Recherche par sujet
www.diploweb.com Géopolitique

Etat du crime organisé en Suisse, par Nicolas Giannakopoulos,

fondateur de l'Observatoire du Crime Organisé

 

Les réseaux criminels agissant en Suisse sont nombreux et multiformes. De par sa position, la Suisse est un carrefour dans le monde des organisations criminelles. Leur identification pose toutefois des problèmes importants aux investigateurs. Elles utilisent la Suisse de manière intensive, au même titre que différentes places financières, connues ou off-shore, mais également pour diriger leurs activités et investir dans ce pays. Les moyens qu'elles utilisent sont parfois extrêmement complexes mais suivent des tendances plutôt stables, ce qui permettrait une riposte facilitée. Malheureusement, la Suisse est bien trop mal équipée pour pouvoir espérer seule, faire face à ce phénomène. Voici l'une des premières grandes recherches sur des bases scientifiques de ce phénomène secret.

Biographie de l'auteur en bas de page  

Abstract : Criminal organizations in Switzerland. Overview of criminal network structures, by Nicolas Giannakopoulos. The fact that Switzerland is extensively used by criminal networks to complete theire actions is not a secret any more. Suffering of political nanism, Switzerland is at a crossroad in the criminal organization's underworld. Theire identification is the first problem investigators have to face. Switzerland is extensively used by criminals for the quality of its financial services. The complexification of techiques and the raise of new trafics and new specialized organizations complexifies the criminal underworld and the facts become mixed in a big criminal melting pot. The different way they use can be very complex involving very specialized know-how but they also are following rather stable paths that would allow a facilitated respons. Unfortunately, Switzerland is not well prepared to face alone such a menace.

***

1.Introduction - 2.Aperçu des réseaux criminels agissant en Suisse - 3.Analyse des réseaux - Conclusions

1. Introduction

Lorsque l'on parle aujourd'hui de crime organisé en Suisse, il existe encore des personnes qui vous regardent comme si vous veniez de la planète Mars. Ce thème n'est pourtant pas nouveau. Il a fait irruption avec grand fracas sur la scène médiatique nationale en 1989 avec ce que l'on a appelé "l'affaire Kopp", et s'est petit à petit renforcé, autant dans l'imaginaire public que dans l'administration et la justice. Plusieurs lois ont été votées depuis, des nouveaux instruments et services policiers ont vu le jour. En 1995, un Programme national de recherche a même été lancé sur le thème. Pourtant, tout le monde semble faire comme s'il ne s'agissait que d'un problème marginal. Il conditionne pourtant, depuis plus de 30 ans déjà, une bonne partie des décisions publiques et privées suisses.

L'ampleur de la corruption comme celle du crime organisé ne cesse de croître dans nos sociétés modernes. Ces phénomènes sont d'ailleurs reconnus comme des fléaux par tous les gouvernements de l'OCDE, par la Communauté européenne et par l'ONU. Bien que l'on puisse clairement les différencier, leurs résultats sur les Etats démocratiques sont similaires. Ils créent, favorisent et se nourrissent des faiblesses démocratiques et bureaucratiques, des marchés locaux, nationaux ou internationaux, et des rapports sociaux en général. Ils développent des inégalités monstrueuses pour l'unique profit de leurs acteurs. La corruption et le crime organisé semblent donc poser le même type de problèmes généraux, à savoir la confiscation de la démocratie et de l'Etat de droit par une clique oligarchique restreinte, qui se place de fait au dessus des lois.

1.1 La recherche

Les résultats présentés ici résument ceux obtenus tout au long du projet de recherche intitulé ²Corruption Suisse et Crime Organisé². Il s'agit d'une des premières grandes recherches sur des bases scientifiques d'un phénomène secret. Cette recherche, réalisée par Nicolas Giannakopoulos et Pascal Auchlin, a été financée par le Fonds National pour la Recherche Scientifique (FNRS - Suisse), de décembre 1996 à janvier 2000. L'équipe de recherche était dirigée par la professeur Hanspeter Kriesi du Département de Sciences Politiques de l'Université de Genève, Faculté des Sciences Economiques et Sociales.

Cette recherche avait deux objectifs principaux:

- tester des hypothèses concernant les conditions d'apparition de réseaux criminels sur le territoire Suisse, dans le but de proposer des améliorations structurelles à certaines formes de contraintes publiques et privées (par exemple le droit, l'organisation judiciaire, etc.)

- déterminer de manière exploratoire, à l'aide de techniques classiques (analyse statistique) et novatrices (analyse de réseaux sociaux) les tendances, activités et structures internes des organisations criminelles agissant en Suisse.

Les hypothèses de départ étaient formulées ainsi :

Hypothèse 1: Si les contraintes (judiciaires, administratives, politiques, économiques et/ou associatives) sont faibles et les opportunités (augmentation abnorme de la masse de valeur à proximité de l'acteur et existence d'un tiers exclu) sont présentes, alors, il y aura apparition d'un réseau criminel.

Hypothèse 2: Les réseaux criminels exogènes (étrangers) favorisent l'apparition de réseaux criminels endogènes (Suisses).

Afin de proposer un test de ces hypothèses de départ, nous avons suivi une méthodologie en 4 points:

1. Inventaire: L'information de base n'étant disponible nulle part sous forme condensée, nous avons dû établir un inventaire des cas de réseaux criminels ayant agit en Suisse durant la période 1986-1999. Le critère d'entrée des cas dans la recherche était l'existence d'une procédure judiciaire ou administrative contre le réseau. Nous avons contacté l'Office Fédéral de la Statistique, tous les Conseillers d'Etat de Suisse ainsi que les responsables de l'Office Fédéral de la police et du Ministère Public afin de récolter cette information. Cette dernière a ensuite été documentée à l'aide d'un questionnaire standard pour nous permettre une première évaluation des cas. Nous avons réussi à en documenter 365.

2. Analyse statistique et typologie: Sur la base de ces 365 cas documentés, nous avons effectué des analyses statistiques poussées non seulement pour déterminer les tendances concernant les types de criminalités retenus (cf. liste mentionnée ci-après) mais également pour établir une typologie des différents réseaux criminels agissant en Suisse. Nous sommes ainsi arrivé à une différenciation en trois étapes, dépendante de l'origine des acteurs mais également de la taille et de la complexité des réseaux étudiés: les réseaux criminels nationaux, les réseaux criminels internationaux et les organisations criminelles.

