Dans le même temps, en l’absence de produit européen compétitif, les pays non producteurs d’armement réalisent leurs achats au travers d’appels d’offre ouverts à la concurrence internationale.

Par ailleurs, y compris dans le cas d’un produit européen compétitif, la préférence européenne ne peut pas être considérée comme acquise, comme le montre la décision polonaise le 27 décembre 2002 d’acheter des avions de combat américains (Lockheed F16) quelques jours seulement après avoir obtenu un montant supplémentaire d’aides de l’Union européenne. Il n’y a pas d’ailleurs de consensus pour imposer le concept d’une préférence européenne automatique. D’autres considérations, notamment politiques, peuvent influer sur la décision finale qui ne peut être purement militaire et technique. Dans le même temps, les industriels européens ont des difficultés à pénétrer le marché américain qui présente un potentiel particulièrement intéressant en raison de l’importance du budget que consacrent les Etats-Unis à la défense.

Enfin, les modalités pratiques de financement et de répartition des tâches selon une application stricte du principe de juste retour constituent un frein important à la faisabilité concrète de programmes majeurs multinationaux. Souvent liées à de multiples relations étatiques, ces pratiques conduisent bien souvent à une gestion globale peu optimale des ressources. Cette question du juste retour est également liée parfois à une forme de subvention étatique déguisée qui peut être particulièrement sensible en matière de politique intérieure lorsque cela concerne un secteur en difficulté avec des incidences sur l’emploi. Le changement de statut des industries de défense et la multiplication des alliances transnationales tend à « déterritorialiser » ce secteur et à estomper les liens particuliers avec les Etats.

 

2.3.2.3. Le lien transatlantique

Le lien transatlantique constitue le troisième frein. A titre de remarque préliminaire, il ne s’agit ici en aucune façon de remettre en cause le lien transatlantique. Ce lien est fondamental au regard des grands enjeux de la planète et de la sauvegarde de nos valeurs et de notre mode de vie. Toutefois, sa gestion peut entraîner une certaine réticence de la part de certains pays à s’engager vers la voie de l’autonomie, celle-ci pouvant être interprétée à tort comme une manœuvre dirigée contre les Etats-Unis, ou pire comme de l’antiaméricanisme. Le Conseil européen de Bruxelles[xxv] a réaffirmé que la « relation transatlantique est irremplaçable ».

L’objectif est de pouvoir montrer que les puissances européennes peuvent redevenir des interlocuteurs crédibles. Cette crédibilité passe par la démonstration d’une capacité à ne pas forcément suivre l’exemple américain, sans pour autant que cela se traduise immédiatement par un sentiment d’opposition. 

Tout développement d’une stratégie européenne doit se faire en harmonie avec l’OTAN qui, en dépit des évolutions récentes du contexte géopolitique, tient une place centrale dans ce lien transatlantique, ainsi que dans la sécurité et la politique de défense des pays européens.

 

3. EN DEPIT DE FREINS MULTIPLES, COMMENT UNE POLITIQUE COMMUNE D'ARMEMENT POURRAIT CONCRETEMENT VOIR LE JOUR

En dépit de freins multiples, un certain nombre d’éléments pourrait donner une réelle chance de succès à l’émergence d’une politique commune d’armement.

 

3.1. Des modalités pratiques favorables à l’émergence d’une "PCA"

Comment cette « PCA » pourrait-elle être réalisée pour lui donner les meilleures chances de succès ?

3.1.1. Organisation pratique

Les modalités pratiques de réalisation d’une Politique commune d’armement pourraient reposer sur les trois principaux piliers suivants :

-         au niveau politique, sur l’identification d’une Politique étrangère commune représentée par un ministre des Affaires étrangères tel que le prévoit actuellement le projet de Constitution ;

-         au niveau administratif assurant le pilotage, sur la future Agence européenne d’armement ;

-         au niveau technique au sens de la satisfaction du besoin opérationnel, sur des instances militaires qu’il conviendrait de faire évoluer et de développer ; la création d’un état-major de planification européen en 2004 va dans ce sens.

