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www.diploweb.com présente " Quelle France dans le monde au XXI e siècle ? ", par Pierre Verluise

3. QUELS SONT LES OUTILS DISPONIBLES ?

Partie 3.3. Comment les élites françaises défendent-elles l'intérêt collectif ?

 

Introduction - 1. Comment les Français voient-ils le monde ? - 2. Quelles sont les images de la France à l'étranger ? - 3. Quels sont les outils disponibles ? - 4. Quelle politique étrangère ? - 5. Quelle mondialisation construire ? - Conclusion - Postface de Gérard Chaliand : Stratégie d'influence
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Depuis toujours et en tous lieux, des minorités tendent à diriger les sociétés humaines. Si l’intérêt personnel est une motivation banale, il peut parfois se combiner à la défense de l’intérêt national. Le propos concerne donc moins l’existence d’élites que leur mode de fonctionnement. En France, la représentation la plus courante du pouvoir, dominée par l’avoir et non l’être, contribue à engendrer des élites souvent courtisanes, immuables et coupées des réalités.

Etre "brillant"

A propos des difficultés de la société française à se réformer par la voie interne, Gérard Chaliand observe : " Le paradoxe est que ces résultats médiocres surviennent dans un pays où il existe une foule de gens informés, intelligents, bref " brillants " comme on dit en France. Vous noterez qu’être " brillant " s’avère ici le compliment majeur. Alors que " solide " demeure jugé insuffisant ". Un professeur américain membre du jury d'une grande école scientifique ajoute : "Les oraux des concours français privilégient les candidats très rapides. Ce qui sélectionne des machines plus que des personnes capables de réfléchir avant de répondre. A cet égard, le jeu télévisé "Questions pour un champion" semble très symptomatique de ce mode de fonctionnement".

Quelles sont les origines de ce culte français pour le brio individuel ? Dans le cadre d’une culture du pouvoir encore marquée par l’héritage monarchique - d’autant plus prégnant qu’inavoué - on peut y voir ressurgir le comportement du courtisan, cherchant à se faire remarquer par le Roi. Attitude finalement servile, inspirée par le souci de plaire, dans l’espoir de bénéficier des bienfaits du monarque. Comme à la cour de Louis XIV ou de Louis XV, ce système fonctionne au bénéfice du Roi mais l’empêche de mener à bien les réformes indispensables à l’adaptation du pays.

Faire-valoir

Notamment parce que peu de membres des élites journalistiques osent se risquer à poser les vraies questions, observe l’ambassadeur Jacques Jessel. " La Présidence de la République a trouvé la meilleure solution pour éviter les interviews difficiles. L’Elysée choisi un, deux ou trois journalistes français, fiers comme des paons d’avoir été sélectionnés pour interroger le chef de l’Etat. Le journaliste ainsi mis en vedette pense avant tout à sa carrière. Il ne va donc pas être désagréable et s’attache à éviter toute question véritablement embarrassante. Bref, il accepte de ne servir que de faire-valoir. D'autre part, comparés à leurs collègues étrangers, notamment américains et allemands, les journalistes français donnent trop souvent l'impression à qui connaît le sujet de ne pas avoir étudié à fond leurs dossiers. De sorte qu'ils ne peuvent pas vraiment mettre en difficulté leurs interlocuteurs. Ils se limitent donc à des escarmouches sans suites. D'autant plus que les hommes politiques qu'ils interrogent sont habiles à manier l'art de l'esquive". Ainsi, le règne de la connivence l’emporte sur la pugnacité nécessaire à la quête de l’information.

Ce mode de fonctionnement engendre peu de mouvements dans les sommets stratégiques.

. Des élites immuables

Geneviève Delaunoy observe que "le système de filtrage social que représente les grandes écoles nuit au renouvellement des élites françaises. Le sas est tellement étroit qu'on y retrouve toujours les mêmes. Cette "fonctionnarisation" des lieux de pouvoirs - y compris privés - paraît significative d'une mentalité marquée par la peur du renouvellement. La France apparaît comme une monarchie où une caste - à bout de souffle - verrouille tout. Ce mode de fonctionnement induit un manque de dynamisme".

Rédacteur en chef de la "Revue Française de Géoéconomie", Jean Guellec met en perspective cette caractéristique. "Comparativement aux Etats-Unis, on a l'impression que les élites françaises se renouvellent peu. La France donne l'impression d'arriver au bout d'un cycle. Les hommes politiques s'inscrivent généralement dans le même processus de fin de cycle, comme le montre leur tendance à se constituer en une strate insuffisamment en prise avec le reste de la société".

Coller au conformisme ambiant

Il arrive que l'ambition de faire carrière et l'intérêt présumé du sous-groupe social auquel on appartient passent avant les convictions personnelles, voire l'intérêt national. Un haut fonctionnaire confie : " le carriérisme engendre souvent des comportements de fuite devant le risque d'une opinion ou d'une décision en décalage par rapport au microcosme. Le comportement le plus courant consiste à coller au conformisme ambiant, présenté comme un juste milieu. D'autant que le mode de sélection des élites ne privilégie pas le caractère ou l'érode au grès du temps. La carrière d'un haut fonctionnaire étant étroitement liée à l'appréciation de son administration, beaucoup privilégient l'intérêt de l'appareil par rapport à celui de la Nation".

