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Arpenter le monde. Mémoires d’un géographe politique. Entretien avec Michel Foucher

Par Michel FOUCHER, Pierre VERLUISE*, le 14 mars 2021.

Pourquoi faire l’éloge de la géographie ? Pourquoi fixer des limites à l’UE alors que le monde ne cesse de changer ? Comment travaille un géographe au cœur de l’État puis un géographe à côté de l’État ? Pourquoi écrire que « L’examen des cartes successives depuis 1948 jusqu’à nos jours oblige à conclure qu’il n’y aura jamais d’État palestinien. » ? Michel Foucher répond avec franchise et précision aux questions de Pierre Verluise pour Diploweb.com.

Michel Foucher publie « Arpenter le monde. Mémoires d’un géographe politique », coll. Le monde comme il va, Paris, éd. Robert Laffont, 2021, 335 p.
Bonus diploweb en pied de page, la vidéo d’une conférence de M. Foucher organisée au sujet de son livre.

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Pierre Verluise (P. V.) : C’est un secret de Polichinelle, la géographie a moins bonne presse que l’histoire auprès des bacheliers, bien que le nouvel enseignement de spécialité Histoire-Géographie Géopolitique et Science politique en Première et maintenant en Terminale rencontre un vif succès. Vous intitulez votre introduction « Éloge de la Géographie », et votre conclusion « La géographie est un art. » En quoi cela éclaire-t-il votre nouveau livre « Arpenter le monde. Mémoires d’un géographie politique » ? Et pourquoi avoir ajouté « politique » ?

Michel Foucher (M. F. )  : Ces « Mémoires d’un géographe politique » sont le récit de plus d’un demi-siècle de ma trajectoire de géographe, dans divers métiers – chercheur et cartographe, diplomate et stratège, enseignant et consultant, analyste et témoin impliqué – avec comme matière première l’apport de voyages incessants dans cent vingt-cinq pays, soit les deux tiers des États membres de l’organisation des Nations Unies et sur tous les continents, hors séjours touristiques. Enquêtes de terrain et entretiens furent et restent le terreau fondamental de ma géographie conçue et vécue comme « praxis ».

La géographie est un art, l’art de sortir de soi et d’avancer vers l’horizon...

Je soutiens dans cet ouvrage que la géographie est un art, l’art de sortir de soi et d’avancer vers l’horizon – rien ne remplace la marche à pied et l’arpentage. Arpenter, c’est mesurer et avancer, la glaise aux pieds ou la poussière de la piste sur le visage et les lunettes. C’est l’art de dessiner et de lire des cartes, de les interpréter et les utiliser comme outils de projection, afin de voir derrière la colline, bref un art du coup d’œil pour décrire et analyser une situation. N’est géographique à mon sens que ce que l’on peut représenter sur une carte, matérielle ou mentale. Cet art du regard évoque celui du peintre en promenade, qui veille à poser son chevalet au bon endroit pour observer la perspective recherchée.

L’adjectif « politique » est ajouté à « géographe » car je considère comme un art politique, au sens de Strabon pour qui « essentiellement, la géographie, avons‐nous dit, s’adresse au monde du gouvernement et répond à ses besoins », dès lors que tout pouvoir s’exerce sur un territoire. Mon centre d’intérêt principal est l’analyse des interactions entre le Politique et le territorial. C’est à cette problématique que j’ai consacré le plus de temps, comme chercheur puis diplomate car les tensions mais aussi les sorties de crise ont, le plus souvent, une composante territoriale, réelle et/ou imaginaire. Les formules napoléonienne « la politique de toutes les puissances est dans leur géographie » et gaullienne « la politique d’un État est dans sa géographie » ont été très mal comprises, car sorties de leur contexte. La première était une injonction adressée au tsar de toutes les Russies de ne pas se mêler des affaires européennes. La seconde visait à décrire les vulnérabilités stratégiques du territoire français sur son flanc du nord-est. Ces situations datées et localisées ont été ignorées pour n’en retenir qu’une approche déterministe, au risque de dériver en doctrine naturelle. A cet égard, l’intérêt renouvelé pour le mot et la chose « géopolitiques », exprimé par des centres d’études et des revues d’orientation nationaliste et marquée à l’extrême-droite de l’échiquier politique en Europe, devrait nous inquiéter.