 

Les pays participants à cette politique pourraient être les suivants :

-         un noyau dur composé des trois principales puissances européennes sans qui rien n’est réellement possible ;

-         un groupe de premier rang où figurerait les principaux pays producteurs d’armement ;

-         enfin, les autres pays qui seraient intéressés et favorables au principe de cette politique. 

La carte de la Politique commune d’armement pourrait être la suivante :

 

 


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

3.1.2. L’organisation du financement

A l’image du programme Galiléo, l’organisation du financement des programmes d’intérêt stratégique pourrait reposer sur deux grandes parts égales : une part intergouvernementale et une part communautaire. Reposant sur des instruments communautaires existants, son principe pourrait être celui-ci :

-         dotée d’une large délégation, l’Agence devrait avoir une grande liberté pour négocier le contrat avec l’industriel le « mieux disant » et pour assurer la gestion du programme ; sans imposer le principe d’une préférence européenne, cette disposition ne présente pas de grands risques pour les pays européens producteurs d’armement dans la mesure où il apparaît très probable qu’ils pourront remporter une grande part des contrats ;

-         les pays ne participants pas à cette Politique commune d’armement pourraient conserver la possibilité de se doter d’équipements issus de ce dispositif ; ayant déjà participé de façon indirecte au financement, les pays de l’Union auront par ailleurs tout intérêt à se tourner vers ces équipements afin d’éviter de payer deux fois des frais de développement ;

-         avec un financement communautaire, ce dispositif permettrait de dépasser le concept de juste retour qui présente de nombreux effets pervers, manque de flexibilité des programmes ou répartition inefficace du travail par exemple.

 

3.2 . Les chances de succès

Quelles sont les difficultés qui nous empêchent d’aller plus loin et quels sont les éléments qui permettront de relever ce défi ? Où sont les véritables enjeux ? En d’autres termes, il s’agit d’analyser ce qui permettrait de faire sortir une Politique commune d’armement du virtuel pour l’amener au réel. L’avenir de l’histoire de l’Europe n’est pas écrit. Pour une part, il est aux mains des Européens ; pour une autre, il dépend d’éléments qui leur échappent et qu’il convient de prendre en compte.

 
3.2.1. Les éléments endogènes

Nos leviers et nos marges de manœuvre sont les suivants :

3.2.1.1 La nouvelle dimension géopolitique

L’élargissement à 25 Etats membres constitue un changement considérable de la dimension géopolitique de l’Union européenne dont on ne peut aujourd’hui mesurer toutes les conséquences. Ce sera un des faits majeurs de l’année 2004.

Pour la première fois depuis 90 ans, l’Europe retrouvera une dimension cohérente et homogène à l’échelle du continent, notamment en termes politique et économique. Certes, cette nouvelle dimension n’est pas sans risque d’incohérence si on examine des domaines particuliers. Le contraste est saisissant si on considère la CEE au début des années 1960 regroupant les six pays fondateurs situés à l’ouest du continent face au bloc soviétique. C’est une situation inédite pour chacun d’entre nous qui renvoie à avant 1914 en matière de dimension et de cohésion géographique mais avec un niveau d’intégration politique et économique bien supérieur, jamais connu dans cet espace. Par ailleurs, l’Union européenne est un géant économique avec une monnaie solidement établie en circulation dans douze pays.

Dans ce contexte, la place de l’Union européenne en matière de politique de sécurité et de défense devient une question essentielle et retrouve toute sa justification. C’est la fin d’une parenthèse de 90 années pendant lesquelles l’Europe a perdu sa puissance. Il ne tient qu’aux Européens d’assumer la responsabilité que leur donne aujourd’hui l’Histoire d’aller de l’avant pour tenter de retrouver une nouvelle forme de puissance. Ici se trouve un vrai rôle pour des hommes d’Etat de notre continent qui souhaitent laisser une empreinte durable derrière eux, à l’image des Pères fondateurs de la CEE.

