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Comment voir le monde ?

par Alexandra Viatteau, enseignante en sciences de l'information

 

Depuis la rentrée 2003, A. Viatteau enseigne à l'Université de Marne-la-Vallée. Elle offre ici une réflexion à la fois argumentée et originale sur les notions d'information et de désinformation.

Biographie d'Alexandra Viatteau en ligne

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  Parfois, je préférerais être médecin ou vétérinaire que spécialiste de la désinformation (1). Au demeurant, traiter la désinformation relève de la chirurgie. Avec l'impératif de soigner les viscères du patient et non de les arracher, parce qu'ils vous dégoûtent.

Enseigner "l'Information et la désinformation", n'est pas facile, compte tenu de la part croissante de la désinformation dans le monde contemporain, mais c'est une position intellectuelle, universitaire, et même chrétienne. Ce qui induit une préoccupation particulièrement sensible et hostile au mensonge, "prince de ce monde". Il faut voir et aider à connaître le monde tel qu'il est - sans tolérer d'œillères - mais aussi l'aimer et le faire aimer.

En tant qu'intellectuelle, je dois voir le monde, le découvrir, l'analyser et le communiquer tel qu'il est réellement, mais aussi tel qu'on le présente ou qu'on l'occulte.

En tant qu'universitaire, j'ai la responsabilité de l'enseigner de façon constructive. Non pas en disant aux étudiants : "laissez tomber, on vous désinforme autant qu'on vous informe, et de toutes façons, on vous manipule ; alors, allez cultiver du blé en Bretagne", si tant est qu'on puisse encore le faire librement. … Au contraire, je dois dire que le monde est tel et qu'il faut vivre, travailler et lutter dans ce monde pour en empêcher au mieux les dérives et les dérapages. Il faut être en permanence lucide, sans verser dans le fatalisme ou la paranoïa, sans perdre l'humour ni la joie.

Même en France, il peut exister une certaine forme de censure

Il faut pousser l'analyse jusqu'au bout, tout voir sans fard. Lorsque l'on me demande un ouvrage ou un article, je ne sais plus me contenter de ce que l'on attend de moi pour "coller" à la demande ou à la conjoncture, ou encore à l' "imaginaire collectif", cet effroyable concept tout droit hérité du collectivisme totalitaire ! Je dois aller au fond des choses et parfois au bout des difficultés de l'impopularité. Ce fond des choses, l'éditeur ou le rédacteur responsable eux-mêmes n'ont pas toujours envie de les voir, de les connaître et encore moins de les publier. En effet, il existe parfois en France une censure, et donc une mésinformation (2) ou désinformation "pacificatrice des esprits". La "pacification des esprits" est éventuellement justifiée quand elle sanctionne un contenu ou un ton querelleur voire vexatoire. Elle peut encore se comprendre quand elle veille à la tenue des pensées et des faits les plus pénibles. Cependant, il ne convient pas d'occulter systématiquement les thèmes délicats ou difficiles. Il s'agit, dans ce cas, d'une "pacification des esprits" frisant les "ronds de jambe" entre gens de bonne société. L'argument convenu de la censure éditoriale et rédactionnelle est souvent : " votre propos est trop compliqué pour le lecteur". Comment des citoyens moyens peuvent-ils décider arbitrairement des limites de l'intelligence des Français ?

A mon avis, on peut - il faut - aborder aussi bien en histoire qu'en relations internationales des sujets délicats. Aller au fond des choses, au bout des arrière-pensées, mais de façon à comprendre et à faire comprendre, expliquer, apaiser, mettre fin à des rancœurs, décongestionner, réconcilier. Cela peut se construire en faisant travailler ensemble, à une même recherche, des tenants de positions et d'opinions, voire d'intérêts qui divergeaient. Il importe aussi de faire rire ensemble, pour faire progresser un début d'alliance conciliable avec des contradictions. Tout est dans la manière de transmettre et de communiquer ce que l'on doit voir tout nu, avec ses vices et imperfections guérissables et corrigibles. D'autres peuvent les voir autrement, ou plus exactement, par un autre bout. C'est pourquoi des réflexions de fond, même divergentes, aboutissent mieux que des réflexions superficielles et complaisantes. Il faut discuter sans insulter. Réparer sans rejeter. Désamorcer sans paniquer.