La géographie n’est donc pas pour moi une simple « discipline » scolaire. Le lien fort entre histoire et géographie est une caractéristique française mais il joue depuis toujours au profit de la première, dont la mission fut d’accompagner la construction de l’État-nation et de diffuser la mémoire des monarques puis de la République. Seuls 9% des professeurs des lycées ont d’abord une formation supérieure en géographie, selon ce que m’a confié l’Inspection générale en marge d’un débat du Festival international de géographie de Saint-Dié des Vosges. Et c’est donc aux professeurs diplômés d’histoire qu’il revient d’enseigner les matières de spécialité, y compris en géographie et en géopolitique. Nulle critique de ma part dans ce constat, si ce n’est que la méthode (NDLR : voir 5e question) de l’analyse géographique est bien différente de celle de l’étude historique, selon laquelle le passé est censé éclairer le présent.

Le risque que je décèle dans cet état de fait est que la géopolitique lycéenne connaisse à son tour, sous la pression des éditeurs et des historiens, le sort de la géographie : être cantonnée à un savoir scolaire. Et, employé de plus en plus hors des écoles, le terme, devenu synonyme de culture générale – ce qui traduit une attente bienvenue – risque de perdre son préfixe « géo » en cours de route, faute de géographes assez motivés pour se saisir du champ du Politique. Il s’agit avec ces Mémoires de géographier, verbe tombé en désuétude, pour en démontrer l’intérêt intellectuel et l’efficacité pratique. En sachant que cette description du monde est à la fois objective et subjective. Et je livre un retour d’expérience sur ce passé.

Michel Foucher
Michel Foucher publie « Arpenter le monde. Mémoires d’un géographe politique », Paris, éd. Robert Laffont
Michel Foucher

P. V. : Après des initiations et des apprentissages en Amérique latine et en Afrique, vous consacrez une large part de ces « Mémoires d’un géographe politique » aux chantiers européens auxquels vous avez été associé de diverses manières. Depuis les années 1980, quelles sont les dynamiques géopolitiques qui se sont affrontées en Europe ?

M. F.  : Au-delà de l’échec du système idéologique communiste et de l’effondrement de l’Union soviétique sur elle-même, la sortie de la Guerre froide a été une bifurcation exaltante que j’ai essayé de vivre puis d’accompagner aux premières loges, tant au Collège d’Europe de Natolin - Varsovie qu’à l’ambassade à Riga en passant par le cabinet des conseillers du ministre des affaires étrangères Pour comprendre ce qui se jouait alors, la connaissance des passés heurtés de l’Europe centrale et baltique, balkanique et orientale était un préalable. La réalisation de l’atlas « Fragments d’Europe » dès 1993 en avait déjà rendu compte : identifier les caractéristiques propres de ces pays méconnus et repérer les leviers d’une reconnexion entre les divers fragments.

Et puis, j’ai toujours voulu interroger cette dynamique d’apparence contradictoire entre la volonté d’indépendance nationale et l’aspiration à une forme d’unité post-impériale. Notre continent compte la plus forte densité de frontières dans le monde, avec quarante-sept États membres du Conseil de l’Europe. Et dans l’histoire de la formation des États et de leurs frontières, le continent européen apparaît comme le plus neuf, en termes de configuration géopolitique, malgré son appellation de « vieux continent » : 72% des frontières, dans leurs tracés actuels, datent du XXe et du XXIe siècles. 12 100 km de frontières internationales ont été créées depuis 1990.