Alors que les experts ont depuis plusieurs années compris pourquoi les critères de Maastricht ont obéré les résultats économiques de l'essentiel de la décennie 1990, aucun membre des plus hautes autorités économiques, financières et monétaires françaises n'a pris le risque de dire aux plus hauts responsables de l'Etat :"Nous faisons fausse route, il faut envisager une autre politique". Il est vrai que l'absence de culture du débat interne n'aurait pas garanti le résultat.

L'art du réseau

A l'ambition s'ajoute un deuxième comportement pour expliquer le caractère immuable des élites françaises : la culture du réseau. Ce mode de fonctionnement peut être utile pour faire circuler l'information, mais il arrive que l'art du réseau l'emporte non seulement sur l'alternance politique mais encore sur la compétence. Ce qui permet à un haut fonctionnaire français de traverser les années 1990 à une prestigieuse fonction financière, tout en étant la risée des spécialistes européens. Ce qui nuit à l'image de la France.

Poussé à son summum, l'art du réseau permet à de très hauts responsables de jouer au jeu des chaises musicales. Quelques noms s'échangent ainsi quelques sinécures, sans que le rang de la France dans le monde progresse au même rythme que leur carrière. Qui plus est, il arrive qu'une structure européenne soit créée dans l'unique but de procurer un point de chute à un homme du Président. Cette pratique féodo-vassalique du pouvoir se retourne à terme contre la France, puisque rien n'empêche les pays partenaires de lui désigner un successeur indépendant de Paris.

. Quelles réalités ?

Le mode de formation comme le mode de vie des élites conduisent à les couper le plus souvent des réalités vécues par le plus grand nombre, quelle que soit leur option politique.

Le mode de sélection et légitimation des élites exprime ses limites avec ce qui est supposé incarner l'excellence : sortir de deux grandes écoles. Par exemple, l'Ecole Normale Supérieure et l'Ecole Nationale d'Administration ou bien Polytechnique et l'ENA.

Droit dans le mur

Indépendamment des avantages personnels tirés de la double épaisseur du carnet d'adresse ainsi constitué, ce raffinement suprême donne-t-il des résultats à la hauteur des investissements de la République ? Lui-même ancien élève de l'ENA, un haut fonctionnaire confie :"Nous avons des problèmes quand nos dirigeants ont fait deux grandes écoles. Parce qu'ils se croient alors tellement géniaux qu'ils n'écoutent plus personne. Résultat, ils mettent le pays dans le mur." La décennie 1990 en a fournit un exemple qui n'a pas peu contribué à la troisième cohabitation.

Par ailleurs, ceux qui n'ont fait qu'une seule grande école tendent généralement à privilégier ce réseau comme source d'information. Ce qui revient à la fois à tourner en rond et à se couper des autres sources d'information et d'analyse, au risque de réduire à néant l'utilisation de travaux d'experts parfois pertinents mais "extérieurs". Comment un système à ce point autocentré ne finirait-il pas par s'auto-intoxiquer ?

"Vous prenez le métro ?"

D'autant que le mode de vie des élites ne peut que les couper des réalités vécues par la majorité des Français, avec qui elles ne se sentent à vrai dire que peu de points communs. Jean-Pierre Lacroix confie les observations suivantes : "Alors que les dirigeants économiques et politiques des années 1950 se déplaçaient encore quelquefois en métro, cette pratique a disparue. Une lecture rapide du "Who's who" indique qu'ils résident pour beaucoup dans le 7 e et le 16 e arrondissements, mais, jamais plus, ils ne fréquentent leurs stations de métro. Et encore moins les stations des quartiers "populaires" comme Belleville (1). Il importe, pourtant, de prendre le métro pour voir certains effets de la mondialisation en marche.

De surcroît, les lieux de pouvoir deviennent de plus en plus fermés. Alors qu'à la fin du XIX e siècle un modeste capitaine pouvait obtenir une audience du Président de la République, je défie aujourd'hui un capitaine d'en faire autant. Si votre fonction vous autorise l'accès au palais présidentiel, un gendarme en uniforme représente immédiatement la majesté du lieu. Pour ne pas parler des huissiers à chaînes. Tout cela créé un climat dans lequel le pouvoir devient peu accessible. L'environnement d'une haute personnalité ne peut qu'accroître sa tendance à se croire au-dessus de tout et de tous. Ce contexte ne facilite pas une connaissance pratique des réalités les plus courantes, ni même une évaluation exacte du poids réel de votre pays dans le monde actuel".