3. Analyse de cas: Parmis ces différents types de réseaux criminels, nous en avons choisi 10 sur la base de critères de leur représentativité (choisis statistiquement par clusters), de leur utilité (choisis pour leurs caractères particulièrement difficiles) et de faisabilité destinés à être analysés de manière approfondie, non seulement en ce qui concerne leur structure interne et leurs modes de fonctionnement, mais également pour tester nos hypothèses. La masse d'information spécifiques nécessaires à ce travail de fouille étant considérable, nous avons donc du rechercher les détails au travers d'analyses approfondies de documents et par plusieurs interviews avec les principaux protagonistes des cas retenus.

4. Identification des structures de contrainte problématiques: Le but final de cette recherche n'étant pas uniquement d'apporter un regard neuf, actuel et académique sur les réseaux criminels agissant en Suisse mais également de servir à l'amélioration de la lutte contre ces phénomènes, nous avons, sur la base de l'analyse des réseaux et du test de nos hypothèses, établi une liste de points concernant l'organisation judiciaire et policière posant problème pour enfin proposer des éventuelles améliorations.

Cet article se concentrera principalement sur les points 2 et 3 de cette recherche, à savoir l'analyse des réseaux criminels proprement dits et plus particulièrement sur les organisations criminelles.

1.2 Les définitions et les sources:

Avant d'entrer dans le vif du sujet, il semble indispensable de proposer quelques observations concernant les sources utilisées ainsi que les définitions permettant de délimiter le sujet d'étude.

Nous avons travaillé sur deux types de sources, officielles et médiatiques. Il faut toutefois noter que le recours aux sources médiatiques n'a été effectif que dans l'examen de deux cas, dans le premier parce que les sources officielles étaient partiellement "polluées", et dans le deuxième parce que les sources officielles n'étaient pas totalement disponibles.

Ainsi, le 95% de nos sources sont officielles. En ce qui concerne la phase d'inventaire et de typologie, nous n'avons travaillé que sur des sources officielles, judiciaires ou administratives. Ces sources sont aussi bien des rapports de police, des commissions rogatoires internationales, des demandes Interpol, des comptes-rendu de jugements, des actes d'accusation, des rapports d'experts judiciaires, parlementaires ou financiers que des documents photo, audio et vidéo. Ces documents ont ensuite été complétés avec des interviews effectués de manière ouverte avec certains protagonistes des cas analysés (juges d'instruction, policiers, experts, accusés etc.). Nous avons également travaillé dans la phase d'inventaire sur la base de listings fournis par l'Office Fédéral de la Statistique. La documentation de certains cas a ensuite été complétée, pour l'analyse de structure et le test des hypothèses, par des documents confidentiels étrangers ainsi que par des relevés de presse étrangère ou nationale.

Concernant les définitions de la corruption et du crime organisé, nous n'avons pas eu la prétention de proposer des énonçés universels, ce qui n'aurait fait qu'en rajouter un à la longue liste déjà existante. Au travers de l'étude de la littérature existante, nous avons par contre proposé deux définitions opérationnelles.

Notre définition de la corruption a été obtenue suite à une réflexion sur le comportement, en y incluant aussi bien ce que l'on appelle communément la corruption privée et la corruption publique, tout comme la corruption comme relation entre deux ou plusieurs acteurs et la corruption sans corrupteurs. Nous avons retenu en dernière analyse l'approche de James C. Scott qui élimine les relativismes légaux et culturels ainsi: "Un régime donné peut être biaisé ou répressif; il peut constamment favoriser les intérêts, disons, d'une aristocratie, d'intérêts économiques forts, d'un groupe ethnique ou d'une seule région alors qu'il réprime les autres demandes, mais il n'est pas ipso facto corrompu jusqu'au moment où ses fins sont accomplies en violant les normes formelles de son autorité" (Scott 1972: 5). Dans cette conception formaliste ou "légaliste", il semble bien que la corruption soit un terme définissant un ensemble de comportements effectués en violant les normes auxquelles on est astreint. Ainsi, le vol commis par un voleur n'est donc pas de la corruption alors que le vol commis par un employé aux dépens de son employeur est une forme de corruption. Notre définition de la corruption devient donc: "l'obtention d'avantages indus par l'exercice du pouvoir conféré par la fonction que l'on occupe". Cette définition nous a donc permis d'appréhender non seulement les comportements qualifiés de corruption par la loi suisse, mais également toute une série d'autres comportements tout aussi dommageables, sinon plus, traités par la justice sous d'autres appellations.

Proposer une définition opérationnelle positive du crime organisé n'est pas une mince affaire. Nous avons voulu proposer une définition opérationnelle assez restrictive, afin de nous permettre de distinguer clairement entre organisations criminelles et autres groupes accomplissant des actes criminels. Nous nous sommes appuyés sur une conception entrepreneuriale dans l'exploitation de marchés criminels de manière coordonnée et stable pour faire ressortir la particularité principale des organisations criminelles par rapport à d'autres réseaux criminels. La vision entrepreneuriale du crime organisé semble toujours plus acceptée par de nombreux chercheurs (Reuter, Albini, Albanese, Catanzaro, Arlacchi, Ciconte, Finckenauer, Martens, etc.). Bien que ces derniers ne soient pas tous d'accord sur les conditions environnementales dans lesquelles les organisations criminelles agissent (ce qui conditionne grandement ensuite les modèles de compréhension du phénomène), nous avons tenté d'apporter une vision de cet environnement criminel la plus proche possible des faits. Nous assumons donc le fait que les organisations criminelles représentent la forme la plus structurée des réseaux criminels. Notre définition se concrétise comme suit: "l'organisation criminelle est un ensemble d'acteurs connectés entre eux de manière stable et structurée agissant de manière autonome dans le but de s'assurer un enrichissement maximal principalement par l'exploitation systématique et coordonnée d'opportunités criminalisée par le droit ou toutes autres formes de régulations (traditions, coutumes, etc.).

Ces définitions ont été proposées dans le but d'identifier de manière simple et opérationnelle les divers phénomènes criminels qui se trouvent mélangés dans la pratique.