C’est en Europe que fut inventé l’État-nation, fragment fondamental de la mosaïque continentale. La nation s’oppose, historiquement et conceptuellement, à l’empire, par définition multiethnique, plurilingue et souvent multi-religieux. Et une tendance lourde et séculaire de la géopolitique européenne est que les peuples se considérant comme des nations, surtout quand elles sont adossées à un sous-jacent linguistique, visent à disposer des attributs souverains des États. L’affirmation nationale est la recherche d’une congruence entre l’unité politique et l’unité nationale. On le voit en Écosse après le Brexit, même si la division du camp de l’indépendance s’avère profonde. On sait déjà que l’Espagne, par crainte d’un précédent à propos de la Catalogne, n’accepterait pas l’adhésion éventuelle d’une Ecosse devenue indépendante dans l’Union européenne à laquelle elle aspire. Et la dynamique unitaire en Irlande est un scénario envisageable. Dublin a étendu les bénéfices du programme Erasmus de mobilité étudiante aux universités de Belfast. Enfin, avec l’élection du président américain Joe Biden, d’ascendance irlandaise et hostile au Brexit, une véritable relation spéciale se renoue entre Washington et Dublin (et non pas Londres). L’influence des États-Unis dans la dynamique géopolitique européenne est un vecteur essentiel et durable, malgré la divergence croissante des intérêts.

Les frictions entre nations voisines et distinctes, facteurs d’émulation, mais partageant des valeurs et des intérêts communs, sont le propre de la civilisation européenne.

Dans le même temps, l’attrait d’une unité, le besoin de faire partie d’un ensemble organisé plus vaste et bienveillant, aujourd’hui l’Europe de l’Union, semble irrépressible, issu de la recherche d’un équilibre. La diversité est source d’émulation et c’est, selon moi, la marque de fabrique de l’identité politique et culturelle européenne. Les frictions entre nations voisines et distinctes, facteurs d’émulation, mais partageant des valeurs et des intérêts communs, sont le propre de la civilisation européenne. Eu quoi elle est l’inverse de la Chine, uniformisée de force. Cette dialectique très féconde est sans cesse menacée par le rouleau compresseur du marché mondialisé et numérisé.

P. V. : Vous avancez dans « Arpenter le monde. Mémoires d’un géographe politique », (éd. Robert Laffont) qu’il faudrait des limites à l’Union européenne. Pourquoi fixer des limites à l’UE alors que le monde ne cesse de changer, ouvrant de nouvelles opportunités ? Quel est le prix, notamment politique et stratégique, de la non-limite ?

M. F.  : Pendant plusieurs décennies, le moteur de la politique extérieure de l’Union européenne est a été ce qu’il convenu d’appeler son élargissement, c’est-à-dire son extension par incorporation de pays candidats. La dynamique était à la fois de consolider les nouveaux régimes démocratiques (ceci avait commencé en Grèce, en Espagne et au Portugal) et d’étendre l’aire de la sécurité collective : avec des voisins relevant des mêmes clubs (Alliance atlantique et Union européenne), ma sécurité s’en trouve consolidée. Les tenants d’un grand marché étendu sans autre ambition politique (Royaume-Uni d’abord), soutenus par la volonté persistante des Américains pour une mise en coïncidence de l’OTAN et de l’UE sur un espace aussi étendu que possible, enfin les pressions des pays frontaliers ou proches de la Russie (Pologne, Lituanie, Roumanie) en faveur d’une incorporation des pays limitrophes de l’isthme mer Baltique-mer Noire (Ukraine, Biélorussie, Moldavie et Géorgie) ont nourri cette extension continue. Elle se comprend si l’on raisonne à l’échelle européenne. Je crois néanmoins qu’il faudrait sortir du tout ou rien de l’adhésion et offrir des formules de pays associé, avec un statut de neutralité stratégique dans le cas de l’Ukraine, ce qui est récusé tant par Varsovie que par Washington (c’était un dossier géré directement par le vice-président Joe Biden pendant le mandat de Barack Obama).