 

3.2.1.2. Le nouveau visage des industries de défense européennes

Nous avons vu que la forte culture étatique du domaine concerné était globalement un frein très puissant à l’émergence d’une Politique commune d’armement. Cette culture contraint les décideurs à des choix dans lesquels ils ne sont pas complètement libres d’arrières pensées. Elles peuvent être d’ordre social par la sauvegarde de bassin d’emploi ou industriel par une logique d’investissement dans les hautes technologies. Plus simplement, il peut s’agir de préoccupations électorales en manifestant une volonté de soustraire des salariés à la concurrence extérieure.

Les grands programmes d’intérêt stratégique qui mettent en jeu des sommes considérables sont de l’argent public. Personne ne comprendrait que le secteur national ne puisse pas bénéficier de cette manne. Pour mémoire, le ministère de la défense possède le plus important budget d’équipement de l’Etat français.

De ce côté, il ne semble pas qu’il y ait beaucoup d’avancées possibles. Il ne paraît pas réaliste de demander des efforts aux uns, notamment aux pays non producteurs d’armement, efforts que l’on ne pourrait pas soi-même accepter, notamment au niveau politique.

Un nouveau visage des industries de défense permettrait peut-être de franchir cet obstacle en mettant d’une certaine façon au « pied du mur » les décideurs politiques et leurs administrations. C’est en effet peut-être une conséquence inattendue de la libéralisation progressive du secteur de l’armement en Europe.

A l’heure de la mondialisation et des règles de concurrence observées avec rigueur de chaque côté de l’Atlantique, les industries privées n’ont globalement de comptes à rendre qu’à leurs actionnaires et non à des électeurs, ce qui peut poser certes d’autres types de difficultés. Elles sont tenues à un certain niveau de rentabilité sous peine de disparaître à brève échéance. Lorsque la société est introduite en bourse comme c’est le cas pour Thalès et EADS, les marchés financiers imposent des règles de gouvernance, certes discutables, mais qui leur faut respecter sous peine d’avoir un cours de bourse malmené. Cela peut conduire à compromettre la bonne marche de l’entreprise ou à la faire devenir une proie idéale pour un groupe concurrent au travers d’une opération de fusion hostile. C’est une révolution culturelle.

Un nombre important de changements de statut a été réalisé au cours de la dernière décennie en Europe et a permis des rapprochements transnationaux. Petit à petit, les intérêts de ces groupes dépassent le seul cadre national, faisant ainsi sauter des verrous qui pouvaient paraître jusqu’à présent insurmontables. Dans ce contexte concurrentiel et global, les réticences nationales, culturelles ou administratives, s’évanouissent souvent d’elles-mêmes. Le cas du prochain porte-avions britannique est un exemple marquant une profonde évolution dans ce domaine. Ayant été désigné comme premier sous-traitant, Thalès qui possède en outre une bonne implantation en Grande-Bretagne n’est pas considéré comme une entreprise purement française comme l’aurait été Thomson-CSF. L’internationalisation croissante des entreprises de défense devrait remodeler le paysage industriel et rendre indispensable la refonte d’un cadre réglementaire devenu trop rigide et obsolète[xxvi].

Dans ce nouvel environnement, pour pérenniser leurs activités, les industries de défense européennes ont un besoin impérieux de pouvoir développer leur capacité technologique sous peine de ne plus pouvoir assurer à moyen terme que des tâches de sous-traitance de groupes étrangers principalement américains.

La libéralisation du secteur de l’armement et l’ouverture des marchés d’équipements de défense en Europe conduisant à une certaine « déterritorialisation » des intérêts font probablement partie des éléments décisifs qui favoriseront et consolideront l’émergence d’une politique d’armement commune. Cette voie est particulièrement importante dans la mesure où elle s’opère en grande partie en marge de l’action des gouvernements.

 

3.2.1.3. Le véritable poids des contraintes budgétaires et financières

Les contraintes budgétaires et financières sont peut-être une chance pour les pays européens. En y associant étroitement l’OTAN, elles sont peut-être l’occasion de repenser complètement le partage sur le continent de certaines tâches en matière de sécurité et de défense. Ancien ministre allemand de la défense, Volker Rühe[xxvii] a fait récemment des propositions très innovantes, comme :

-         le regroupement des « sous-marins conventionnels de l’Allemagne, de la Norvège et des Pays-Bas au sein d’un commandement commun des unités de sous-marins, dont le quartier général se situerait aux Pays-Bas » ;

-         la prise en charge par quelques Etats de « la surveillance de tout le territoire européen de l’Alliance ».