Le critère d'entrée des cas dans la recherche était la présence d'une procédure judiciaire ou administrative à l'encontre d'un ou plusieurs membres du réseau criminel. A partir de nos définitions plutôt sociologiques et tenant compte de la nature de nos sources, nous avons tenté de traduire ces définitions en une série de comportements qualifiés pénalement, ce qui permet une identification aisée des cas. Nous avons donc retenu une série de 14 inculpations pénales:

art.140/138 CPS (Abus de confiance) ; art. 148/146 CPS (Escroquerie); art. 156 CPS (Extorsion et chantage); art. 159/158 CPS (Gestion déloyale); art. 168 CPS (Achat de voix); art. 251 CPS (Faux dans les titres); art. 260ter (Appartenance à organisation criminelle) ; art. 281 CPS (Corruption électorale); art. 288 CPS (Corruption); art. 305bis/ter (Blanchiment & crime organisé); art. 312 CPS (Abus d'autorité); art. 314CPS (Gestion déloyale des intérêt publics); art. 315 CPS (Corruption passive); art. 316 CPS (Accepter un avantage).

Cette liste était ouverte pour permettre d'accueillir d'autres types d'inculpations que nous n'avions pas répertorié dès le début. Nous avons par exemple reçu beaucoup de questionnaires remplis avec une ou plusieurs inculpations ajoutées concernant le trafic de drogue (art. 37 LFStup).

Les questionnaires ainsi récolté sur cette base, nous avons pu effectuer une analyse statistique des données rassemblées pour en extraire un aperçu des tendances concernant ces réseaux criminels agissant en Suisse, et plus particulièrement les organisations criminelles.

2. Aperçu des réseaux criminels agissants en Suisse

2.1 Remarques

L'analyse des tendances concernant les réseaux criminels représente un document de plus de 200 pages. Nous allons présenter ici l'essentiel concernant les organisations criminelles uniquement. Nous devons également faire remarquer que la plupart des tendances présentées ici concentrent en une seule vision des réseaux agissant ou ayant agit sur une période de 13 ans (de 1986 à 1999), voire plus. Si cette agrégation temporelle peut se révéler néfaste dans l'étude des petits réseaux qui sont fortement soumis aux fluctuations socio-économiques, elle semble être plutôt bénéfique dans l'étude des grands réseaux criminels, et particulièrement des organisations criminelles, qui sont elles beaucoup plus stables dans le temps. Certes, de nouvelles organisations ont fait leur entrée en Suisse alors que d'autres ont presque totalement disparu depuis. Il reste toutefois que ces organisations sont, pour la plupart, actives durant toute la période susmentionnée et que c'est à ce titre qu'il devient intéressant de dresser leur profil de manière a-temporelle.

Nous présenterons donc d'abord une analyse des réseaux criminels sur la base des informations récoltées par questionnaires pour ensuite se tourner vers les spécificités des organisations criminelles agissant en Suisse.

2.2 Analyse de tendances

Notre recherche de cas à mis en lumière deux types de criminalités assez différents qui, sur la durée, deviennent ou restent complémentaires: la micro-criminalité et la macro-criminalité. La première est constituée de petits délits sans véritable réseau ou infrastructure logistique alors que la seconde rentre directement dans notre champ de recherche. Par choix, nous avons décidé dès le début de la recherche de privilégier les seconds au détriment des premiers. Ce choix s'est non seulement traduit par une volontaire sur-représentation des cas concernant les grands réseaux criminels (macro-criminalité) et par l'analyse approfondie de ces réseaux-là uniquement. Ce choix a été effectué suivant une logique pratique. Etablissant au travers de la recherche un outil de travail à destination des décideurs politiques et administratifs ainsi que des personnes impliquées sur les fronts policiers et judiciaires, il nous est apparu rapidement que les grands réseaux étaient ceux qui posaient aux autorités le plus de problèmes. En concentrant nos efforts sur ce type de criminalité particulier, nous avons donc eu l'objectif de rendre un outil de travail utile à nos mandataires.

A) La nature des réseaux criminels

La nature d'un réseau criminel peut être appréhendée au travers de différents indicateurs, notamment le nombre d'acteurs participant au réseau, la fréquence de leurs actions délictueuses et la provenance de la majorité de ces acteurs. On peut également y mentionner le statut des acteurs eux-mêmes. Ces variables se combinent entre elles pour donner une "photographie" du réseau criminel, non pas sur sa structure propre, mais plutôt sur ses acteurs.

Le nombre d'acteurs impliqués est représenté dans le Tab. 1. On remarquera immédiatement la prépondérance des petits réseaux criminels (entre 1 et 3 participants) qui forment plus de la moitié du total. En revanche, les cas impliquant beaucoup d'acteurs sont peu nombreux, ce qui ne diminue en rien leur danger. Ce sont en effet ces réseaux-là qui posent le plus de problèmes aux investigateurs parce qu'il s'agit de structures et non plus d'acteurs plus ou moins isolés et identifiables. Dans ce genre de structures, le lien entre le délit et le bénéficiaire du délit devient toujours plus ténu ce qui n'est pas le cas dans des réseaux plus petits.

Tab.1 Nombre d'acteurs des réseaux répartit par classes

Classes

Nbre de cas

% du total

un participant

95

26.2

2 et 3 participants

95

26.2

4 et 5 participants

38

10.5

de 6 à 10 participants

30

8.3

de 11 à 20 participants

30

8.2

de 21 à 30 participants

21

5.8

de 31 à 50 participants

31

8.5

de 51 à 100 participants

11

3.0

de 101 à 500 participants

8

2.2

plus de 500 participants

4

1.1

Total

363

99.5

NB : 2 cas manquants: Erreurs dans le remplissage des questionnaires.

La combinaison entre le nombre de participants et la fréquence d'actions des réseaux criminels permet de donner une idée plus précise des dangers que représentent les grands réseaux, lesquels agissent de manière plus systématique (Tab 2):

Tab. 2: Nombre d'acteurs suivant la fréquence des activités du réseau

 

de 1 à 3 act.

de 4 à 20 act.

plus de 20 act.

Total
Systématique nb

75

62

68

205

%

39.9

63.3

90.7

56.8

Ponctuelle nb

113

36

7

156

%

60.1

36.7

9.3

43.2

Total nb

188

98

75

n=361

%

100.0

100.0

100.0

100.0

N.B : Manquent 4 cas dû à des remplissages approximatifs.

Les grands réseaux sont également plus complexes à appréhender que les petits puisqu'ils impliquent des acteurs de différents statuts (Tab. 3). On voit ainsi que les petits réseaux sont surtout l'apanage de personnes, des réseaux "moyens" impliquent plus souvent des sociétés, alors que les grands réseaux combinent à la fois des personnes morales et physiques. Ainsi, si les petits réseaux sont largement sur-représentés, il semblerait que ce ne sont pas eux qui posent les plus grands dangers et les plus gros problèmes, puisqu'ils sont généralement peu complexes. En revanche, les grands réseaux plus ou moins organisés impliquant beaucoup d'acteurs hétérogènes sont beaucoup plus difficiles à appréhender.

