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Quelles frontières pour l'Union européenne ?

L'Union européenne, la Russie et la Turquie.

Par le Recteur Gérard-François Dumont,

Président de la revue Population & Avenir

Vouloir admettre la Russie ou la Turquie comme membre de l’Union européenne, correspond à une vue aboulique  de l’Europe. Une sorte de fuite en avant consistant à admettre la Russie ou la Turquie comme membre de l’Union européenne apparaîtrait comme une boulimie qui déstabiliserait la position géostratégique de l’Union et la confinerait à n’être qu’une simple zone de libre-échange ayant perdu tout référent autre qu’économique, et donc toute dimension identitaire. Certes, l’Union européenne est un projet et non un territoire. Mais tout projet s’applique sur des territoires et ne peut réussir que s’il est en concordance avec les hommes et les cultures qui sont la vie de ces territoires. En conséquence, l’Union européenne ne peut rester un objet géographique non identifié. Elle ne réussira que si elle sait définir sa géographie, c’est-à-dire l’ensemble des territoires où elle peut conduire un projet utile tant à ses citoyens qu’à la paix et à la prospérité dans le monde.

Le diploweb.com remercie le Recteur Gérard-François Dumont de l'autoriser à mettre ici en ligne son article publié durant l'été 2004 dans le n°26 de la revue Liberté politique (83 rue Saint-Dominique, 75007, Paris, France)

La biographie du Recteur Gérard-Francois Dumont est disponible en ligne

Mots clés - Key words: recteur gérard-françois dumont, revue liberté politique n°26 été 2004, quelles frontières pour l’union européenne, russie, turquie, histoire, géographie, élargissements de l’union européenne, esprit d’ouverture, séparation des pouvoirs, place du pouvoir militaire, risque géostratégique pour l’union, empire russe, démocratie, territoire, otan, égalité, liberté, créativité, ouverture, kgb, fsb, génocide arménien, vue aboulique de l’europe, boulimie, fuite en avant du projet européen.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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Le cinquième élargissement[i], intervenu le 1er mai 2004, a repoussé les frontières de l’Union européenne. Ces dernières se situent désormais davantage à l’Est (avec la Hongrie, la République tchèque, la Slovaquie et la Pologne), au Nord-Est (avec l’Estonie, la Lettonie et la Lituanie), au Sud (avec Malte) et au Sud-Est (avec Chypre). Le centre géographique de l’Union est ainsi passé de la Belgique à l’Allemagne. Or Jacques Delors avait présenté l’Union européenne comme un « objet politique  non identifiée ». Mais n’est-ce pas d’abord et surtout un objet géographique non identifié ? Il importe d’apporter des réponses claires à cette question, car comment réaliser l’Europe sans savoir qui en sont ou doivent en être les acteurs.

Certes, l’Union européenne à vingt-cinq permet d’utiliser une symbolique géographique en constatant qu’elle va de Brest presque jusqu’à Brest-Litovk, puisque cette dernière ville, en raison de vicissitudes de l’histoire, se trouve en Biélorussie, ou de la Galice (espagnole) à la Galicie occidentale (puisque que la partie orientale de cette ancienne province de l’empire d’Autriche fait partie de l’Ukraine).

 

Un objet géographique non identifié ?

Mais rien ne peut laisser penser que les limites étatiques de l’Union européenne à vingt-cinq forment ses frontières définitives, puisque d’autres négociations d’élargissement sont en cours. Ces dernières sont d’ailleurs conformes à l’une des missions de l’Europe définie par Robert Schuman dès 1950 : accueillir les peuples longtemps enfermés derrière le rideau de fer ou celui de Tito. Le principe de l’entrée dans l’Union européenne de la Roumanie ou de la Bulgarie n’est guère contestable, même si son caractère effectif suppose l’installation définitive dans ces pays d’un meilleur Etat de droit et de pratiques démocratiques incontestables.  Se pose ensuite la question des pays issus de l’ex-Yougoslavie, hormis la Slovénie membre depuis le 1er mai 2004. Enfin, last but not least, demeure la question d’autres pays[ii], et notamment de la Russie et de la Turquie, afin de définir clairement les frontières de l’Union européenne.