Ce qui nous conduit à l'approche chrétienne, caractérisée par l'amour. Mais, l'amour est charité, miséricorde, justice, et non sentimentalisme gnangnan, et encore moins compromissions opportunistes ou veules. Il existe donc un esprit chrétien - catholique notamment - dans lequel on peut faire l'étude et l'enseignement de la désinformation. Un esprit qui rejoint, d'ailleurs, celui de certains laïcs. Il faut envisager que l'objet d'étude désinforme certes, mais informe aussi. Il a ses raisons et ses limites, ses bonnes et ses mauvaises intentions, etc. Par exemple, Mikhaïl Gorbatchev à l'époque de la perestroïka et de la glasnost. L'homme était calculateur et manipulateur, en termes de profit à tirer pour l'Union soviétique, mais surtout pour la social-démocratie marxiste étendue à toute la "maison commune européenne", bien au-delà du rideau de fer, en passant le mur de Berlin vers l'Ouest. Ce qu'il n'a cessé de nous dire ouvertement. Il désinformait autant, peut-être moins, qu'il n'informait, mais il a contribué à sortir l'URSS et les pays enfermés dans son glacis d'un système communiste criminel.

M. Gorbatchev et V.I. Lénine. Crédits: Pierre Verluise

C'était à nous de voir, de reconnaître et de rendre hommage à ce qui était authentique, vrai, juste et bon dans cette "demokratisatsia" particulière, convergeant avec le libéralisme occidental vers une "démocratie nouvelle" à l'échelle globale. Tout en nous préservant autant que possible des propagandes élaborées et des fausses données, destinées à une intoxication en règle qui nous ferait raisonner à partir de concepts inexacts, pour amener insensiblement le monde à une idéologie planétaire convergente socialo-libérale de masse, où le communisme aurait sa place, en dépit de ses crimes et de ses vices intrinsèques, tels que le collectivisme de masse.

Que faut-il entendre par libéralisme ?

Aujourd'hui, l'un des enjeux de l'information et de la désinformation concerne la définition même du concept du libéralisme. Les idéologies de gauche - y compris des catholiques de gauche - attaquent le libéralisme en lui donnant aveuglement la signification socio-économique matérialiste, imposée par le communisme et le marxisme. C'est à dire celle de capitalisme mondial asservissant l'humanité au profit. Or, notre libéralisme - celui qui a vaincu le matérialisme communiste totalitaire asservissant l'Homme - est fondé sur les valeurs morales et politiques de liberté et de responsabilité, libérant la personne humaine du collectivisme de masse par la connaissance de ses droits et de ses devoirs, et le sentiment de la justice et de la charité, où naît la solidarité. La solidarité n'est pas générée par le collectivisme, comme on cherche à en convaincre les "masses", mais par le personnalisme, individuel et responsable des autres. .

Alors que nous crions dans le désert depuis 1989, on commence à peine à signaler dans le débat public la dérive de la nouvelle idéologie globale convergente vers la massification et la collectivisation des hommes, si étrangères jadis à nos sociétés occidentales libérales. On fait croire que c'est l'individualisme qui est visé - arbitrairement assimilé à l'hédonisme, ce qui est faux - mais c'est le personnalisme que l'on assujettit au collectivisme. Et l'on se sert souvent des catholiques comme "soldats en première ligne du combat idéologique" pour pourfendre l' "individu", récalcitrant au "collectif" ! Il y a un danger d'évolution vers un globalisme totalitaire, mitigé par une forme viciée d'individualisme aligné - chacun pour soi, mais comme la masse - et adouci par l'humanitarisme social. Ce danger n'est pas inéluctable si on le discerne, l'analyse et le contre à temps. Il est sot ou coupable de crier à la "théorie du complot" dès que l'on signale des risques de telle ou telle "stratégie globale". En effet, il en est de la politique comme de la génétique: on peut écarter un risque détecté à temps dans les gênes d'une idée politique en voie de réalisation planétaire.

Parfois, mon enseignement sur "l'information et la désinformation" pourrait avoir quelque chose d'inquiétant pour des étudiants novices et bien accoutumés au nouveau langage de nos "stratégies de communication", c'est à dire de la propagande qui exerce un pouvoir presque sans partage sur le champ clos "intégré" de notre nouveau globe. Très vite, toutefois, ils sont rassurés, et assurés d'avoir, par la connaissance, le pouvoir d'agir sur les événements et sur la réalité, du moins ceux qui les concernent directement. Comme ils possèdent la maîtrise de leur voiture ou de leur ordinateur d'autant mieux qu'ils en connaissent les mécanismes.