Tab.3: Répartition des statuts des acteurs par la taille du réseau

    de 1 à 3 act. de 4 à 20 act. plus de 20 act. Total
Pers. physiques nb

148

54

33

235

%

78.7

55.1

44.0

65.1

Pers. morales nb

16

21

10

47

%

8.5

21.4

13.3

13.0

Pers. physiques et morales nb

24

23

32

79

%

12.8

23.5

42.7

21.9

Total nb

188

98

75

n=361

%

100.0

100.0

100.0

100.0

N.B : Manquent 4 cas (remplissages approximatifs de questionnaires).

Ces réseaux, grands et petits, ont des provenances très diverses. On retrouve en Suisse des cas provenant de la quasi-totalité des pays de la planète, ce qui en fait un poste d'observatoire par excellence. Toutefois, la répartition des petits et grands réseaux par pays impliqués montre immédiatement d'où vient le problème (Tab. 4):

Tab.4: Répartition des cas suivant les pays de provenance des participants

Pays

Nbre de cas

Gd réseaux (+ 20 acteurs)

Pt réseaux (- 20 acteurs)

Suisse

134

1

133

Italie

60

32

28

France

34

13

21

Russie

21

17

4

USA

19

16

3

Allemagne

17

4

13

Belgique

16

10

6

Colombie

15

13

1

Europe (autre)

13

8

5

Yougoslavie

13

1

12

Europe de l'Est

12

7

5

Liban

12

3

9

Turquie

10

3

6

Autriche

9

3

6

Luxembourg

8

5

6

Angleterre

8

5

2

Maghreb

7

2

3

Asie Mineure

7

3

5

Canada

7

4

4

Hollande

7

4

3

Espagne

7

5

3

Amérique du Sud

6

4

2

Portugal

6

1

5

Israël

6

4

2

Maroc

5

3

2

Albanie

5

5

0

Amérique centrale

4

1

3

Afrique centrale

4

1

3

Venezuela

4

2

2

Extrême Orient

3

1

2

Autres

12

2

10

Le total du nombre de cas (491) est plus élevé que le total des cas (365) puisqu'un cas peut être présent dans plusieurs pays.

Ce tableau nous montre que les grands réseaux proviennent avant tout de régions où la criminalité organisée est endémique (Italie, Russie, USA, Turquie, Liban) avec certaines exceptions, dûes au fait que ces grands réseaux, notamment russes, sont très internationaux et impliquent souvent des pays comme la Belgique, le Luxembourg et l'Angleterre. D'autre part, on peut également remarquer que les réseaux criminels agissant en Suisse proviennent d'abord de pays limitrophes - notamment l'Italie, la France et l'Allemagne - mais également de pays importants tels que la Russie et les Etats-Unis. Les pays orientaux (le Liban, la Turquie et même l'Albanie et l'ex-Yougoslavie) sont bien représentés en Suisse, d'une part pour des raisons historiques, mais également à cause de l'afflux de saisonniers et de réfugiés.

B) L'impact des réseaux criminels en Suisse

Cet impact peut être appréhendé de plusieurs manières. A nouveau, les informations contenues dans nos questionnaires nous offrent plusieurs possibilités. L'impact en tant que tel peut être compris de manière simplifiée comme une évaluation de la quantité et de la qualité des interventions de réseaux criminels en Suisse. Pour appréhender cet impact, nous bénéficions de deux indicateurs particuliers: les secteurs d'activités touchés et les cantons dans lesquels ces derniers déploient leurs activités.

Les secteurs d'activités ont été regroupés en branches économiques spécifiques. L'implication des réseaux criminels dans ces branches ne constitue par vraiment une surprise puisque c'est dans le secteur financier que les réseaux criminels qui nous intéressent ici sont les plus actifs (Tab.5):

Tab.5: Fréquences d'apparition des branches économiques

Secteurs d'activités

% du total

Finance

62.5

Privés

36.7

Publics

30.4

Autres

18.6

Construction

9.9

Exportations

4.4

N=365

Dans le cas de la finance, la banque arrive largement en tête (166 cas sur 365) suivie de l'ensemble des activités para-bancaires et de bancassurance (gestion de fortune, fiduciaires, avocats/notaires, agents de change, assurances, etc.). L'importance des secteurs privé et surtout public s'explique par la prépondérance statistique des petits réseaux impliquant uniquement des Suisses. D'autre part, il est évident que plusieurs secteurs peuvent se regrouper dans un seul cas, c'est pourquoi nous n'avons pas mentionné le nombre total pour chaque branche économique. Nous avons également remarqué que non seulement les grands réseaux étaient plus actifs que les autres dans les secteurs financiers et surtout para-bancaires, mais qu'il existait également des tendances stables dans l'utilisation des services financiers de différentes natures suivant la provenance des réseaux criminels. On peut ainsi dire que si les réseaux provenant de France utilisent de manière prépondérante la banque comme lieu de leur activité en Suisse, les réseaux colombiens, américains ou russes tendent à se sophistiquer en faisant appel à des compétences qui sortent de la banque pour aller vers celles de services plus spécialisés (gestions de société, assurances, agents de change, avocats/notaires etc.).

La répartition des cas entre cantons suit la même logique. Nous pouvons distinguer trois catégories de cantons. Tout d'abord les "poids lourds": Zürich, Genève, le Tessin et Vaud.

Ensuite, les "poids moyens": Valais, Zug, St Gall, Neuchâtel, Lucerne, Berne, Fribourg, Argovie et Bâle-ville.

Finalement, les "poids légers": les deux Appenzell (Rhodes intérieures et extérieures), Bâle-campagne, Glaris, les Grisons, le Jura, Nidwald, Obwald, Soleure, Schaffhouse, Schwytz, Thurgovie et Uri.

En conclusion, l'impact des réseaux criminels sur la Suisse semble se limiter à des secteurs spécifiques et sur des cantons bien identifiés. On peut toutefois noter certaines tendances inquiétantes de dispersion des grands réseaux criminels sur le territoire et l'implication de secteurs d'activités économiques plus domestiques, comme la construction ou le divertissement.