Après avoir montré combien les sixième et septième élargissements à venir s’inscrivent dans l’ordre du souhaitable, il faut examiner la situation des deux pays limitrophes de l’Union européenne les plus peuplés. Dans ce dessein, il est évidemment possible de limiter l’analyse à des arguments géographiques simples ou à des éléments démographiques[iii]. Mais, comme nous pensons que l’essence de l’Union européenne doit se trouver dans les racines de son identité, c’est essentiellement sous ce prisme qu’il convient de réfléchir aux frontières de l’Union.

 

Vers les sixième et septième élargissements

Un sixième élargissement de l’Union européenne, formellement annoncé, se profile donc à l’horizon 2007, avec deux pays riverains de la mer Noire. Un septième reste une espérance, lorsque les peuples déchirés par les guerres de l’ex-Yougoslavie retrouveront les voies de la paix et de la concorde, et donc de la prospérité. Imaginons ce que signifierait l’entrée de la Bosnie, pourquoi pas en 2014, un siècle exactement après, à Sarajevo, l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand d’Autriche qui déclencha la Première Guerre mondiale, qui a d’abord été l’une des plus terribles guerres civiles européennes, opposant des peuples héritiers d’une même identité européenne.

Ces sixième et septième élargissements ne sont pas à craindre, car ils sont dans la nature même de l’Europe qui n’a de sens que si elle est facteur de paix et de développement, et d’abord sur le territoire européen. Au lendemain de la Seconde guerre mondiale, l’ambition première des démocrates-chrétiens pères de l’Europe, comme Konrad Adenauer[iv], Robert Schuman[v] et Alcide de Gasperi, ou d’autres comme Winston Churchill[vi] était, en rapprochant les pays européens, d’assurer la paix entre eux et de résister au communisme belliqueux de l’URSS. Et les deux élargissement évoqués sont parfaitement conformes à la pensée de Robert Schuman : « Nous devons faire l’Europe, non seulement dans l’intérêt des peuples libres, mais aussi pour pouvoir y recueillir les peuples de l’Est qui, délivrés des sujétions qu’elles ont subies jusqu’à présent, nous demanderaient leur adhésion et notre appui moral. Depuis de longues années, nous avons douloureusement ressenti la ligne de démarcation idéologique qui coupe l’Europe en deux. Elle a été imposée par la violence. Puisse-t-elle s’effacer dans la liberté! Nous considérons comme partie intégrante de l’Europe vivante tous ceux qui ont le désir de nous rejoindre dans une communauté reconstituée. Nous rendons hommage à leur courage et à leur fidélité, comme à leurs souffrances et à leurs sacrifices. Nous leur devons l’exemple d’une Europe unie et fraternelle. Chaque pas que nous faisons dans ce sens constituera pour eux une chance nouvelle. Ils auront besoin de nous dans l’immense tâche de réadaptation qu’ils auront à accomplir. La communauté européenne doit créer l’ambiance pour une compréhension mutuelle, dans le respect des particularités de chacun ; elle sera la base solide d’une coopération féconde et pacifique. Ainsi s’édifiera une Europe nouvelle, prospère et indépendante. Notre devoir est d’être prêts. »[vii]

Aujourd’hui, le premier devoir de l’Europe, incomparablement plus important que les normes définissant le chocolat ou les plaques minéralogiques des automobiles, est d’assurer la paix au sein de l’Union européenne, entre l’Europe est ses voisins limitrophes, et d’y contribuer partout dans le monde. Car aucune guerre n’a jamais amélioré le sort des hommes et il ne peut y avoir de développement humain sans la paix. Lorsqu’un pays privilégie ou doit privilégier les « canons » au « beurre », cela ne peut être qu’au détriment de sa population.

Si les sixième et septième élargissements ne se réalisaient pas, il y aurait tout à craindre car cela signifierait que l’Union européenne ne serait pas parvenue à faire régner la concorde et à stimuler la prospérité dans les Balkans. La crainte doit être encore plus grande si cela signifiait non seulement l’incapacité des peuples de l’ex-Yougoslavie à dépasser les effets du totalitarisme titiste, mais encore la perpétuation de conflits sur le sol européen.