Ce contexte pourrait être particulièrement favorable à l’élimination des redondances et des doublons qui permettrait de dégager les financements nécessaires aux capacités manquantes, à des grands programmes d’intérêt stratégiques. Une bonne gestion, condition nécessaire à un assainissement économique général, favoriserait la croissance économique, sans laquelle on ne peut effectuer des investissements durables de sécurité. Les Européens ont une opportunité à saisir.

 

3.2.2. Les éléments exogènes

Des éléments extérieurs à l’espace européen exercent également une influence sur la mise en place d’une politique d’armement commune. Ces éléments pourront venir de la politique d’autres grandes puissances, comme les Etats-Unis, la Russie et la Chine.

 

3.2.2.1 La nouvelle donne mondiale

Le XXIème siècle devrait montrer un déplacement de centre de gravité vers l’Est et vers le Moyen Orient. La géoécologie pourrait également devenir un des déterminants géopolitiques majeurs. En effet, le réchauffement de la planète qui est susceptible de modifier les climats et la croissance chinoise qui pourrait déstabiliser profondément l’approvisionnement pétrolier, voire se révéler incompatible avec les réserves pétrolières actuellement connues sont deux grandes interrogations en matière stratégique.

Face aux grands enjeux futurs, les Etats-Unis apparaissent bien seuls actuellement à même de peser pour la préservation de la culture et du mode de vie occidentale. Un jour ou l’autre se posera inévitablement la question du partage du fardeau. Les Etats membres de l’Union européenne ne pourront se soustraire indéfiniment à leurs responsabilités. Pour cela, il leur faudra des moyens et des capacités.

 

3.2.2.2. La nouvelle nature des programmes d’intérêt stratégique militaires

Les programmes d’intérêt stratégique militaire ont pour partie changé de nature. Pour le général américain James L. Jones, l’« armement conventionnel – blindés, canons, etc. – n’a plus la même utilité qu’avant. »[xxviii]

En effet, depuis la chute du mur de Berlin, les grands programmes structurants ont laissé la place à des programmes plus modestes, moins prestigieux, mais aux conséquences tout aussi considérables. Il s’agit par exemple du développement rapide des réseaux et de la numérisation du champ de bataille. Dans leur dernier Livre blanc, les britanniques ont renoncé par exemple à un certain nombre de bâtiments de combat ou d’aéronefs pour porter leur effort sur les réseaux de commandement et de communication. La tendance va clairement vers du « software » par rapport à du « hardware ». Dans ce contexte, les approches duales prennent tout leur sens, en permettant notamment de nombreuses synergies et d’importants retours sur investissement avec le secteur civil des hautes technologies.

 

4.  CONCLUSION

Seule une approche globale cohérente reposant sur une stratégie de long terme, intégrant des instruments existants et institutionnalisant des mécanismes et des structures ad hoc ayant fait leurs preuves permettra de relever le défi d’un contexte géopolitique nouveau, de contraintes économiques, budgétaires et démographiques et d’une augmentation des coûts.

En matière de programmes d’intérêt stratégique, il semble que rien ne soit joué d’avance pour l’Union européenne. Pour les nations qui la composent, tout reste possible. Les gouvernements et la Commission disposent de nombreux atouts pour parvenir à relever ce nouveau défi qui est sans doute comparable à celui de la monnaie unique. Des pays comme la France et l’Allemagne en sont sans doute bien conscients et souhaitent pouvoir y parvenir, notamment au travers de dispositions comme les coopérations renforcées. En tout état de cause, les Européens montrent une réelle volonté d’avancer sur la question de l’Europe de la défense. Les progrès depuis le Sommet de Saint-Malo sont déjà considérables au regard du chemin parcouru par l’Europe et de l’ampleur des défis déjà surmontés. 

