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Les élections de 2002 en ex-Yougoslavie : un sérieux avertissement pour l'Occident

par Georges-Marie Chenu, Ministre plénipotentiaire hors cadre

 

La passivité et l'inconséquence européennes ont nuit à tous les candidats qui défendaient le multiethnisme et l'ouverture internationale. Après cette suite d'élections, le paysage politique est miné par la vitalité des formations nationalistes et indépendantistes.

Biographie de l'auteur en bas de page

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  En septembre et en octobre 2002, les hasards des calendriers institutionnels ont fait se succéder cinq élections dans quatre pays de l'ex-Yougoslavie. 16 millions de personnes étaient concernées, soit près d'un tiers des habitants des Balkans.

Les enjeux étaient importants : parlementaires en Macédoine et Monténégro ; présidentiels en Serbie ; municipaux au Kosovo ; institutions centrales et régionales en Bosnie-Herzégovine.

On envisageait des résultats encourageants. Les armes se sont tues. Plusieurs engagements de paix ont été conclus, le dernier en Macédoine (Accord d'Ohrid, août 2001). Les grands leaders ethniques et nationalistes - Franjo Tudjman, Alija Izetbegovic, Slobodan Milosevic - ne sont plus aux commandes. L'Organisation du Traité de l'Atlantique Nord (OTAN), l'Union européenne (UE) et l'Organisation des Nations Unies (ONU) sont engagées sur place dans les domaines essentiels : militaire, financier, administratif…etc. Tous les embargos et ostracismes ont été levés.

Des résultats décevants

Malgré cet environnement favorable, les résultats de ces élections sont préoccupants. Deux notes positives, toutefois, avec l'absence de contestations sérieuses des chiffres proclamés et aussi l'absence de violences graves; à l'exception d'un sanglant règlement de compte entre albanais kosovars dans la ville de Suva Reka.

Les enjeux politiques étaient grands mais la participation fut inégale. Très forte au Monténégro (77,2 %) et en Macédoine (70 %), elle était en baisse en Bosnie-Herzégovine (55,5 % contre 64 % en 2000), au Kosovo (50 % contre 80 %) et en Serbie (55 % au premier tour, 45,4 % au second). Parmi les électeurs, beaucoup de personnes âgées et peu de jeunes.

Deux scrutins sont faciles à interpréter.

En Macédoine, où on redoutait des incidents qui n'eurent pas lieu, a été renvoyée la coalition albano-slave qui s'était coupée de la base et n'avait pas pu ou voulu prévenir les affrontements. Lui succède une autre coalition multiethnique qui est favorable à une cohabitation renforcée et à une orientation résolument européenne. Dans cette nouvelle majorité figure un chef de la rébellion albanaise, Ali Ahmeti. Ce résultat, inespéré - les extrémistes ont été écartés - doit beaucoup aux négociateurs de l'OTAN et de l'UE.

Autre surprise ! Au Monténégro, c'est le Président Milo Djukanovic qui l'emporte. A la demande des capitales occidentales, il avait accepté de suspendre pendant trois ans son projet de sortie de la République Fédérale Yougoslave (mini-fédération imposée par S. Milosevic en avril 1992) et de création d'un Etat indépendant. Sa coalition - "Pour un Monténégro européen" - est majoritaire au Parlement. Ce répit obtenu, M. Djukanovic, qui contre toute attente ne briguera pas un second mandat présidentiel et se contentera de redevenir Premier ministre, doit impérativement s'attaquer aux mafias qui donnent à son pays une réputation sulfureuse. Son audience internationale dépend de ce défi.

L'enjeu de ces deux mobilisations - l'avenir du pays - était mobilisateur : en Macédoine, il fallait le sauvegarder et, au Monténégro, l'affirmer.

Les leaders nationalistes ont le vent en poupe

Les trois autres scrutins donnent un même enseignement : les leaders nationalistes reviennent en force.

En Bosnie-Herzégovine, les électeurs ont écarté les deux formations - celle de Haris Silajdzic et celle de Zlatko Lagumdzija - qui défendaient la multiethnicité et la modernité. L'ont emporté les trois grands partis nationaux : le bosniaque (SDA), le serbe (SDS) et le croate (HDZ). Chacune des trois zones qui composent la Bosnie-Herzégovine sera donc dirigée par l'ethnie majoritaire. Toutes les institutions communes refléteront cette ethnicisation politique. La paralysie continuera ! Plus que jamais les Serbes de Pale se tourneront vers Belgrade et les Croates d'Herzégovine appelleront à l'aide ceux de Croatie !

