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Planisphère. La Sibérie sauvera-t-elle la Russie ? Avec L. Spetschinsky

Comme chacun sait, la Russie est à la fois d’Europe et d’Asie, de part et d’autre de l’Oural. Au début du XVIIIe siècle, le tsar Pierre Le Grand entend rapprocher la Russie de l’Europe qui incarne alors la modernité. Il fait construire la ville de Saint Pétersbourg sur la baltique pour incarner cette dimension européenne de la Russie. Au début du XXIe siècle, Vladimir Poutine arrive au Kremlin, et depuis quelque temps déclare ne plus avoir besoin de l’Europe. La Sibérie sauvera-t-elle la Russie ? Pour en savoir plus, Planisphère est heureux de recevoir à son micro Laetitia Spetschinsky.

Cette émission [1] Planisphère, La Sibérie sauvera-t-elle la Russie ? Avec L. Spetschinsky, sur RCF-ND

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Synthèse de cette émission, Planisphère, La Sibérie sauvera-t-elle la Russie ? Avec L. Spetschinsky. Rédigée par Émilie Bourgoin pour Diploweb.com. Relue et validée par L. Spetschinsky

LA RUSSIE, partagée entre l’Europe et l’Asie, nourrit une éternelle interrogation : est-elle européenne, asiatique, ou une synthèse des deux ? Depuis Pierre le Grand, qui au XVIIIe siècle fit construire Saint-Pétersbourg pour incarner l’ouverture européenne, jusqu’à Vladimir Poutine, qui affirme désormais le décrochage de la Russie à l’égard de l’Europe, le balancier entre l’Ouest et l’Est reste une constante. Aujourd’hui, un pivot assumé vers la Sibérie et l’Asie se dessine, mêlant ambitions politiques, besoins économiques et stratégies militaires.

Un héritage historique de balancier identitaire

Depuis la dynastie des Rurikides et Ivan le Terrible, qui lança l’expansion vers la Sibérie, la Russie oscille entre rapprochement et détachement vis-à-vis de l’Europe. Cette tension traduit une interrogation identitaire profonde, exprimée dans la littérature comme dans le discours politique : la Russie est-elle européenne ? En un quart de siècle de pouvoir, Poutine a écrit un nouveau chapitre, qui glorifie l’identité russe comme synthèse des deux mondes, mais avec une nouveauté : une volonté délibérée de déplacer durablement le centre de gravité du pays vers la Sibérie orientale afin non seulement de s’opposer à l’Europe, mais aussi de s’en décrocher structurellement.

Le tournant politique de Vladimir Poutine

Le pivot vers la Sibérie ne date pas de la guerre en Ukraine : il prend racine dans la seconde moitié des années 1990 sous l’impulsion du ministre E. Primakov, puis s’accélère avec le discours de V. Poutine à Munich (2007) et surtout après l’annexion illégale russe de la Crimée (2014). Plus récemment, le politologue Sergei Karaganov a clarifié la dimension existentielle de cet impératif stratégique : il exhorte le peuple russe à retrouver en Sibérie ses racines vitales pour garantir la survie de la nation. Tout ceci est significatif, mais l’essentiel se situe au niveau économique et logistique.

Laetitia Spetschinsky
Laetitia Spetschinsky, Docteure en relations internationales et chargée de cours invitée à l’Université catholique de Louvain, en Belgique. Chercheure associée à l’Institut autrichien des relations internationales. Laetitia Spetschinsky organise régulièrement une Master Class Géopolitique de l’Eurasie dont l’actualité est présentée sur le site www.skyls.eu.
Crédit L. Spetschinsky

Cette impulsion est dirigée par l’État, fidèle au modèle d’une Russie où les grandes orientations viennent « d’en haut ». Depuis 2018, l’impulsion politique s’accompagne de mesures d’incitation concrètes : des mesures fiscales, sociales, foncières sont mises en place pour attirer les citoyens et les entreprises vers l’immensité sibérienne. La pandémie de COVID-19 a interrompu en 2020 cet élan, mais la relance de la guerre russe en Ukraine l’a replacé depuis 2022 au-devant des priorités.