3. Analyse de réseaux criminels représentatifs

3.1 Méthodes d'analyse des réseaux criminels

Il est très difficile de "reconnaître" la présence ou même l'existence d'une organisation criminelle lorsqu'on est devant un ensemble de faits dont la nature et les interconnexions ne sont pas forcément évidentes.

La reconnaissance de la présence d'une organisation criminelle est rendue difficile par le fait que notre perception de leurs actions ne se fait qu'au travers de "coups" dont la mise en relation devient rapidement très compliquée, voire aléatoire. De plus, lorsqu'une organisation criminelle effectue des opérations sur des marchés et dans des activités très diversifiées (drogue, prostitution, trafic d'arme, chantage et extorsions, détournements de fonds publics, blanchiment, trafic de cigarettes etc.), les coups se mélangent parfois avec une telle rapidité et une telle étendue géographique qu'il devient extrêmement difficile de reconnaître un ensemble cohérent dans une grande marmite où se mélangent tous les faits. Certains programmes informatiques comme "ibase", "ilink", ou encore "harlequin" permettent déjà d'établir des bases de données projetant graphiquement l'étendue du réseau et ses multiples connexions. L'usage de cet outil est à peu près généralisé et devrait servir à établir des stratégies d'enquête efficace. Malheureusement, les représentations proposées par ces outils informatiques sont encore trop dépendantes de la personne qui les construit. D'autre part, les algorithmes permettant une représentation automatique depuis la base de données sont encore trop primitifs car ils rendent les graphiques complexes totalement illisibles. Ces outils informatiques donnent toutefois la possibilité de représenter graphiquement un réseau interconnecté de faits et d'acteurs différents, pour finalement réussir à établir l'existence d'une organisation criminelle ou d'un réseau criminel d'un autre type étendu et complexe.

La reconnaissance d'une présence d'organisation criminelle est souvent facilitée, dans les documents judiciaires comme dans d'autres documents (articles, livres, rapports officiels) par l'existence d'un nom spécifique agissant comme une marque déposée. Le nom, bien que desservant l'organisation criminelle puisque la rendant reconnaissable par des tiers, lui est toutefois utile puisqu'il permet une reconnaissance également à l'intérieur de l'environnement criminel, qui est flou et empreint de suspicion.

Il faut également noter que ces noms sont souvent donnés soit par les enquêteurs eux-mêmes, soit par les autres groupes criminels, mais rarement par l'organisation en question (à l'exception peut-être des organisations criminelles asiatiques que nous n'avons pas pu étudier dans notre ensemble de cas, vu le manque de présence ou d'informations à leur sujet), laquelle préfère choisir des noms beaucoup plus génériques (comme cosa nostra par exemple). D'autre part, l'existence de noms est également aléatoire dans la mesure où, dans certains cas, ils deviennent très flous et recouvrent une multitude de réalités. Cela est particulièrement le cas des organisations criminelles provenant de l'Europe de l'Est (p.ex. la "mafia russe"), dont certains possèdent des noms, mais dont personne ne sait où se situe leur frontière. Ceci est principalement dû à leur relative "nouveauté".

Nous avons travaillé de manière systématique sur les dossiers de police et de justice afin d'en tirer le maximum d'informations. Notre procédure s'est effectuée en 6 étapes:

1- lecture du dossier

2- recherche et lecture des dossiers connectés

3- réalisation d'une banque de données concernant les acteurs, faits et liens entre eux

4- réalisation d'une représentation graphique avec "i2"

5- réalisation d'un systéme de sociomatrices sur la base des informations récoltées

6- analyse des représentations graphiques et des indices tirés des sociomatrices.

Cette méthode de travail nous a permi d'obtenir des résultats non seulement sur l'historique et les modus-operandi utilisés par les réseaux criminels, mais également sur la structuration interne et la comprhension des trafics développés par ces organisations.

3.2. L'organisation interne: quelques résultats

L'analyse de réseaux, dans la mesure ou les informations sont disponibles, montre que les organisations criminelles sont composées de multiples cliques ou de "sous-réseaux" de forme étoilée, connectés de manière plus "lâche" entre eux, chacun ayant soit des tâches spécifiques, soit un ensemble de tâche similaire aux autres sur une répartition géographique ou temporelle différente.

Chaque sous-réseau fonctionne comme une "franchise" plus ou moins contrôlée par le centre. Dans toutes les organisations criminelles que nous avons représenté à l'aide de socio-matrices, il est apparu une différenciation structurelle récurrente, à savoir d'une part un noyau dur "directionnel" et une multiplicité de sous-réseaux "opérationnels". L'organisation criminelle "moderne", qu'elle soit russe, italienne ou latino-américaine semble ainsi fonctionner en système de délégation, ce qui leur permet de récolter un maximum de bénéfices sans devoir dépenser des sommes d'argent et d'énérgie faramineuses pour contrôler le tout de manière centralisée. Chaque sous-réseau peut donc être affilié de manière plus ou moins forte à une organisation centrale dont la puissance provient non seulement de ses autres affiliés mais également de ses connexions avec d'autres organisations criminelles locales ou internationales. Chacun est ensuite utilisé pour ses compétences selon des modalités correspondant aux besoins des deux partenaires. La Suisse est ainsi utilisée de manière extensive par certains sous-groupes qui s'occupent soit de blanchiment soit de protection, en organisant et gérant les contacts pour ensuite présenter leurs résultats au centre de l'organisation.

Il est également apparu qu'il était possible de distinguer, tout comme dans le monde de l'entreprise, des organisations criminelles "majeures" et des organisations criminelles "mineures". La différence se tient dans les alliances conclues pour garantir une certaine puissance à la fois économique et physique. La plus grande caractéristique des organisations criminelles "majeures" est la puissance de feu à disposition, laquelle est "prêtée" par alliances, à des organisations criminelles "mineures" qui assurent ainsi leurs propres protections contre de substantiels dividendes. Le jeu d'alliances entre organisations criminelles, qui est différent du jeu d'affiliation entre groupes, permet une meilleure coordination des activités et la conservation d'un potentiel de violence intact, parfois même augmenté.

Le jeu d'alliances entre mineures et majeures s'intègre parfaitement dans la logique des affiliations qui permettent également une meilleure protection du centre vis à vis des délits commis sur le terrain. Mais ce jeu d'alliances et d'affiliation augmente également de manière significative à la fois le potentiel des organisations, puisqu'elles trouvent, par le relais de leurs partenaires, d'autres sous-réseaux fiables auxquels elles n'auraient pas eu accès autrement, mais également la complexité de l'ensemble, puisqu'il devient très difficile de déterminer avec précision "qui fait quoi avec qui". Un sous-groupe spécialisé, par exemple, dans le trafic de métaux précieux (comme présenté dans la Fig.1) peut parfaitement travailler séquentiellement ou simultanément avec plusieurs organisations criminelles, ou avec plusieurs autres sous-groupes spécialisés (dans le blanchiment sur tel territoire par exemple).