Hiatus

Ces modes de fonctionnement des élites expliquent bien des difficultés à communiquer avec le plus grand nombre. Directeur de la Revue Française de Géoéconomie, Pascal Lorot met le doigt sur leurs conséquences à propos du sujet qui traverse quatre décennies de vie politique : la construction européenne. "L'Europe est sans doute un beau projet, mais il a un coût social. Trop souvent, le discours politique se caractérise par un déséquilibre entre la rhétorique idéologique de l'Union européenne - certes nécessaire à bien des égards - et l'absence de prise en compte des conséquences économiques et sociales de la mise en œuvre de ce projet. Le temps passant, il en résulte un hiatus croissant entre les dirigeants et les populations concernées. Les élites ne veulent voir que les bénéfices, voire leur bénéfice personnel, ne serait-ce qu'en terme de volonté de laisser un nom dans l'histoire. Peu leur importe les difficultés des populations qui - elles - ne sont là que de passage. Compte tenu de la manière dont elle a été gérée, la construction européenne a pourtant été un facteur de délitement des repères et des références de la vie quotidienne. Ce qui ouvre la voie à bien des dérapages".

L'électeur refuse de donner sa caution

Dès lors, comment s'étonner du désintérêt manifesté par les Français lors de la campagne et du scrutin de juin 1999 pour le renouvellement du Parlement européen ? Moins d'un électeur sur deux s'est donné la peine de voter, puisque le taux d'abstention avoisine 53 % dans l'Hexagone. Ce qui place la France à deux points de plus que la moyenne des Quinze : 51 %. En 1994, la moyenne du taux d'abstention en Europe n'était "que" de 43 %. Force est de constater qu'un sérieux fossé existe entre le projet d'une part des élites et les populations. Plutôt que de stipendier les "mauvais" citoyens, ne serait-il pas préférable de s'interroger sur les causes profondes de leur désaffection ? Il semble bien que certains modes de fonctionnement des élites s'avèrent contre-productifs par rapport à ce projet.

La flexibilité pour tous

Compte tenu de ce diagnostic, trois pistes semblent prioritaires pour la formation et les pratiques des élites : apprendre à écouter, travailler davantage en équipe et introduire de la flexibilité au sommet.

Au lieu de fonctionner en cercles fermés, issus des mêmes milieux et des mêmes écoles, les élites gagneraient à apprendre à écouter les différences. C'est à dire s'ouvrir à la diversité des représentations, donc des informations. Jean Guellec confie à ce propos : "Il est bon que les hommes politiques écoutent les experts et que les experts écoutent le terrain. Reste qu'il ne suffit pas de rédiger des parties de programme électoral si celui-ci - après l'élection - tombe aux oubliettes de l'histoire". Faute de quoi, l'idée démocratique se détruit d'elle-même et se vide de son contenu, au risque de nourrir les extrémismes.

Plutôt que de cultiver l'art de jouer en solo, il importe d'apprendre à vraiment travailler en équipe. Ce qui se pratique peu, sauf dans quelques écoles militaires et "business schools". Volontiers individualistes, les enseignants portent la responsabilité de recherches didactiques et de pratiques pédagogiques capables de rendre huilé le travail en équipe dès la sortie de l'adolescence. Un discours positif et des aides concrètes peuvent aider à progresser sur ce chemin. A la rentrée 2000 - 2001, la mise en œuvre des Travaux Personnels Encadrés (TPE) en classe de Première esquisse une forme de travail des élèves - et des enseignants - en équipe. Reste à évaluer le résultat d'ici quelques années.

Enfin, les élites ne peuvent plus prôner la flexibilité pour le "peuple" et rester au-dessus de cette contrainte nécessaire à une insertion dynamique de la France dans le monde du XXI e siècle. Jean-Claude Chesnais fait cette proposition :"Plus que les grandes écoles, c'est le caractère définitif des avantages acquis à leur sortie qui semble inadapté au monde moderne. Il ne faudrait plus que les grandes écoles donnent accès - à peine sorti de l'adolescence - à des privilèges permanents de la République. Leur irréversibilité - héritage de l'Ancien Régime - paraît un non-sens total dans un monde qui bouge. Pourquoi un Directeur de banque qui met son entreprise dans le mur garderait-il ses privilèges ? On devrait lui dire :"Cher ami, vous avez manqué à la réputation de votre corps administratif. Le monde est vaste, adieu". Réciproquement, quelqu'un qui n'a pas fait ces écoles mais qui a prouvé son excellence devrait pouvoir accéder aux sommets stratégiques. En effet, certains se révèlent à l'âge adulte et leur talent semble autrement plus significatif que celui de jeunes gens qui n'ont finalement jamais été que de très bons élèves. Ce qui ne signifie pas grand chose. Il importe donc d'instaurer à la fois une conditionnalité des privilèges et une gestion dynamique des personnes dont le mérite justifie l'accès aux responsabilités".

La société française gagnerait donc à introduire davantage de plasticité à tous les niveaux sociaux. Partie suivante>

Pierre Verluise

Note:

1. Le 20 septembre 1999, le journal télévisé de TF1 a présenté le quartier de Belleville comme "pittoresque", évacuant par une nostalgie bon marché ses importants problèmes sociaux contemporains. Il suffit d'écouter les institutrices du quartier pour savoir ce qu'il en est aujourd'hui du "pittoresque" de Belleville, mais tout cela est tellement loin …

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Mise en ligne 2001
     
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