En Serbie, où la coalition (DOS) qui avait renversé S. Milosevic se défait, s'affrontaient des "nationalistes" (V. Kostunica, V. Seselj) opposés aux réformes et très réticents à l'égard de l'Occident et des "réformistes" (M. Labus…) partisans de la modernisation et d'une large collaboration avec l'Europe et les Etats-Unis. Les premiers sont les grands vainqueurs. Mais, faute d'une participation suffisante (50 % et plus), les résultats n'ont pas été homologués et un nouveau scrutin se déroulera le 8 décembre 2002. La contrainte des 50 % a été assouplie. Les "réformateurs" n'ont plus de candidat et la victoire de V. Kostunica est quasi assurée. Les stériles combats de chefs entre le Premier ministre de Serbie, Zoran Djinzic, et V. Kostunica se poursuivront.

En apparence, le panorama politique du Kosovo n'a guère été modifié. Néanmoins, si les indépendantistes albanais modérés, conduits par Ibrahim Rugova, sont toujours en tête, leur parti (LDK) fléchit face aux deux formations issues de l'Armée de libération qui sont beaucoup plus exigeantes. Pour leur part, les Serbes Kosovars qui ont voté (15 % des 130 000 inscrits) ont choisi des représentants qui subordonnent leur participation aux institutions autonomes de la province à des exigences difficilement acceptables.

Pourquoi ?

La relative faiblesse de la participation souligne le désenchantement général à l'égard des procédures démocratiques. Les consultations sont fréquentes (une par an au Kosovo) mais les conditions de vie ne s'améliorent pas. Les habitants sont toujours aux prises avec le chômage (de 25 à 60 % de la population active), l'insécurité, la sous-administration… alors que des hommes politiques et des fonctionnaires sont impliqués dans des scandales. Des obstacles continuels entravent le retour des réfugiés. A cela s'ajoute qu'en Serbie et au Kosovo ont été diffusées des consignes d'abstention. D'ailleurs, pourquoi voter lorsque les décisions majeures, dans des pays sous protectorat ou sous contrôle international, ne sont pas prises par les représentants élus?

Ces nationalismes triomphants doivent beaucoup à la politique générale de la communauté internationale. Ces élections de 2002 en ex-Yougoslavie sont, en effet, un véritable camouflet pour les Occidentaux qui avaient fait entendre leur voix , appelé à une participation massive et soutenu les réformistes ainsi que les avocats de la multiethnicité. Et boudé le Président monténégrin ! La communauté internationale paye le prix de ses erreurs initiales.

En Bosnie-Herzégovine, au lieu de faire de l'arrestation des criminels de guerre (dont Radovan Karadzic et le général Radko Mladic) et du retour des réfugiés des objectifs prioritaires et de leur respect effectif un préalable aux aides extérieures et à une participation normale aux Institutions internationales, les capitales occidentales - par facilité - ont préféré s'entendre avec les chefs nationalistes. Et cela dès 1996 ! Ainsi ont été maintenues les structures mises en place par chacune des trois communautés pendant les années de guerre. Légitimés, les cadres nationalistes et ethniques ont conservé pouvoirs, avantages et clientèles. Sans solution de rechange crédible, les électeurs reconduisent ce qui est en place.

L'Europe s'est trompée

Face à la Serbie de Vojislav Kostunica, l'Europe s'est trompée. D'entrée de jeu, elle a fait une confiance aveugle au tombeur de S. Milosevic parce qu'il était "modéré et légaliste". Elle n'a voulu voir en lui que le juriste démocrate, et fermer les yeux sur le nationaliste qui aspire au regroupement de tous les Serbes, qui dénonce un complot anti-serbe, qui ne cherche pas à connaître les causes du désastre et qui se méfie de l'Occident. L'Europe occidentale n'a pas exigé que soient renvoyés de l'armée, des services secrets et de l'administration les hommes de S. Milosevic. Ce sont eux qui ont monté les ventes d'armes à l'Irak. Ce sont encore eux qui bloquent les réformes. Avec réticence, l'UE a assisté aux injonctions de Washington faites à Belgrade de collaborer avec le "Tribunal Pénal International pour l'ex-Yougoslavie" (TPIY). Elle pensait que des aides importantes (2,7 milliards d'euros et 650 millions de dollars du Fonds Monétaire International) et que la réintégration immédiate de la Serbie dans les institutions internationales suffiraient pour déclencher la normalisation et encourager une politique nouvelle !

L'Europe a poussé très loin sa tolérance. Aucune capitale européenne n'a protesté lorsque, durant la campagne électorale, le Président V. Kostunica a affirmé "que les Serbes de Bosnie-Herzégovine (RS) n'étaient que temporairement séparés de la Serbie". Aucun rappel à l'ordre sonore n'a été adressé en septembre 2002 après la diffusion, à Banja Luka et par une source officielle d'un document relativisant le massacre de Sébrénica.

Une passivité contre-productive

Or, cette surdité est en contradiction totale avec deux des principales règles énoncées dès novembre 1997, par un "Conseil Européen" justement consacré au retour de la RFY en Europe (règles qui d'ailleurs sont applicables à tous les pays de la zone), à savoir : "bannir les discours nationalistes et ethnocentriques qui n'ont pas leur place en Europe…" et "coopérer sans restriction avec le TPIY".