Ces sixième et septième élargissements n’apparaissent pas non plus discutables au regard des valeurs, car ils concernent des peuples qui sont les héritiers des racines de l’identité européenne. Certains ont pu subir, dans telle ou telle période, une colonisation extérieure ou un recul dans l’aptitude à promouvoir les valeurs de l’identité de l’Europe. Mais il suffit de regarder la carte au Moyen Age des chemins de Saint-Jacques de Compostelle, pour y trouver la plupart des régions habitées par ces peuples.

 

Un huitième élargissement, pour qui ?

Si les sixième et septième élargissements ont un caractère éminemment souhaitable, faut-il, d’ors et déjà, évoquer un huitième ou neuvième élargissement ? Et pour qui ? L’entrée des cantons suisses ou de la Norvège serait davantage une régularisation qu’un élargissement, sachant que ces pays ont des relations très étroites avec l’Union européenne et forment d’ailleurs, avec elle, l’Espace économique européen[viii]. On peut même imaginer que la Suisse pourrait conserver sa neutralité séculaire, et donc sa propre politique de défense, puisque le Danemark est lui-même dans l’Union européenne sans participer à la politique européenne de sécurité et de défense (PESD), ayant souhaité assurer sa défense exclusivement dans le cadre de l’OTAN. L’entrée de Monaco, de Andorre, du Liechtenstein, de Saint-Marin ajouterait à l’Union européenne des « confettis de l’histoire », et supposerait des modalités spécifiques, compte tenu de la taille de ces micro-Etats. Le terme élargissement serait alors bien excessif lorsqu’on se rappelle que ces micro-Etats comptent à eux quatre seulement 762 km2 et 200 000 habitants.

La question d’un huitième élargissement porte donc sur deux autres pays limitrophes de l’Union européenne, beaucoup plus vastes et peuplés, la Russie et la Turquie. Un tel énoncé semble faire fi de l’Ukraine, de la Biélorussie et de la Moldavie. Concernant ce dernier pays, il est malheureusement dans une situation implosive avec la sécession de la Transnistrie, d’ailleurs soutenue par Vladimir Poutine, notamment par souci géopolitique vis-à-vis de l’Ukraine. Face à une situation politique incapacitante limitant les possibilités de progrès de leur pays, les Moldaves aspirent à un passeport roumain leur permettant de lier leur sort à l’Union européenne. Pour ces trois pays, l’on voit mal comment leur évolution, en dépit des désirs légitimes de la Pologne, tout particulièrement favorable à une entrée de l’Ukraine, pourrait être très différente de celle de la Russie. Car leur entrée dans l’Union européenne serait très certainement considérée par la Russie comme un casus belli[ix] sauf, bien entendu, si la Russie intégrait elle-même l’Union européenne. En conséquence, la véritable question d’un éventuel huitième élargissement doit se concentrer sur la Russie et/ou la Turquie. Remarquons que la question est souvent mal posée sous la forme : « La Turquie fait-elle partie de l’Europe ? »[x]. Alors que la question doit être : l’Union européenne doit-elle admettre comme membre la Russie et la Turquie ? Cette juste formulation conduit à une autre question : faut-il traiter séparément la question de l’admission à l’Union européenne de ces pays ou, au contraire, conduire une même analyse qui vaudrait pour les deux ? Différents arguments, cités dans une première partie, s’y opposent. Mais ils doivent ensuite être mis en cause car les problématiques posées par une éventuelle entrée de la Russie ou de la Turquie sont semblables et appellent le même type de réponse.

 

La Russie et la Turquie, deux questions différentes ?

Pour des raisons géopolitiques, diplomatiques, culturelles, les rapports de la Russie d’une part, de la Turquie d’autre part, avec l’Union européenne ne semblent pas de même nature. La Turquie compte 776 000 km2. Membre de l’Union européenne, elle en serait certes le plus vaste pays devant la France, mais sa superficie peut sembler ni anachronique ni déterminante dans une Union qui, à vingt-cinq, compte déjà 3 990 milliers de km2[xi]. La Turquie représenterait donc un champ important de la politique régionale européenne, environ 16%, mais ne déstabiliserait pas l’étendue des territoires de l’Union. En revanche, la Fédération de Russie[xii], qui s’étend jusqu’à Vladivostok, compte 17 095 milliers de km2 et sa superficie représenterait à elle seule environ 80% de celle de l’Union européenne. Faudrait-il alors changer le qualificatif  de l’Union pour l’appeler eurasiatique ? La comparaison des territoires de l’Union européenne à vingt-cinq, à vingt-sept ou à trente, rappelle la fable La grenouille et le boeuf et invite à une conclusion évidente.