Si l’on en vient à repenser l’objectif de l’intégration européenne à l’échelle mondiale, l’Europe de l’Union se doit d’avoir une véritable politique extérieure, ce qui suppose de savoir où commence cet extérieur. C’est l’ambiguïté de la relation entre l’Union européenne et la Turquie, dont le président R. Erdogan vient de réaffirmer, en janvier 2021 devant les ambassadeurs européens, son objectif d’adhésion, que personne ne croit possible sans oser le dire. Sans nul doute parce que la position constante des États-Unis est que la Turquie, qui compte la deuxième armée de l’OTAN et en a longtemps gardé le flanc méridional face à la Russie, a vocation à entrer dans l’Union, parce que c’est dans l’intérêt stratégique américain. On se souvient que Bush puis Obama ont tenu le même discours sur ce point et on voit mal Biden s’en écarter. Le grand élargissement reste donc une priorité américaine, dont la perspective d’un refoulement de la Russie néo-impériale.

Or, dans l’intérêt même des Européens, ne conviendrait-il pas de bâtir une « politique russe », au-delà des divisions bien connues, pour des raisons géo-historiques évidentes ? Il en va de même pour les voisinages méditerranéens et les puissances plus lointaines. C’est précisément parce que le monde change que l’on a besoin d’une assise durable pour répondre à la reconstitution des aires d’influence d’inspiration néo-impériale et à la politique de puissance géoéconomique de la Chine, sans pour autant s’aligner sur les États-Unis dont l’engagement démocratique est atténué par la défense de ses intérêts.

Si l’Europe de l’Union entend devenir un centre de pouvoir à la mesure de son poids économique – je rappelle que c’est le premier marché du monde - capable de négocier sur ses intérêts vitaux, elle doit savoir d’où elle parle, quelles limites elle défend, quelles interfaces elle veut valoriser.

P. V. : Vous avez été – à des périodes différentes – un géographe au cœur de l’État puis un géographe à côté de l’État. Quels bilans faites-vous de ces expériences ? Durant ces mêmes années, d’autres géographes ont-ils connu des expériences proches ?

M. F.  : Ces périodes ont été les plus passionnantes de ma vie professionnelle en ce que les analyses propres à mon approche de géographe devaient s’articuler à celles des diplomates et des militaires afin de déboucher sur des lignes d’action par la mise en œuvre soit de choix décidés en « haut lieu », soit d’initiatives endossées par l’Élysée. Plus d’une fois, suivant la piste d’une suggestion (Balkans, Europe orientale, Proche-Orient), le Ministre des affaires étrangères me questionnait : « est-ce que tu crois que ça va marcher ? » C’est d’autant plus crucial qu’en matière de politique étrangère et de défense, le système français de décision est vertical, resserré et très court, sans consultation du Parlement. Et la cohabitation offrait une large marge de manœuvre. Bref, être aux manettes, comme on disait alors, mais dans un cadre à la fois politique (Président et gouvernement) et institutionnel (les ministères régaliens), donc collectif, était tout à fait satisfaisant, au sens de l’exercice de responsabilités (du latin responsa).

J’ai dû admettre que, dans certains cas, on cherchait moins à résoudre une crise qu’à en tirer parti.

Bien entendu, vous ne choisissez pas vos interlocuteurs et le travail diplomatiqueconsiste à parler avec tout le monde, y compris parfois avec le diable (et une grande cuillère). Même si c’est une évidence de l’écrire, il est établi que le rôle des décideurs politiques est central, tant pour déclencher un conflit que pour l’apaiser. On gagne donc beaucoup à les fréquenter, quoiqu’il en coûte parfois. Qu’il me soit permis d’en donner un seul exemple, instructif. Je me souviens d’un dialogue avec le directeur politique du ministère des affaires étrangères, alors que nous rentrions du château de Rambouillet, au début de l’année 1999, où nous avions réuni Serbes et Albanais du Kosovo pour les inciter à trouver un compromis autour d’un statut d’autonomie substantielle de la province. J’avouais mon découragement devant les blocages et la mauvaise foi des deux délégations. Mon interlocuteur répliqua : « détrompe-toi, j’ai très bien avancé avec mon collègue britannique. » Il travaillait à décliner les liens de coopération politico-militaires entre la France et le Royaume-Uni agréés par Jacques Chirac et Tony Blair en décembre 1998 à Saint Malo. Accord qui du reste provoqua l’ire de la diplomatie américaine et sa volonté de réaffirmer la prééminence de l’OTAN lors de l’opération militaire contre la Serbie quelques mois plus tard. J’ai dû admettre que, dans certains cas, on cherchait moins à résoudre une crise qu’à en tirer parti.