Les incitations démographiques et économiques

Pour faire naître une dynamique socio-économique réelle en Sibérie, il faudrait d’abord la peupler. C’est là un défi majeur, car 75 % des citoyens vivent à l’ouest de l’Oural et peu nombreux sont ceux qui trouvent un élan naturel à déménager en terre inhospitalière. Pour les y inciter, les entreprises – publiques ou privées – sont contraintes d’offrir des salaires particulièrement élevés, des avantages sociaux et des privilèges fiscaux. Le Kremlin a multiplié les « régions administratives spéciales », comme l’île Russky, au sud de Vladivostok, dans le but de rapatrier les fortunes exilées et de stimuler l’investissement patriotique. Depuis 2016, le programme public « Hectare » propose, comme son nom l’indique, d’offrir un hectare de terrain sibérien à tout citoyen désireux d’y établir une activité locale : éco-tourisme, artisanat ou commerce de proximité.

La vétusté des infrastructures ferroviaires ralentit la cadence.

Les infrastructures logistiques : un enjeu décisif

La connectivité est la clé du succès du pivot sibérien. Le Transsibérien et la magistrale Baïkal-Amour sont le pivot de cette ambition herculéenne : ce sont ces deux artères ferroviaires qui déterminent la vitalité des communications avec le voisinage asiatique, mais leur vétusté ralentit la cadence. Les plans d’expansion et de modernisation – notamment par l’électrification des voies – existent. Mais dans le contexte actuel, marqué par une pression sur les livraisons, une concurrence accrue entre les produits d’exportation et les sanctions internationales, ces chantiers connaissent des retards et des dépassements de budget importants. En l’absence d’une circulation fluide des marchandises, les goulets d’étranglement se multiplient et ce sont des chaines d’approvisionnement entières qui s’enrayent. Un exemple : le charbon russe qui, n’ayant pas priorité sur les voies surchargées, entraîne un secteur important de l’économie nationale dans la crise.

Une profondeur stratégique recherchée

Sur le plan militaire, la Sibérie offre une « profondeur stratégique » permettant de disperser l’arsenal russe et de régénérer les troupes engagées en Ukraine. Des bases à Novossibirsk servent à restructurer les forces. La Sibérie offre sur le plan stratégique des avantages significatifs : elle permet de disperser pour mieux résister, d’enfouir pour mieux protéger et d’éloigner pour mieux régénérer. Comme pour le commerce, la logistique militaire est ici aussi tributaire des communications ferroviaires, routières et aériennes pour la mobilité interne des troupes et du matériel lourd. La dimension sécuritaire du pivot s’articule donc directement avec l’architecture militaire et nucléaire russe.

L’investissement chinois en Russie dépasse à peine le niveau des IDE chinois au Nigéria...

La relation ambivalente avec la Chine

Le commerce sino-russe explose (il a dépassé les 240 milliards de dollars), mais l’investissement chinois en Russie reste limité (25 milliards en dix ans, soit un peu plus que l’IDE sortant chinois vers le Nigeria). La croissance des relations économiques que l’on observe actuellement est tirée par le commerce : elle est réelle, mais l’investissement (qui s’inscrit davantage dans la durée) révèle la prudence des partenaires chinois dans le contexte de sanctions et d’incertitude géopolitique. En outre, les investissements demeurent relativement cantonnés aux secteurs de l’énergie et des matières premières.

Une dimension culturelle et symbolique

La politique de sibérisation inclut enfin un volet culturel et académique : levée des visas avec la Chine, flux croissants d’étudiants (40 000 étudiants chinois en Russie), forums bilatéraux sur la frontière de l’Amour. Ces coopérations s’inscrivent dans un soft power eurasien, cherchant à redéfinir l’identité russe non plus tournée vers l’Europe, mais enracinée dans la Sibérie et ouverte à l’Asie.


Encore plus
Tous les podcasts géopolitiques de l’émission Planisphère depuis septembre 2024, en un clic. Et avec en bonus une synthèse rédigée, c’est possible ? Oui, ici.