À ces aspects géographiques s’ajoutent des considérations politiques. La Turquie est un Etat dont la configuration géographique générale paraît claire et limitée, du Bosphore à l’Anatolie. Certes, d’aucuns pourraient plaider pour le retour à l’Arménie d’une partie des territoires turcs actuels ou pour l’affectation à un Turkestan, autonome ou indépendant, de certains territoires orientaux de la Turquie. Tout cela modifierait, bien entendu, la géographie politique de la Turquie, mais seulement sur une partie orientale de son territoire. D’autres pourraient imaginer une extension de la Turquie à d’autres peuples turcs vivant pour l’essentiel, à part les Azéris de l’Azerbaïdjan et de l’Iran, de l’autre côté de la Caspienne. Mais la Turquie, bordée par des populations non-turques, dont les Arméniens, les Georgiens ou les Arabes, semble ne pouvoir être qu’un Etat à la superficie contenue dans l’ordre de grandeur de son aire actuelle.

En revanche, bien que cela ne figure pas dans son nom, la fédération de Russie peut être considérée comme un empire, d’abord par son étendue géographique, le plus vaste territoire étatique au monde, presque le double de chacun des trois suivants, le Canada (9 982 milliers de km2), les Etats-Unis (9 640) et la Chine (9 584)[xiii]. Elle est également un empire par la diversité des peuples qui la composent et des structures institutionnelles. En effet, la Russie, selon le traité de la fédération, signé le 31 mars 1992, compte 18 républiques souveraines, 68 régions et territoires, dont une région autonome juive, le Birobidjan, ainsi que les villes, dites fédérales, de Moscou et de Saint-Pétersbourg, et non compris le Tatarstan et la Tchétchénie qui n’ont pas signé le traité. La constitution du 12 décembre 1993 est assez conforme à ce traité. Plus récemment, le décret du 13 mai 2000 organisant l’ensemble des territoires de la fédération en sept districts fédéraux, dirigés par des « représentants plénipotentiaires du président de la fédération de Russie », confirme le caractère impérial du régime, puisqu’un empire se définit comme « un ensemble d’Etats, de territoires relevant d’un même gouvernement central ». Or, l’Union européenne peut accepter comme membre un Etat, mais peut-elle intégrer un empire ?

D’autres différences politiques distinguent la Russie et la Turquie. Le caractère démocratique de la Russie reste en devenir[xiv], tandis que celui de la Turquie paraît en marche, même si le système électoral est conçu pour écarter les minorités et notamment donner un poids législatif quasi-nul à la minorité kurde, ce qui n’est pas un gage de démocratie. En effet, pour être représenté à la grande assemblée nationale, composée de 550 membres, un parti doit obtenir un seuil minimal de 10% des voix au niveau national.

Une autre différence concerne la diplomatie, l’histoire des rapports de la Russie et de la Turquie avec l’Union européenne ou ses structures institutionnelles antérieures. L’URSS s’est toujours opposée à toutes les initiatives d’unité européenne, que ce soit le plan Marshall ou les projets des pères de l’Europe. D’ailleurs, les partis communistes français et italien, totalement en phase avec le parti communiste de l’Union soviétique, opposèrent en 1948 une forte opposition à la mise en place du plan Marshall. En 1954, suivant à nouveau la logique soviétique, le parti communiste français contribua à l’échec du projet de Communauté européenne de défense entre les six pays membres de la Ceca (Communauté européenne du charbon et de l’acier). En revanche, l’attitude de la Turquie vis-à-vis de l’Europe de l’Ouest a été fort différente, illustrant l’ancienne animosité entre les empires russe et ottoman. Dès septembre 1959, le principe d’une association de la Turquie au Marché commun est en marche et un accord d’association est signé en septembre 1963 entre les six membres d’alors de la Communauté économique européenne et la Turquie. En septembre 1987, donc avant la chute du rideau de fer, la Turquie dépose sa candidature à l’adhésion à la Communauté européenne. En décembre 1999, le conseil européen d’Helsinki accepte son principe, donc celui d’éventuelles négociations d’adhésion, sous réserve du respect par la Turquie de critères politiques (démocratisation des institutions, respect des droits de l’homme et des minorités) et économiques.