Toutefois, si les Européens partagent l’idée que « l’Europe doit être forte politiquement et économiquement et avoir plus d’influence dans le monde »[xxix], l’absence de consensus sur la manière d’y parvenir est à l’origine d’une forme d’impuissance. Entre le sursaut et l’abandon progressif, la position des Européens ne semble pas encore tranchée. L’absence d’homme politique visionnaire, d’intérêt marqué par l’opinion publique et de crise économique ou budgétaire grave imposant des choix radicaux et non à la marge comme c’est le cas actuellement, incitent à se contenter encore d’un confortable statu quo sans perspective satisfaisante à moyen terme. 

Pour le cas des programmes d’intérêt stratégique militaires, ce n’est pas la question du choix entre une « Europe-puissance » ou une « Europe-forum ». En convenant que les opérations militaires extérieures ne peuvent plus être conduites que dans un cadre interarmées multinational, les Etats européens n’ont d’autres alternatives que de se doter d’équipements interopérables sous peine de marginalisation définitive. Ils ne pourront pas faire longtemps l’économie de réformes profondes, notamment dans les systèmes d’acquisition, la recherche militaire ou le marché des équipements de défense. La « méthode des petits pas » a trouvé ses limites face à un environnement géopolitique en pleine mutation qui n’attendra pas indéfiniment un consensus des Européens. Il paraît grand temps de lui substituer une action plus volontariste pour ceux qui souhaitent unir leurs efforts pour se doter des moyens diplomatiques et militaires permettant de réellement devenir « un acteur capable de peser dans le monde »[xxx]. Une Politique commune d’armement trouvera alors toute sa place comme une réponse naturelle et crédible. Cette Politique constitue la meilleure chance pour un renouveau des programmes d’intérêt stratégique militaires, renouveau que les armées ne peuvent qu’appeler de leurs vœux.

Denis Chevillot

Notes de l'étude en bas de cette page.

 

Biographie de Denis Chevillot

Capitaine de frégate, Marine nationale, France.

Promotion Ecole Navale 1984, de spécialité énergie, diplômé du cours de génie atomique option réacteur (INSTN), ancien commandant adjoint navire du SNA ²Casabianca² et du SNLE ²L’Inflexible², a occupé les fonctions de sous-chef d’état major ²logistique² auprès de l’amiral commandant la force océanique stratégique (ALFOST) ainsi que celles, par le passé, de chef du département Propulsion nucléaire à l’Ecole des Applications Militaires de l’Energie Atomique. 11e promotion du CID, 2003-2004. Ce texte est celui de son mémoire de géopolitique, dirigé par Pierre Verluise dans le cadre de son séminaire : « Géopolitique de l’Union européenne ». Manuscrit clos le 31 mars 2004

 

Quelques sources

Textes fondamentaux et déclarations :

« Projet de Traité instituant une Constitution pour l’Europe », office des publications de l’Union européenne, 2003.

« Déclaration sur le renforcement de la coopération européenne en matière de sécurité et de défense », Le Touquet, le 4 février 2003, www.defense.gouv.fr/actualités/discours_divers/2003

« Une Europe sûre dans un monde meilleur – Stratégie européenne de sécurité », Bruxelles, le 12 décembre 2003.

« Conclusions de la Présidence du Conseil européen de Thessalonique », www.ue.eu.int, 19 et 20 juin 2003.

« Défense européenne – Questions liées à l’industrie et au marché – Vers une politique de l’Union européenne en matière d’équipements de défense », Communication de la Commission au Conseil, au Parlement européen, au Comité économique et social européen et au Comité des régions, Bruxelles le 11 mars 2003, COM(2003)113 final.

« L’évolution de la politique d’armement en Europe – Réponse au rapport annuel du Conseil », document A/1840 de l’Assemblée de l’Union de l’Europe occidentale, 3 décembre 2003.

Ouvrages :

« De Laeken à Copenhague – Les textes fondamentaux de la défense européenne », volume III, réunis par Jean-Yves Haine, Cahiers de Chaillot n°57, publié par l’Institut d’Etudes de Sécurité de l’Union européenne, février 2003.