Les enjeux de mémoire et de réconciliation

Laetitia Spetschinsky renvoie à la nécessité d’intégrer la dimension mémorielle et post-conflit. Les travaux de Valérie Rosoux (FNRS) sur la mémoire des guerres posent une question centrale : comment penser l’avenir des peuples après des traumatismes répétés ? Dans le contexte actuel, cette réflexion est essentielle pour comprendre les dynamiques de violence et de réconciliation qui traversent l’Eurasie.

Conclusion

Le pivot russe vers la Sibérie représente plus qu’une stratégie économique ou militaire : c’est une reconfiguration identitaire et géopolitique de long terme. Toutefois, il se heurte à des limites matérielles (logistique, attractivité démographique) et à une dépendance vis-à-vis de la Chine, qui risque d’accentuer l’asymétrie entre les deux partenaires. Si le projet herculéen de Vladimir Poutine réussit, il transformera la carte de l’Eurasie en déplaçant le moteur de puissance vers l’immensité sibérienne. S’il échoue, il restera une tentative supplémentaire dans le long balancier russo-européen.

Ressources recommandées pour aller plus loin

. Les Master Class géopolitiques de l’Eurasie par Laetitia Spetschinsky
Les Master Class géopolitiques de l’Eurasie, animées par Laetitia Spetschinsky, visent à rendre la recherche accessible au grand public, aux étudiants comme aux professionnels. Elles s’appuient sur des cartes et des données factuelles pour analyser les dynamiques politiques, économiques et culturelles de l’espace eurasiatique. Loin des débats partisans, elles offrent un cadre pédagogique interactif qui aide chacun à se forger une opinion éclairée. Déjà organisées à Louvain, à Bruxelles et à Vienne (Autriche) elles sont annoncées sur www.skyls.eu.

. Valérie Rosoux, Revue Esprit (mars 2024), numéro spécial sur la mémoire, le traumatisme et la réconciliation post-conflit.

Copyright pour la synthèse Novembre 2025-Bourgoin/Diploweb.com


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Laetitia Spetschinsky, Docteure en relations internationales et chargée de cours invitée à l’Université catholique de Louvain, en Belgique. Chercheure associée à l’Institut autrichien des relations internationales. Laetitia Spetschinsky organise régulièrement une Master Class Géopolitique de l’Eurasie dont l’actualité est présentée sur le site www.skyls.eu.
Interview organisée et conduite par Pierre Verluise, docteur en Géopolitique, fondateur du Diploweb, il produit Planisphère sur Radio Notre Dame et RCF. Cette émission a été diffusée en direct le 25 novembre 2025.
Synthèse par Émilie Bourgoin, étudiante en dernière année de Master Sécurité et Défense à l’Université d’Ottawa, après un BBA à l’EDHEC. Elle a travaillé en alternance au sein de la cellule sûreté d’un grand groupe. Elle a la charge du suivi hebdomadaire de l’actualité des livres, revues et conférences géopolitiques comme de la rédaction des synthèses des épisodes de l’émission Planisphère pour Diploweb.

[1Cette émission a été enregistrée le 29/09/2025 et diffusée le 25/11/2025.


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Citation / Quotation

Auteur / Author : Emilie BOURGOIN, Laetitia SPETSCHINSKY, Pierre VERLUISE

Date de publication / Date of publication : 27 novembre 2025

Titre de l'article / Article title : Planisphère. La Sibérie sauvera-t-elle la Russie ? Avec L. Spetschinsky

Chapeau / Header : 

Comme chacun sait, la Russie est à la fois d’Europe et d’Asie, de part et d’autre de l’Oural. Au début du XVIIIe siècle, le tsar Pierre Le Grand entend rapprocher la Russie de l’Europe qui incarne alors la modernité. Il fait construire la ville de Saint Pétersbourg sur la baltique pour incarner cette dimension européenne de la Russie. Au début du XXIe siècle, Vladimir Poutine arrive au Kremlin, et depuis quelque temps déclare ne plus avoir besoin de l’Europe. La Sibérie sauvera-t-elle la Russie ? Pour en savoir plus, Planisphère est heureux de recevoir à son micro Laetitia Spetschinsky.

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