Sur un plan culturel, le calendrier des relations des territoires actuels de la Turquie et de la Russie avec l’Europe paraît fort différent. La part de certains des actuels territoires de la Turquie, ou plutôt des populations qui y ont habités, à l’identité de l’Europe semble ancienne, avec leur contribution aux missions d’évangélisation des apôtres, ou plus tard, avec l’art byzantin diffusé sur une partie du continent européen, via la religion chrétienne puis ses branches catholique et orthodoxe. Mais le pays n’est guère peuplé de turcs. Byzance était grecque par son histoire, son peuple et sa langue. Devenue Constantinople, la nouvelle capitale de l’empire romain, selon la décision de Constantin, devient romaine et ses sujets s’appellent « Romains ». Mais la Turquie n’est guère l’héritière ni de l’empire romain, dont Constantinople est la capitale de 330 à 395, ni de l’empire romain d’Orient ou empire byzantin, dont Constantinople est la capitale de 395 à 1453, mais de l’empire ottoman. Ce dernier est issu de peuplades turques ayant peu à peu chassé les Byzantins depuis la bataille de Mantzikert (1071) jusqu’à la prise de Constantinople (1453). Or, avec ce dernier, on est loin de Rome s’emparant des techniques des arts et des lettres de la Grèce conquise. L’empire ottoman rompt avec l’héritage gréco-romain, ne serait-ce que dans la façon de traiter les autres communautés, alors chrétiennes et juives. Depuis la création de la Turquie, la volonté de turquiser Istanbul, après la turquisation de l’Anatolie, en faisant table rase de son passé religieux, culturel et politique, est une constante. Alors que la contribution des territoires actuellement turcs à l’Europe culturelle est fort ancienne, la contribution russe aux arts et lettres de l’Europe est beaucoup plus récente, pour simplifier à la création par Pierre le Grand de Saint-Péterbourg qui symbolise l’ouverture de fenêtres russes sur l’Europe.

Ces éléments géographiques, politiques, diplomatiques et culturels peuvent laisser penser que la question de l’entrée de la Russie ou de la Turquie dans l’Union se présente selon un questionnement différent et qu’en conséquence, il paraît absurde de les traiter selon une même logique.

Or, d’autres éléments, montrant ce qui différencie l’identité européenne à la fois et pour les mêmes raisons de l’identité russe que de l’identité turque, sont semblables. Considérons d’abord l’identité géographique et historique, puis l’identité culturelle.

 

L’identité géographique de l’Europe

Concernant l’identité géographique, la Russie et la Turquie apparaissent comme des prolongements géographiques de l’Europe. Leurs territoires sont pour une part très minoritaire dans l’Europe géographique, puis s’étendent largement au-delà partir des limites géographiques de l’Europe. En effet, par convention courante, l’Europe géographique est bornée par les rives est de l’Atlantique, par les rives nord de la Méditerranée et de la mer Noire et par le Caucase. Pendant plusieurs décennies, les classements géographiques proposaient six continents, en mettant à part les données concernant l’URSS. Depuis les années 1990, les quatorze ex-Républiques de l’URSS, devenues indépendantes, sont classées dans leur région géographique logique, soit l’Asie occidentale pour la Géorgie, l’Azerbaïdjan et l’Arménie, l’Asie Centre et Sud pour le Kazakhstan, le Kirghizstan, l’Ouzbékistan, le Tadjikistan et le Turkménistan, l’Europe orientale pour la Biélorussie, l’Ukraine et la Moldavie, soit enfin l’Europe septentrionale pour les trois Etats baltes.

Les territoires les plus occidentaux de la Russie, et la région de Marmara pour la Turquie, peuvent être classés dans l’Europe, mais la majeure partie des territoires de ces deux pays relève d’une autre définition géographique. La Russie forme avec l’Union européenne non l’Europe, mais une Eurasie et la majorité des territoires russes est nord-asiatiques. De même, la majorité des territoires turcs se situe incontestablement dans l’Asie occidentale des cartographes.