Une autre leçon apprise comme disent les officiers supérieurs britanniques (« lessons learnt »), qui a son équivalent en langue française « retour d’expérience » (ou « Retex  ») est que, souvent, on est amené à prendre des décisions tout en ignorant une partie de la réalité ou des intentions ou objectifs des autres, y compris des alliés. Comme l’ont déclaré des stratèges américains, il y a, à côté du « connu connu », « l’inconnu connu », ce que nous savons que nous ne savons pas (et l’inconnu inconnu, situation la plus critique, par exemple un programme militaire clandestin ou un accord de fait entre deux acteurs étatiques hostiles). L’action diplomatique requiert donc une bonne dose d’humilité et de réalisme. Et j’ajoute qu’ensuite, revenant à des travaux de mission, d’écriture ou de séminaire, j’ai gardé ce réflexe de répondre à une simple question : compte-tenu de telle ou telle situation, que faire ? Mon premier séminaire à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm a porté en 2007 sur la gestion de crises et les intervenants étaient tous des acteurs de l’appareil d’État. Plusieurs étudiants sont maintenant à des postes de responsabilité.

Les diplomates ayant eu une formation initiale de géographes se comptent sur les doigts d’une main. Je citerai mon collègue Henri Jacolin, ambassadeur à Sarajevo pendant la guerre. Il comprenait clairement ce qui était en jeu, comme il en témoigna trente ans plus tard. Il est président de l’Association internationale d’histoire des chemins de fer et travaille en ce moment sur la région balkanique. Hervé Bolot, né à Casablanca, qui avait rédigé une thèse sur Ankara, est entré ensuite au Quai d’Orsay. Marc Perrin de Brichambaut né à Rabat, avait passé l’agrégation de géographie en 1970, comme moi, avant d’étudier à l’École nationale d’administration puis de rejoindre des cabinets ministériels ; il est juge à la Cour pénale internationale. Ses compétences en géographie l’ont certainement servi dans ses fonctions au Ministère de la défense lorsqu’il dirigeait la Délégation aux affaires stratégiques, une des rares structures ministérielles intéressées par l’apport de l’analyse cartographique. Les géographes de formation sont plus nombreux dans les agences de développement, surtout quand ils ont également des compétences en agronomie, en climatologie ou en hydrologie.

P. V. : Comment pourriez-vous définir votre méthode ?

M. F.  : Pour prolonger la réponse à la première question, je dirai que je m’efforce toujours de partir du présent d’une situation donnée à analyser, avant d’interroger le passé qui peut contribuer à l’expliquer, notamment en matière de représentations, de cartes mentales, de récit national et d’intérêts récurrents. Il s’agit de définir des coordonnées, non pas astronomiques mais géo-cartographiques : où, pourquoi là, dans quel contexte, avec quels enjeux et axes de mouvement ? La lecture stratégique, celle du déplacement, prime.

Je n’insiste pas sur le jeu essentiel des échelles dans la boîte à outils du géo-cartographe, ni la recherche des acteurs, de leurs intentions et de leurs moyens. On dispose là d’un équivalent de la notion de profondeurs de temps maniée par les historiens, notamment ceux de la longue durée. Il convient en effet d’arriver à percer ce que pensent les décideurs qui sont les protagonistes de la situation étudiée. On y accède plus facilement quand on les a fréquentés et écoutés. Le diplomate se forme sur le terrain... de la prise de notes d’entretiens entre deux responsables. Il s’agit ensuite de proposer des lignes d’action en faisant preuve d’innovation stratégique.