« L’Europe de l’armement – Les textes fondamentaux de coopération européenne », réunis par Burkard Schmitt, Cahiers de Chaillot n°59, publié par l’Institut d’Etudes de Sécurité de l’Union européenne, avril 2003.

« L’Union européenne et l’armement – Quelle agence dans quel marché ? », Burkard Schmitt, Cahiers de Chaillot n°63, publié par l’Institut d’Etudes de Sécurité de l’Union européenne, août 2003.

« La consolidation des industries de défense en Europe. Et après ? », Hélène Masson, Notes de la Fondation Robert Schuman - L’Europe en actions, avril 2003.

« Prospects on the European Defence Industry », François Heisbourg, Hélène Masson, Martin Lundmark et Jean-François Daguzan, Defense Analysis Institute, avril 2003.

Revues et articles :

« La politique européenne de l’armement : la méthode des petits pas », Hélène Masson, extrait de l’Annuaire Stratégique et Militaire 2003, Edition Odile Jacob.

« Les industries de défense en Europe », Hélène Masson, Géoéconomie N°26, été 2003.

Dossier sur l’Europe de l’Armement, Revue Défense Nationale, n°10 octobre 2003.

Dossier sur l’Union européenne et l’espace, Cnes magazine n°21, janvier 2004.

Sites Internet :

Union européenne (UE) : www.ue.eu.int   et  www.europa.eu.int

Ministère de la défense (France) : www.defense.gouv.fr 

Ministère des affaires étrangères (France ): www.france.diplomatie.fr

Institut d’Etudes de Sécurité de l’Union européenne : www.iss-eu.org

Fondation pour la Recherche Stratégique (FRS) : www.frstrategie.org

Institut français des relations internationales (IFRI) www.ifri.org

Notes de l'étude:

[i] Dans l’ordre décroissant des montants contractés en 2002 : Lockheed Martin, Boeing, Northrop Grumman et Raytheon.

[ii] Le groupe EADS (European Aeronautic Defense and Space Company) a été créé en juillet 2000 par la fusion des trois sociétés, du français Aérospatiale Matra, de l’allemand DASA et de l’espagnol CASA.

[iii] Agence définie par l’article 40 du projet de Traité instituant une Constitution pour l’Europe, sa création dès 2004 a été décidée par les ministres de la défense de l’Union européenne le 17 novembre 2003.

[iv] Effectué par le Président Jacques Chirac le 13 février 2004, le choix d’une propulsion classique pour le second porte-avions français permet d’ouvrir « les meilleures perspectives de coopération avec le Royaume-Uni ».

[v] Pour mémoire, l’Euro a été créé le 1er janvier 1999 avec la fixation irrévocable des taux de change et avec la mise en œuvre d’une politique monétaire unique sous la responsabilité de la BCE. Il est entré en service sous forme fiduciaire le 1er janvier 2002.

[vi] Cartes établies sur la base de données présentées par monsieur Jean-Baptiste Gillet le 8 décembre 2003 lors d’une conférence au CID (Ministère de la Défense, SGA, Direction des affaires financières)

[vii] Interview du CEMA, le général Bentégeat par Jacques Isnard, Le Monde du 22 décembre 2003.

[viii] Créée en novembre 1996 par l’Allemagne, la France, l’Italie et le Royaume-Uni et pourvue d’une personnalité juridique depuis janvier 2001, l’OCCAR vise à favoriser une collaboration plus concrète et efficace dans les programmes d’armement. Elle a pour mission de coordonner, conduire et faire exécuter les programmes que les Etats fondateurs décident de lui confier et de lancer des activités communes de préparation de l’avenir.

[ix] Signée à Farnborough en juillet 1998 par l’Allemagne, la France, l’Italie, l’Espagne, la Suède et le Royaume-Uni, et suivie en 2000 d’un Accord-cadre juridiquement contraignant, la LoI vise à faciliter les restructurations de l’industrie de défense en Europe, au travers d’une harmonisation des réglementations nationales.