En outre, des décisions politiques prises au XXe siècle ont renforcé l’éloignement géographique de la Russie et la Turquie par rapport à l’Europe. On sait combien le choix d’une capitale politique est une décision majeure dans tout pays. Chacun connaît le choix des Etats-Unis pour une capitale fédérale indépendante de tout Etat américain. Plus récemment, le choix de Berlin, nouvelle capitale remplaçant Bonn, symbolise la volonté géopolitique nouvelle de l’Allemagne réunifiée. En choisissant comme capitale de l’empire russe Saint-Pétersbourg à compter de 1715, Pierre la Grand voulait montrer sa volonté d’ouvrir des fenêtres russes sur l’Europe. Deux siècles plus tard, en 1918, l’empire soviétique transporte le gouvernement à Moscou avant de refaire de cette ville la capitale de l’URSS, toujours aujourd’hui de la Russie. Si l’implosion de l’empire soviétique a permis à Saint-Pétersbourg de retrouver son nom d’avant 1914, effaçant tant son nom russe de Petrograd que son nom communiste de Leningrad, la ville n’est pas pour autant redevenue capitale de la Russie, ce qui aurait signifié une forte volonté de replacer la Russie dans l’Europe. En Turquie, le choix d’Ankara comme siège du gouvernement de Mustafa Kemal en 1919, puis comme capitale politique en 1923, symbolise une volonté nationaliste d’éloignement d’Istanbul, descendante de Constantinople, qui porte encore dans ses veines tant de lointains souvenirs européens que le pouvoir turc s’est appliqué à restreindre.

Ainsi l’analyse de l’identité  géographique situe-t-elle la Russie et la Turquie dans une même relation territoriale par rapport à l’Union européenne. Elle les différencie pour la même raison de l’Europe, tandis que leurs décisions de changements de capitale politique ont conforté cette différence.

 

Des marqueurs historiques

L’étude de l’identité historique conforte ce qui précède car, concernant l’histoire des relations de la Russie d’une part et de la Turquie d’autre part avec l’Europe, d’autres parallèles sont possibles. Pour les peuples européens, et parfois pour les mêmes, la Russie et la Turquie sont vues comme les descendants de régimes colonisateurs. C’est d’ailleurs en raison de leur identité européenne que des peuples européens se sont opposés ou libérés des dominations russe, soviétique ou turque.

Plusieurs régions d’Europe sont marquées dans leur histoire par des soumissions coloniales, dues tour à tour à l’empire ottoman, à l’empire russe, ou à son successeur l’empire soviétique. C’est pourquoi, après 1989, dans plusieurs pays d’Europe orientale et septentrionale, comme les pays baltes, la priorité n’était pas l’entrée dans l’Union européenne, mais dans l’OTAN, c’est-à-dire dans une organisation militaire pour éloigner le risque d’être à nouveau colonisé et dominé par une armée étrangère au XXIe siècle. Dans ce contexte historique, on peut penser que beaucoup de peuples européens aiment les Russes et les Turcs, mais chez eux, car les cicatrices de l’histoire sont nombreuses, et sans doute d’autant plus vives lorsqu’elles ont récentes.

Mais l’essentiel, au-delà de la géographie et de l’histoire, est dans l’identité culturelle. C’est sur ce critère que doivent se fonder les frontières de l’Union européenne, ce qui suppose de le définir.

Il faut néanmoins d’abord savoir quel est le projet de l’Union européenne. Selon nous, il est clairement implicite dans les textes des pères fondateurs et de Robert Schuman qui écrit par exemple : «  La communauté européenne doit créer l’ambiance pour une compréhension mutuelle, dans le respect des particularités de chacun ; elle sera la base solide d’une coopération féconde et pacifique. Ainsi s’édifiera une Europe nouvelle, prospère et indépendante. »[xv]. Il s’agit d’aimer et de promouvoir les quatre valeurs humaines de la civilisation européenne, qui s’expriment aujourd’hui notamment dans une volonté toujours renouvelée de faire vivre la démocratie. Ces quatre valeurs fondamentales sont, comme nous l’avons montré par ailleurs[xvi], l’égalité, la liberté, la créativité et l’ouverture et la séparation des pouvoirs, et plus encore la capacité à intensifier la portée de ces valeurs et à les associer dans une complémentarité toujours plus intense. La géographie de l’Union européenne doit donc d’abord être culturelle.