Une autre différence avec la démarche historique tient en ce que, sauf en cas de mise à jour de nouvelles archives, la fin de la période considérée est connue (exemple : l’issue de la bataille de Waterloo). Dans le processus d’analyse géographique de situations concrètes localisées et évolutives, on se trouve au milieu d’une séquence et on ignore la fin du film : dénouement heureux ou drame ? Le seul outil disponible est la construction de scénarios contrastés. Lesquels sont fréquents en diplomatie pour préparer des alternatives et encore plus chez les militaires, le fameux Plan B. Et, comme me l’avait fait remarquer un jour l’écrivain-géographe Julien Gracq, la lecture de la carte offre des possibilités infinies de projection, et pour lui-même, d’imagination littéraire créatrice. Il est souvent possible d’anticiper les tensions et les crises qui s’annoncent si l’on donne une juste place aux représentations spatiales dans l’imaginaire des peuples et des acteurs publics. Enfin, est-il nécessaire de rappeler l’évidence qu’il convient de se situer dans l’espace et dans le temps, ce que favorise la formation universitaire à la française si on ne se laisse pas déborder par la démarche explicative historienne. C’est d’ailleurs, à mon sens, une exigence pour toute appartenance citoyenne.

P. V. : Pourquoi écrivez-vous : « L’examen des cartes successives depuis 1948 jusqu’à nos jours oblige à conclure qu’il n’y aura jamais d’État palestinien » (p. 139) ?

M. F.  : L’examen détaillé d’une série de cartes de l’espace situé entre le Jourdain et la mer Méditerranée depuis 1947 et le refus du premier partage de la Palestine, révèle que les territoires affectés en plein contrôle aux autorités palestiniennes se réduit comme une peau de chagrin. La bande dessinée géochronologique est implacable. Mahmoud Abbas, président de l’Autorité palestinienne, a d’ailleurs présenté lors d’une réunion aux Nations Unies une série de quatre cartes de la Palestine de ses frontières d’origine à nos jours en réponse, négative, au plan américano-israélien d’annexion de la Cisjordanie. Des photographies prises le 1er février 2020 à New York en témoignent.

Il s’agit d’une stratégie géographique de type jeu de go qui maille tout l’espace compris entre les mers, le Jourdain, le Golan et le Sinaï. C’est terriblement efficace.

J’estime depuis longtemps qu’il n’y aura jamais d’État palestinien car quand bien même cette solution à deux États finirait d’être imposée par un improbable gouvernement américain, il n’y aurait plus de territoire. Yasser Arafat ne l’a pas compris car il préférait le rêve à la géographie ; j’en avais parlé avec lui dans son bunker de Ramallah. Sa carte mentale était celle d’un monde arabe aux contours flous avec une Palestine mythique au centre. En face de lui, les acteurs israéliens sont des stratèges persévérants. L’ancien premier ministre et ministre de la défense, Ariel Sharon, disait connaître chaque colline et chaque oued de Cisjordanie. Lors de certaines négociations, la délégation palestinienne devait se contenter de donner son avis sur des cartes de fabrication israélienne comportant des inexactitudes sur la toponymie et les ressources des nappes phréatiques. Je relate dans mon livre ce que nous avons entrepris pour tenter de corriger cette dissymétrie, afin de progresser dans les accords de paix.

Rappelons enfin que, depuis l’origine, le peuplement d’Israël a été conçu et s’est effectué par une succession d’implantations dont la mise en réseau a permis le contrôle des territoires. On joue sur la charge historique du mot colonisation alors qu’il s’agit d’une stratégie géographique de type jeu de go qui maille tout l’espace compris entre les mers, le Jourdain, le Golan et le Sinaï. C’est terriblement efficace. C’est du reste une méthode de peuplement maillé éprouvée dans le passé par les paysans allemands dans les vallées fluviales d’Europe centrale lors du Drang nach Osten, ainsi que me le révéla un géographe israélien expert au ministère de la construction lors de ma première enquête en 1983. C’est lui qui m’expliqua, à propos de Jérusalem, dont la vieille ville, objet de toutes les tensions religieuses, ne s’étend que sur un kilomètre carré que nous nous trouvions là en face d’un espace minuscule à doter d’un très profond multiplicateur de temps.

P. V. : Au terme de ces plus de 300 pages, le lecteur ne peut qu’avoir l’impression d’un parcours riche et plus désirable que bien d’autres. Pourtant, votre épilogue s’intitule : « La liberté a un prix ». Pourquoi ?