Toutefois, dans un environnement extrêmement mouvant et suspicieux, ces alliances sont très difficiles non seulement à construire, mais également à stabiliser dans le temps. Il est donc beaucoup plus fréquent de trouver des alliances entre une "majeure" et une ou plusieurs "mineures" que des alliances entre "majeures", lesquelles sont beaucoup plus dévastatrices.

Dans cet environnement de faits très complexes, autant l'enquêteur que le chercheur doit avancer de manière très lente et effectuer de nombreux recoupements afin de détecter la présence d'organisations criminelles, lesquelles sont d'ailleurs très mouvantes, naissant et disparaissant parfois sans laisser de trace pour réapparaître sous une autre appellation à un autre endroit et / ou quelques temps plus tard.

On remarque alors que les acteurs suisses sont relativement groupés suivant des mécanismes très précis et réguliers qui permettent au réseau de s'infiltrer en Suisse de manière très anodine et relativement discrète. L'entrée d'une réseau criminel en Suisse s'effectue au travers de relais qui introduisent les représentants de l'organisation vers les personnes ou sociétés qui fournissent les compétences qui leurs sont nécessaires. Dans ce cas l'intermédiaire était un banquier italo-suisse qui a fait profiter de ses relations à un ami de longue date qui se trouvait être le responsable des opérations de blanchiment de cette famille mafieuse. Par la suite, ce responsable ainsi que ses acolytes ont pu se passer des services de leur intermédiaire pour tisser d'autres contacts et d'autres liens avec des personnes qui leur étaient présentés par celles présentées par l'intermédiaire et ainsi de suite. Les relations d'affaire sont une excellente entrée en matière puisque le mafieu se présente comme client (généralement important) et possédant de bonnes références (présentés par des amis ou d'autres partenaires ou connaissances). Ces relations d'affaire permettent de tisser le premier contact fiable à moindre frais, pour ensuite permettre aux organisations d'augmenter la fiabilisation de leurs partenaires en la testant, sous forme de cadeaux, de voyages, de soirées etc. Les processus sont exactement les mêmes dans tous les cas analysés, avec quelques légères différences en ce qui concerne la nature des intermédiaires. Ces derniers sont les éléments les plus importants dans l'introduction des organisations et réseaux criminels en Suisse.

Ces processus d'infiltration s'appuient tous, sans exception, sur des relations d'affaire lesquelles s'appuient à leur tour sur des contacts personnels fiables. La nature de ces intermédiaires peut naturellement changer, suivant la présence ou l'absence de contacts "amicaux" fiables en Suisse. Dans le cas des organisations russes, par exemple, l'absence de tels contacts préliminaires a fait que les premiers contacts se sont passés directement entre mafieux et Suisses, lesquels ont ensuite assumé le rôle d'intermédiaires par leurs contacts nombreux et important au sein des "establishments" cantonaux. On retrouve ainsi un fort nombre de pluri-administrateurs factices qui jouent le rôle d'intermédiaires entre les organisations mafieuses et les institutions bancaires et financières suisses nécessaires aux opérations de blanchiment. Ces premiers contacts ont entre autre été facilité par l'appui "pseudo-officiel" dont disposaient ces organisations criminelles russes, lesquelles incitaient naturellement à la confiance et au respect. On retrouve également ce deuxième type de contact dans d'autres réseaux (plus généralement les réseaux de corruption internationaux) où les garants de la relation sont des responsables politiques bien connus. Le contact suisse ne peut ainsi pas refuser une telle opportunité présentée avec de telles garanties lorsque le ou les échanges sont "supervisés" soit par des grandes multinationales, soit par des chefs d'Etat ou de gouvernement.

3.3 Régularités suisses

En analysant les techniques d'infiltration des organisations et autres réseaux criminels mis en place afin d'utiliser les compétences d'entreprises suisses, nous sommes tombés sur trois types de régularités étonnantes.

A) Les moyens d'infiltration

Une des questions centrale à toute recherche dans ce domaine se réfère aux moyens par lesquels on peut amener quelqu'un à faire quelque chose d'illégal. Sans entrer dans des mécanismes psychologiques, nous avons pu déterminer, lors de l'analyse de nos 10 cas retenus, que les infiltrations se réalisaient en plusieurs stades qui diffèrent suivant les capacités dont disposent l'organisation ou le réseau et les contacts préétablis dont il peut disposer en Suisse, mais qui suivent grosso modo les mêmes schémas d'action.

Ces schémas d'actions sont d'ailleurs applicables dans tous les pays ou zones géographiques tant ils se ressemblent éliminant ainsi les frontières culturelles.

Le passage d'une zone "blanche" (économique légale) à une zone "noire" (économie illégale) s'effectue par la désormais connue "zone grise". Tout en étant un concept très commode pour expliquer un ensemble de réalités et de mécanismes très peu connus, cette "zone grise" de l'économie mondiale agit comme une zone franche dans laquelle agissent une multitude d'acteurs légaux qui ne doivent leur légalité qu'aux différences législatives applicables d'un territoire à l'autre. Cette "zone grise" concentre l'attention d'un ensemble d'acteurs légaux qui trouvent ainsi le moyen d'agir de manière à contourner les lois puisque c'est dans cette zone que la légalité a le moins de sens. Que ce soient les gouvernements, les entreprises multinationales ou nationales d'une certaine importance, les mouvements spirituels ou religieux, tous utilisent parfois abondamment ces "acteurs libres" qui gravitent entre le légal et l'illégal. Toutefois, ces acteurs sont également très sollicités par des entreprises illégales (réseaux criminels et organisations criminelles) afin de leur ouvrir le chemin en sens inverse: de l'illégal au légal. Ces acteurs fonctionnent ainsi comme des "portes" qui s'ouvrent aussi bien d'un côté que de l'autre et permettent l'interaction de deux environnements très différents, voire antithétiques.

En Suisse, on recense au moins 2000 acteurs de cette sorte, qui facilitent la pénétration de l'économie légale par les organisations et autres réseaux criminels, suivant des schémas d'action qui suivent des relations de confiance pré-établies ou créées de toutes pièces.