L'approche morale de l'enseignement n'est donc pas négligeable. Si l'on arrive à rendre chaque année intelligents, instruits et sensibles à la morale une vingtaine d'étudiants, ce n'est déjà pas si mal. Pour cela il faut leur apprendre l'esprit critique, et parfois me soumettre moi-même à leur vérification ! L'art de la discussion et de la polémique, soumises, comme le disait Maritain, "aux rudes disciplines de l'intelligence, de la logique et de la morale". J'ajouterai nécessairement: et de l'élégance. C'est aussi quelque chose qui s'apprend.

La censure et l'auto-censure conduisent à la fin de la pensée

Ces dernières années, apparaît en France un phénomène encore isolé, mais qu'il faut observer avec attention : c'est la crainte de dire le fond de votre pensée sans bien connaître votre interlocuteur. Des étudiants hésitent parfois à dire ou à écrire ce qu'ils pensent à un concours, s'ils veulent "être dans les normes". Un sondage dévoilait en 1998 que la préoccupation principale des jeunes était de "s'adapter pour s'intégrer". Parfois, des étudiants renoncent à un sujet de mémoire ou de thèse "risqué" ou "pas porteur". Des auteurs d'ouvrages ou d'articles pratiquent spontanément - quand ils ne sont pas carrément invités à le faire par l'édition ou la rédaction - l'autocensure. On peut craindre que dans les médias, pour garder une position ou un emploi, des écrivains ou des journalistes doivent s'exprimer autrement qu'ils ne pensent en réalité. Voire ne plus penser personnellement, mais seulement dans les catégories de la "conscience collective" ou de la popularité de masse. Ce sont des dangers réels, même s'il n'y a pas de dangers que l'on ne puisse écarter à temps, au moins dans le domaine médiatique. C'est dans ce domaine que nos sociétés occidentales commencent à pratiquer le plus la "démocratie populaire" que nous croyons avoir vaincue depuis une décennie en Union soviétique et dans les Pays de l'Est.

Pour ma part, je suis partisane d'une certaine pensée forte, mais ayant pour objectif la marche en avant, pas le blocage ou le retour en arrière. Je me méfie de la volonté angélique d'oublier les offenses faites aux autres, ou d'un esprit justicier à sens unique. Par exemple, on demande d'oublier les crimes du communisme, mais de se souvenir de ceux du nazisme et du fascisme. Il faut demander justice des trois. L'aveuglement voulu en ce qui concerne le communisme, l'URSS et la Russie avec ses séquelles génocidaires sont un danger mortel pour l'Europe. Jusqu'aujourd'hui, ce qui fait du tort aux pays occidentaux auprès des pays victimes du communisme - ou plus récemment du "sado-marxisme" (3), comme on a appelé le phénomène actuellement à l'œuvre dans les Balkans - c'est de promouvoir ce double jugement, différent vis à vis du nazisme et du communisme, dont ces peuples et ces nations ont également souffert, à l'identique parfois.

Car, si nous nous sentons les maîtres de l'intégration, ou non, des anciens "pays satellites" de l'URSS - qu'ils sont devenus en 1945 parce que les pays occidentaux ont laissé faire Staline, il ne faut pas oublier que ces vieilles et grandes nations européennes nous observent et nous jugent dans la perspective de notre histoire et de la leur ; de notre avenir autant que du leur.

Alexandra Viatteau

Entretien avec Pierre Verluise

Découvrez la rubrique réalisée par A. Viatteau : "Classiques de Science politique"

Notes:

(1) Par désinformation, il faut entendre une information mensongère, dénaturée, censurée sciemment. Il s'agit d'une entreprise ponctuelle ou systématique, mais toujours délibérée et programmée.

(2) Par mésinformation, il faut comprendre un défaut d'information ou une mauvaise information. Son origine peut être l'ignorance ou la désinformation, ou les deux. La mésinformation est pratiquée, puis répercutée (effet de boule de neige), sans l'intention de mentir ou de nuire.

(3) Le sado-marxisme fait référence aux théories de Karl Marx sur la "guerre de progrès". Comme la charrue qui bouleverse la terre, afin de la préparer à de nouvelles semailles, pour Marx qui parodie la vie, c'est la guerre qui est un "facteur puissant de progrès de l'humanité". Elle accélère le processus de l'évolution sociale vers le bien être de tous. En faisant table rase, l'ordre nouveau, au service d'une nouvelle doctrine, d'une nouvelle organisation, doit s'imposer aux survivants éreintés. On l'a vu en Europe de l'Est en 1944 - 1945 et dans les années 1990 dans les Balkans.

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Mise en ligne, mai 2000
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