M. F.  : La liberté de choix des fonctions à remplir fut bien entendu la condition de ce parcours diversifié et sous-tendu par l’action. Avec l’ambition de faire bouger les lignes, de choisir le progrès – notion dont je n’accepte pas l’actuelle désuétude. Mais lorsqu’on sort des sentiers battus, par curiosité ou désir d’être socialement utile, que l’on agit en saute-frontières en fonction des urgences, que l’on opte pour le mouvement contre la conservation, on doit assumer le risque de se heurter à la rigidité des institutions qui, en France, pour des raisons statutaires, ne favorisent pas la mobilité, même quand elle est mise au service de l’État. Les avancements ordinaires sont bloqués, les changements de fonctions ralentis et, parfois, les promesses non tenues. Tout ceci est énoncé sans amertume aucune mais je reste persuadé que c’est une faiblesse de notre pays. On ne rencontre pas le même conservatisme aux États-Unis ni, ailleurs, en Europe.

Les progrès de la connaissance ne peuvent résider que dans la capacité à croiser les regards et les appréciations, dès lors que ce qui compte est le résultat, par l’action. Pas de créativité donc sans liberté.

Les institutions préfèrent la stabilité au mouvement et se méfient des idées venues d’ailleurs. Il m’est arrivé de m’entendre rétorquer, à propos d’une crise en cours de formation au Moyen-Orient sur laquelle l’analyse géographique pouvait apporter quelques clés (en l’absence d’imagerie satellitaire autonome en France) : « pourquoi voulez-vous que l’État fasse confiance à une information qu’il ne produit pas lui-même ? » Remarque d’autant plus piquante que son auteur, très haut fonctionnaire, m’avoua plus tard être collectionneur de cartes et d’atlas. L’apport extérieur est suspect ou négligé.

C’était d’ailleurs l’une des missions du Centre d’analyse et de prévision du Quai d’Orsay, que j’ai dirigé : importer des diagnostics d’origine non étatique afin de les croiser avec les analyses des postes diplomatiques. C’est un cas quasi unique en France dans l’appareil d’État, avec celui, déjà cité, de la Délégation aux affaires stratégiques (devenue la Direction générale des relations internationales et de la stratégie du ministère des Armées). Les grands prêtres ne tolèrent pas les prophètes. Or, je reste convaincu, d’expérience, que les progrès de la connaissance ne peuvent résider que dans la capacité à croiser les regards et les appréciations, dès lors que ce qui compte est le résultat, par l’action. Pas de créativité donc sans liberté.

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Bonus vidéo. Michel Foucher Sur les chemins de la géographie… politique


. Michel Foucher, « Arpenter le monde. Mémoires d’un géographe politique », coll. Le monde comme il va, Paris, éd. Robert Laffont, 2021, 335 p. Sur Amazon

4e de couverture

Déclaration d’amour à sa discipline, voici le récit d’un demi-siècle autour du monde, sur les cinq continents, par l’un de nos géographes les plus réputés.
Autant que les quelque cent vingt-cinq pays visités, soit les deux-tiers des États membres des Nations Unies, et le nombre de semaines passées en avion et sur des routes défoncées, l’auteur explore ici les diverses voies d’une géographie choisie comme active et non académique, engagée et non spectatrice : chercheur et cartographe, consultant et diplomate, analyste et conseiller, conférencier et témoin impliqué.

Un goût sans cesse renouvelé des corrélations mises en cartes et une curiosité constante pour le réel du terrain ont été depuis ses débuts les fils rouges de sa démarche, tournée vers la compréhension des enjeux et des transformations du vaste monde, des tensions et des conflits et la recherche des évolutions possibles. Voire, le cas échéant, la suggestion de scénarios de sortie de crise, pour des gouvernements souvent pris de court par le retour de l’Histoire dans des lieux méconnus, parcourus à la recherche de progrès, comme en Allemagne en 1989 ou en Afrique du sud en 1992 ou à l’affût des regrets comme en Orient proche et moyen à partir de 1979 ou dans les Balkans occidentaux après 1991.