B) Provenance et établissements suisses

Toutes les organisations criminelles que nous avons analysées ont révélé avoir des "têtes de pont" stables. Non seulement les mêmes organisations travaillent presque exclusivement avec les mêmes partenaires suisses, mais les autres organisations de même provenance travaillent également avec ces mêmes partenaires suisses. Ainsi, les réseaux italiens ont une préférence pour certains instituts bancaires genevois et luganais dont nous ne pouvons malheureusement pas citer les noms ici, alors que les organisations colombiennes ou russes travaillent en majeure partie avec d'autres établissements bien précis. Même au sein des grandes banques suisses ( UBS et Crédit Suisse), on remarque une certaine préférence dans le choix des succursales suivant la provenance des réseaux criminels. La régularité est étonnante au point qu'elle pourrait aider à la recherche de fonds litigieux dans le cadre de commissions rogatoires internationales. Lorsqu'on sait par exemple qu'il s'agit d'une organisation russe, on pourra ainsi aller regarder d'abord dans tel ou tel institut de crédit en limitant ainsi la dispersion des efforts de recherche.

Ces "têtes de pont" sont soit des individus possédant déjà des liens de confiance avec le réseau ou l'organisation criminelle, généralement par des origines communes (diaspora), soit des individus qui "louent" leurs services aux réseaux ou organisations criminelles. Ces derniers sont d'ailleurs très intéressants car il s'agit au sens propre "d'agents libres", de prestataires de services d'un type tout à fait particulier. Leur reconnaissance acquise dans le "milieu" favorise par la suite leur ascension économique ainsi que leur puissance économique, politique et sociale. Bien que toujours très discrets (à part deux ou trois exceptions), ces acteurs représentent la plus grande menace puisqu'ils sont susceptibles d'apparaître n'importe où et n'importe quand suivant les opportunités présentes. D'autre part, leur position particulière font qu'ils sont mieux à même que d'autres acteurs non seulement de reconnaître mais également de saisir ces dites opportunités.

C) Réseaux criminels et modus-operandi

Cette forme de régularité dans les préférences est accompagnée par une certaine régularité dans les manières d'agir ou les modus operandi. Il semble que ces derniers soient moins influencés par la provenance géographique des réseaux criminels que par "l'ancienneté" du réseau et sa capacité à intégrer les nouvelles techniques et technologies apparues depuis 1950. Ainsi, si les organisations et réseaux criminels français semblent s'être arrêtés au niveau de la valise à billets, éventuellement au transfert de fonds, les autres organisations ont été profondément marquées par les évolutions technologiques, principalement dans le domaine de la communication, telles qu'elles étaient au moment de leur apparition dans l'environnement criminel. On remarque ainsi que les organisations ayant été créées durant les années 1990 - principalement les russes - maîtrisent parfaitement toutes les techniques de communication et notamment les avantages d'Internet, des réseaux de communication satellitaires et des techniques de piratage informatique, ce qui n'est pas le cas d'autres organisations ayant été à leur apogée plus tôt, durant les années 80. Les organisations italiennes sont les seules qui, à notre connaissance, ont su s'adapter sans devoir "céder la place". Ceci s'explique par leur grande internationalisation et par les contacts qu'elles ont su tisser très tôt avec les organisations émergeantes, asiatiques, russes ou latino-américaines. Ces différents modus-operandi ont une relation directe avec la complexité du réseau en général et dans la gestion de celui-ci en particulier. La maîtrise des nouveaux instruments de communication permet naturellement une meilleure gestion d'ensembles toujours plus diversifiés autant sectoriellement que géographiquement.

La stabilité des contacts et des modus-operandi est probablement due au besoin des organisations criminelles et autres réseaux de limiter au maximum les coûts de gestion (ne pas avoir trop d'intermédiaires) et de s'assurer de leur fiabilité et ces coûts sont systématiquement réduits par les innovations technologiques.

4. Conclusions

Le risque existe déjà de voir l'économie et certaines tâches publiques suisses dépendantes du bon vouloir de quelques organisations criminelles qui, ayant noyauté de manière tellement intensive le système même de la gestion publique et privée qu'il devient impossible de s'en passer. Plusieurs cas de ce type se sont présentés en France, en Italie, en Allemagne ou aux Etats-Unis. En France, certains responsables politiques régionaux se sont soudain vu confrontés à un choix entre l'acceptation de facto de l'influence d'organisations criminelles ou un chômage important touchant quelques centaines de familles. En période de crise financière, ce choix est vite réglé, le chômage étant plus dangereux politiquement que l'impunité accordée à des groupes criminels. La Suisse aurait tort de se croire à l'abri de telles situations cornéliennes. Elles ont déjà existé, existent encore et existeront toujours plus dans le futur. L'Etat et le citoyen deviennent ainsi les otages d'une oligarchie criminelle qui impose ses problématiques et ses solutions, aussi bien dans les secteurs publics que privés.

La Suisse est d'une part trop petite, trop morcelée, trop mal équipée et trop isolée, et d'autre part trop utilisée par les réseaux criminels de tout poil pour espérer que ses organes judiciaires et policiers pourraient remplir les missions qui leur ont été confiées par le législateur.

La structure socio-économique suisse présente des caractéristiques qui en font un lieu idéal pour les agissements de ces réseaux. La présence soutenue de réseaux clientélaires, patrimonialistes ou de copinage, quel que soit le nom qu'on leur donne, au sein de chaque canton sans exception favorise une forme oligarchique de gestion des affaires publiques et donc de la justice. Le fait que la justice ne soit pas et n'ait jamais été prévue pour lutter contre la "criminalité des puissants" perdure par l'implication "d'oligarques" dans des réseaux criminels, lesquels par leur influence, peuvent étouffer toute velléité judiciaire en mettant les enquêteurs sous pression. La justice est ainsi remplacée par la procédure, laquelle est évidemment beaucoup plus aisée à manier et à détourner.