[x] Traité sur l’Union européenne signé à Maastricht en février 1992 et entré en vigueur en novembre 1993.

[xi] Déclaration franco-britannique lors du Sommet de Saint-Malo le 4 décembre 1998 reconnaissant que « l’Union européenne doit avoir la capacité de lancer des actions autonomes, soutenue par des forces militaires crédibles, avec les moyens de les mettre en place afin de répondre à d’éventuelles crises internationales ».

[xii] Système de navigation par satellite à usage civil devant être opérationnel en 2008, Galileo est le premier programme mis en œuvre conjointement par l’Agence spatiale européenne (ASE) et l’Union européenne qui sont également les deux premiers actionnaires de l’ « Entreprise Commune Galileo » (Galileo Joint Undertaking).

[xiii] Le Plan d’action européen sur les capacités (ECAP, European Capabilities Action Plan) a été lancé lors du sommet européen de Laeken en décembre 2001.

[xiv] Pour mémoire, Javier Solana a assuré les fonctions de Secrétaire général de l’OTAN du mois de décembre 1995 au mois d’octobre 1999 avant d’être nommé à la Commission le 18 octobre 1999.

[xv] Le Conseil européen de Bruxelles du 12 décembre 2003 a adopté ce document qui constitue la « stratégie européenne de sécurité ».

[xvi] Conclusion de la Présidence – Bruxelles, le 12 décembre 2003

[xvii] Article « Les leçons de Bruxelles » par Dominique de Villepin publié dans Le Monde le 19 décembre 2003.

[xviii] Communication de la Commission au Conseil, au Parlement européen, au Comité économique et social européen et au Comité des régions « Défense européenne – Questions liées à l’industrie et au marché – Vers une politique de l’Union européenne en matière d’équipements de défense », Bruxelles, le 11 mars 2003.

[xix] Cette notion est une des propositions de François Heisbourg sous le terme de « convergence objectives » dans le document « Prospects on the European Defence Industry » (cf. § sources principales).

[xx] Terme non officiel mais utilisé par le Président Jacques Chirac en 2003 notamment après l’échec des pays membres de l’Union à s’accorder sur le projet de Constitution, pour formuler son idée permettant à la construction européenne de continuer à avancer.

[xxi] Article « L’offensive américaine dans la défense inquiète les Européens » de Dominique Gallois parue dans Le Monde du 15 décembre 2003.

[xxii] L’invitation de l’Allemagne aux célébrations du soixantième anniversaire du Débarquement en Normandie est significative à ce sujet.

[xxiii] Conclusion de la Présidence, Conseil européen de Bruxelles, 12 décembre 2003.

[xxiv] Le JSF (Joint Strike Fighter F35) est un avion de combat multi-rôles supersonique furtif à plusieurs variantes dont une pour l’aéronavale à décollage et appontage vertical, produit par Lockheed Martin pour les Etats-Unis et un certain nombre de pays de la sphère européenne, le Danemark, l’Italie, la Norvège, les Pays-Bas, le Royaume-Uni et la Turquie.

[xxv] Déclaration du Conseil européen concernant les relations transatlantique, en annexe des Conclusions de la Présidence, Bruxelles, le 12 décembre 2003.

[xxvi] Ce pourrait être le cas par exemple de l’article 296 du Traité instituant la Communauté européenne (TCE) qui autorise les Etats membres à déroger aux règles du traité dès lors qu’ils peuvent démontrer que des intérêts essentiels de sécurité sont en jeu.

[xxvii] Article « La stratégie européenne de sécurité : une doctrine à affiner », Volker Rühe (président de la commission des affaires étrangères du Bundestag et ancien ministre allemand de la défense) publié dans Le Figaro le 24 janvier 2004.

[xxviii] Interview du général James L. Jones, commandant suprême des forces alliées en Europe (SACEUR), parue dans Le Figaro le 20 janvier 2004

[xxix] Entretien du chef du gouvernement espagnol José Maria Aznar publié dans Le Monde le 08 mars 2004.

[xxx] Article « Les leçons de Bruxelles », Dominique de Villepin publié dans Le Monde le 19 décembre 2003.

 

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