Cette passivité et cette inconséquence européennes ont nuit à tous les candidats qui, dans ces cinq scrutins de 2002, défendaient le multiethnisme et l'ouverture internationale.

Au Monténégro et au Kosovo, ce qui stimule les revendications indépendantistes, c'est la manière dont l'Europe et les Etats-Unis tentent de les écarter. Comme en 1991, les capitales occidentales ne veulent pas modifier les institutions en place.

Un avertissement donné à l'Occident

Après cette suite d'élections, le paysage politique est miné du fait de la vitalité des formations nationalistes et indépendantistes.

Le phénomène est particulièrement sensible en Serbie. Si on ajoute aux électeurs qui, au second tour, ont voté V. Kostunica (67 %) une partie de ceux qui ont suivi l'appel au boycottage du leader extrémiste V. Sesel (qui avait reçu le soutien de S. Milosevic), on découvre que plus des deux tiers du corps électoral serbe - environ 70 % - se reconnaît dans les thèses nationalistes. On doit s'attendre à un raidissement des Albanais du Kosovo, des Bosniaques musulmans, ainsi que des Monténégrins séparatistes. Collaborations et compromis seront beaucoup plus difficiles face au nationalisme affiché de V. Kostunica et violent de V. Seselj.

A présent, il appartient à l'Union européenne et aux Etats-Unis de reprendre l'initiative. A tous les leaders nationalistes, l'Occident doit rappeler que la participation à la société internationale et à la construction européenne comportent des obligations. Leur respect doit être la condition de l'attribution des aides. Il ne devrait plus y avoir d'ambiguïté en ce domaine. L'Occident est en position de force et les pays demandeurs ne cessent de mettre en avant leur "européanité" ; d'ailleurs ils n'ont pas d'autre solution ! Serbie, Bosnie-Herzégovine, Monténégro, Macédoine et Kosovo ne survivent que grâce aux soutiens financiers et humanitaires occidentaux.

Plutôt que d'éluder ou de reporter le débat sur l'avenir du Monténégro et du Kosovo, les responsables occidentaux feraient mieux d'en parler rapidement et concrètement. Les tergiversations découragent les bonnes volontés et encouragent les extrémistes. De même, l'avenir de la Bosnie-Herzégovine doit faire l'objet d'un examen. Les Accords de Dayton (1995) ont mis fin à la guerre mais, à l'évidence, ils n'ont pas procuré le creuset de la réconciliation. Faut-il recourir à un partage ? Faut-il poursuivre dans la voie de "la juxtaposition des ethnies", mais avec d'autres moyens ? Il est vain d'espérer des investissements privés et sains dans des entités dont le statut n'est pas défini.

Le dossier ex-yougoslave est toujours ouvert et la communauté internationale ne peut ni relâcher sa vigilance, ni réduire ses engagements, ni prolonger une complaisance injustifiée.

Au contraire, elle doit être beaucoup plus exigeante et plus active. Et, l'Europe encore plus présente dans les Balkans, puisque les Etats-Unis préparent leur retrait. C'est ce qu'a bien compris le Président de la Macédoine, Boris Trajkovic, qui, au lendemain des élections a demandé à l'OTAN de maintenir son contingent, au minimum jusqu'à la fin de l'année 2002.

Georges-Marie Chenu, Ministre plénipotentiaire hors cadre

Manuscrit clos le 21 novembre 2002.

NDLR: A la suite de la mise en ligne de ce document sur le diploweb.com, une partie de cette contribution a été publiée dans La Quinzaine européenne, le 6 janvier 2003, sous le titre :"Nos erreurs face à la Serbie", page 10.

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  Date de la mise en ligne : décembre 2002
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Mise à jour: octobre 2003

   

Biographie de G.-M. Chenu, Ministre plénipotentiaire

   
    Ministre plénipotentiaire hors cadre, a été notamment ambassadeur de France à Lomé (1985-1990), puis ambassadeur à Zagreb (1992-1994), coordinateur de la présidence française pour Mostar (1995), observateur pour l'OSCE pour les élections générales en Bosnie-Herzégovine (1998).

Il a publié dans les revues, Politique étrangère et Esprit. Il a donné une longue postface à l'ouvrage de M. Braunstein, "François Mitterrand à Sarajevo; 28 juin 1992: le rendez-vous manqué", Paris, éd. Harmattan, 2001. Il a également publié une contribution intitulée "Balkans (1991-1995), une amère expérience", dans l'ouvrage intitulé "Les diplomates. Négocier dans un monde chaotique", dirigé par Samy Cohen, Paris, éd. Autrement 2002.

Il est, depuis 1996, responsable du séminaire de Géopolitique des Balkans au Collège Interarmées de Défense, à Paris.

Il a également publié sur ce site "Quels Balkans pour le XXI e siècle ?", en octobre 2003. www.diploweb.com/forum/chenu2.htm

   
         

 

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