Il faut également cesser de considérer le droit et la création de normes juridiques comme une solution. Le droit est au mieux une partie de la solution, et au pire une partie du problème. Le droit ne sert strictement à rien sans que ne soient donnés aux enquêteurs les moyens de l'appliquer. En effet, tous les services juridico-administratifs souffrent du manque chronique de moyens en personnels et en compétences techniques. Ce manque est dû en partie à l'absence de filières de formation, mais surtout à la sous-allocation de ressources qui dépendent directement des pouvoirs politiques. L'inadéquation des moyens généraux pour répondre aux tâches judiciaires assignées par le législateur reflète l'inadéquation totale entre les volontés de ce même législateur et les moyens qu'il met à disposition pour garantir le respect des normes qu'il crée. L'inadéquation est telle dans presque tous les pays d'Europe qu'on en arrive à se demander si les normes édictées concernant les grands réseaux criminels ne sont pas volontairement que de la poudre aux yeux de la population. Il est clair que l'Etat agit dans plusieurs domaines parfois très différents et qu'il doit faire toujours plus avec toujours moins. Dans le cas des Etats de droit, il s'agit moins du droit lui même que des moyens mis en oeuvre pour le faire respecter. Ce manque de moyens a donc un effet immédiat en créant une justice à deux vitesses, puisque les grands réseaux criminels ont statistiquement moins de chance d'être inquiétés par la justice que les petits réseaux ou les individus isolés.

Force est de constater que nous sommes actuellement dans cette situation et ce malgré la ténacité et l'abnégation de certains enquêteurs qui semblent soutenir à bout de bras la réalité d'un système démocratique. Nicolas Giannakopoulos

Copyright- octobre 2000- Giannakopoulos / www.diploweb.com

 
    Plus avec www.diploweb.com  
   

A consulter:

. "Les "boîtes noires" de la mondialisation financière", par B. Bertossa, B. Dejemeppe, Eva Joly, Jean de Maillard, Renaud Van Ruymbeke, in "Le Monde", 10 mai 2001, p. 17. Ils écrivent notamment :"Le quasi-monopole de fait des chambres de compensation et des services de routage financier, ainsi que la traçabilité des flux de capitaux sont les moyens par lesquels le contrôle serait possible, si on voulait l'exercer. [...] Une solution parmi d'autres consisterait à placer ces institutions sous le contrôle d'une organisation internationale qui pourrait jouer le rôle du courtier de confiance. Un progrès capital serait accompli dans la réconciliation entre la finance et la démocratie."

Bibliographie, proposée par N. Giannakopoulos

. Albini J.L. (1971), "The American Mafia: Genesis of a Legend", New York NY, Irvington.

. Albanese J. (1996), "Organized crime in America" (3rd edition), Cincinnati, Anderson Pub.

. Albanese J. (1995), "Contemporary issues in organized Crime", New York, Criminal Justice Press

. Arlacchi P. (1986), "L'éthique mafiosa et l'esprit du capitalisme", Grenoble, PUG

. Arlacchi P. (1983), "La mafia imprenditrice", Bologna, Il Mulino

. Briquet J.-L. (2000), "Les mafias", dossier coordonné par J.-L. Briquet, "Politix",n°49, éd. Hermès science publications.

. Catanzaro R. (1991), "Il delitto come impresa", Milano, Rizzoli.

. Catanzaro R. (1991), "Cosche-Cosa nostra: les structures organisationnelles de la criminalité mafieuse en Sicile", in "Culture et Conflit", No3, Paris, L'Harmattan, pp.9-24.

. Ciconte E. (1996), "Processo alla ‘Ndrangheta", Bari, Laterza.

. Ciconte E. (1994), "Ludovico Ligato", Tranfaglia N., in "Cirillo, Ligato e Lima; Tre storie di mafia e politica", Bari, Laterza.

. Ciconte E. (1992), "'NDrangheta dall'unità a oggi", Roma-Bari, Laterza.

. Finckenauer J.O. et Waring E.J. (1998), "Russian mafia in America", Boston, Northeastern University Press.

. Gambetta D. and Reuter P. (1995), "Conspiracy Among the Many: the Mafia in Legitimate Industries", in Fiorentini G. and Peltzman S., in "The Economics of Organized Crime", Cambridge MA, Cambridge University Press, pp. 116-39.

. Gambetta D. (1992), "La mafia siciliana", Torino, Einaudi Paperbacks.

. Goldstock R., Thacher D.T., Marcus M. and Jacobs J.B. (1990), "Corruption and racketeering in the New York City industry", Final report to Gov. Mario M. Cuomo from the NY State Organized Crime Task Force, NY, NY University Press.

. Kelly R.J., Chin K. et Schatzenberg R. (1994), "Handbook of Organized Crime in the United States", London, Greenwood.

. Martens F.T. (1999), "New Russians, Old Cons, and the Transition to a Market Economy: Reflections from Abroad", in "IASOC", vol.13, no1.

. Reuter P. (1983), "Disorganized Crime: the Ecomonics of the Visible Hand", Cambrige MA, MIT Press.

. Reuter P. (1992), "Collecting Garbage in New York: Conspiracy Among the Many", Washington DC: "The Rand Corporation", August 1992.

. Schelling T.C. (1971), "What is the business of Organized Crime ?", in "Journal of Public Law", 20, pp.71-84, reprinted in Schelling T.C. (ed) (1984), "Choice and Consequences", Cambridge MA, Harvard University Press, pp. 179-94.

. Scott J.C. (1972), "Comparative Political Corruption", Engelwood Cliffs, NJ, Prentice Hall.

 
     

Biographie de Nicolas Giannakopoulos, chercheur, fondateur de l'Observatoire du Crime Organisé

 
    Diplômé en Science Politique.

Chercheur à l'Université de Genève, en Suisse.

Co-directeur de la recherche "Crime Organisé et Corruption en Suisse", financée par le Fonds National pour la Recherche Scientifique de décembre 1996 à janvier 2000. L'équipe de recherche, composée de Nicolas Giannakopoulos et de Pascal Auchlin, était dirigée par le Professeur Hanspeter Kriesi du Département de Sciences Politiques de l'Université de Genève, Faculté des Sciences Economiques et Sociales.

Directeur d'Inside. CO SA (Suisse) : http://www.insideco.net 

Fondateur de l'Observatoire du Crime Organisé, une Fondation de droit Suisse.

 
       

 

  Recherche par sujet   Ecrire :P. Verluise ISIT 12 rue Cassette 75006 Paris France
       

Copyright-octobre 2000- Giannakopoulos / www.diploweb.com

La reproduction des documents mis en ligne sur le site www.diploweb.com est suspendue à deux conditions:

- un accord préalable écrit de l'auteur;

- la citation impérative de la date de la mise en ligne initiale, du nom de famille de l'auteur et du site www.diploweb.com .

Pour tous renseignements, écrire : P. Verluise ISIT 12 rue Cassette 75006 Paris France