Enquêtes de terrain et entretiens avec les acteurs forment, pour ce grand spécialiste des frontières, la matière première de sa vision de la géographie : une géographie active débouchant sur une géopolitique appliquée, fort éloignée des travaux universitaires, trop vite sédentarisés.

Chaque voyage au loin est d’abord une expérience vive de géographie humaine, faite de personnalités inspiratrices, de témoins remarquables ou détestables (en zones de crise) et de sociétés libres et actives ou bien soumises aux ambitions dévorantes de dirigeants soucieux d’imposer leur représentation d’un passé glorieux et de cartes mentales destructrices. Michel Foucher en est convaincu : il est souvent possible d’anticiper les tensions si l’on donne aux représentations spatiales la place qui leur revient dans l’imaginaire des peuples et de leurs acteurs publics.

Riche de cette longue carrière, le temps était donc venu pour lui de procéder à ce que les officiers de l’armée de terre nomment un « retour d’expérience » – nom de code : « retex » -, analyse sans concession des succès et des échecs, que leurs collègues britanniques intitulent les « leçons apprises ». Ces mémoires d’un géographe politique retracent des trajectoires et confrontent les passés étudiés avec les présents observés, en rupture ou en continuité entre les uns et les autres.

Michel Foucher est l’un des plus grands géographes français. Diplomate, essayiste et grand voyageur. Il est professeur à l’École normale supérieure de Paris-Ulm (depuis 2007) et directeur de la formation à l’Institut des hautes études de défense nationale (depuis 2010). Agrégé de géographie, il a été conseiller du ministre des Affaires étrangères (1997-2002), directeur du Centre d’analyse et de prévision (1999-2002), ambassadeur de France en Lettonie (2002-2006). Il est notamment l’auteur du classique Fronts et frontières, un tour du monde géopolitique (Fayard, 1988, 2004), de La République européenne (Belin, 1998 et 2000, traduit en douze langues) et dernièrement de l’atlas La Bataille des cartes (François Bourin, 2010).

Voir sur Amazon Michel Foucher, « Arpenter le monde. Mémoires d’un géographe politique », coll. Le monde comme il va, Paris, éd. Robert Laffont, 2021, 335 p.

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Michel Foucher est l’un des plus grands géographes français. Diplomate, essayiste et grand voyageur. Il est professeur à l’École normale supérieure de Paris-Ulm (depuis 2007) et directeur de la formation à l’Institut des hautes études de défense nationale (depuis 2010). Agrégé de géographie, il a été conseiller du ministre des Affaires étrangères (1997-2002), directeur du Centre d’analyse et de prévision (1999-2002), ambassadeur de France en Lettonie (2002-2006). Michel Foucher publie « Arpenter le monde. Mémoires d’un géographe politique », éd. Robert Laffont. Propos recueillis par Pierre Verluise, docteur en géopolitique, auteur, co-auteur ou directeur d’une trentaine d’ouvrages, fondateur du Diploweb.com


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Auteur / Author : Michel FOUCHER, Pierre VERLUISE

Date de publication / Date of publication : 14 mars 2021

Titre de l'article / Article title : Arpenter le monde. Mémoires d’un géographe politique. Entretien avec Michel Foucher

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Pourquoi faire l’éloge de la géographie ? Pourquoi fixer des limites à l’UE alors que le monde ne cesse de changer ? Comment travaille un géographe au cœur de l’État puis un géographe à côté de l’État ? Pourquoi écrire que « L’examen des cartes successives depuis 1948 jusqu’à nos jours oblige à conclure qu’il n’y aura jamais d’État palestinien. » ? Michel Foucher répond avec franchise et précision aux questions de Pierre Verluise pour Diploweb.com.

Michel Foucher publie « Arpenter le monde. Mémoires d’un géographe politique », coll. Le monde comme il va, Paris, éd. Robert Laffont, 2021, 335 p.
Bonus diploweb en pied de page, la vidéo d’une conférence de M. Foucher organisée au sujet de son livre.

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