 

La question des libertés

Sur le plan des libertés, elles n’ont cessé de se diffuser en Europe, malgré des périodes où certaines régions enregistrent des reculs. La démocratie monastique s’instaure dès le premier millénaire. La Magna carta, la grande charte, qui instaure une loi plaçant la liberté au-dessus du roi, date de 1215 et est confirmée en 1297. Et le Moyen Age connaît les assemblées de citoyens de la Suisse, le développement des libertés urbaines ou la création d’universités autonomes[xvii]. La pétition de droit (bill of rights) date de 1638 et l’habeas corpus de 1679, anticipant la Déclaration des droits de l’homme de 1789. En revanche, les territoires turcs et russes disposent d’un héritage très éloigné de ces avancées vers les libertés.

Le sultan ottoman assurait son pouvoir non en respectant la liberté de ses frères, mais souvent en les assassinant pour les écarter du pouvoir. Plus récemment, la liberté religieuse continue d’être mis en mal en Turquie. Le traité de Lausanne de 1923 organisait le transfert des populations grecques d’Asie mineure en Europe et turques de Grèce vers la nouvelle Turquie. Respectivement 1 350 000 Grecs et 430 000 Turcs furent déplacés, tandis qu’étaient enterrés les projets de nations arménienne et kurde. Mais il prévoyait également l’acceptation par la Turquie de l’existence de minorités non musulmanes et l’assurance d’une liberté de culte, d’éducation et d’expression, tout particulièrement à Istanbul, ville alors à minorité musulmane où devait régner la liberté religieuse[xviii]. En conséquence, les puissances de l’Entente évacuent Istanbul le 2 octobre 1923 et le 6 octobre, les kémalistes entrent à Istanbul. Mais l’engagement ne fut nullement tenu. La politique liberticide menée par Ankara provoqua l’exode des Chrétiens grecs, des Arméniens et de nombreux israélites, à la suite d’une sorte de volonté d’épuration. En 1971, le pouvoir turc ferma le seul séminaire orthodoxe existant encore, le collège théologique de Haiki, île proche d’Istanbul et en interdit tout autre. Or les 12 métropolites qui élisent en synode le patriarche doivent être tous de nationalité turque et sortir de ce collège. Les Turcs de confession orthodoxe ne sont donc qu’une poignée, environ 2 000, même s’ils comptent parmi eux le patriarche œcuménique de Constantinople[xix]. Cet exemple montre l’écart qui peut exister entre les textes et la réalité. En effet, bien que la république turque soit laïque, notamment selon la dernière constitution, rédigée et imposée par la junte issue du coup d’Etat de 1980, approuvée par plébiscite le 7 novembre 1982, la pratique constatée ne semble pas respecter la liberté religieuse.

Il est vrai que depuis la Turquie est un régime parlementaire et pluraliste en phase de transition démocratique. Mais depuis 1987, les cinq provinces du Kurdistan turc vivent sous l’état d’urgence et les personnes déplacées ne peuvent regagner leurs terres. Demeure une autre question concernant les libertés qui a heureusement évolué. La torture était une pratique courante encore à la fin des années 1990. Le président Demirel a admis, en 1999, qu’elle existait, mais qu’elle n’était plus une politique d’Etat. Depuis avril 1999, une loi permet au gouvernement de punir les policiers ou fonctionnaires condamnés pour tortures ou traitements cruels, inhumains ou dégradants.

 

L’esprit d’ouverture

An plan culturel, une valeur forte de l’identité de l’Europe réside dans sa capacité d’ouverture, par opposition à des sociétés ou des civilisations ayant souvent pratiqué l’autarcie ou ayant des comportements de fermeture. Les deux plus grandes preuves d’une attitude peu ouverte de la Russie, bien que de sens inverse, peuvent être illustrées par Pierre le Grand ou Staline. Pierre le Grand, après avoir visité incognito l’Europe occidentale et constaté ses considérables avancées, dénonce, avec beaucoup de force, la fermeture d’une Russie repliée sur elle-même, refusant la curiosité associée à l’esprit d’ouverture. L’attitude de Pierre le Grand témoigne a contrario d’une culture russe qui, même si elle connaît de brillantes exceptions, n’a pas un penchant identitaire favorable à l’ouverture. Plus récemment, en refusant le plan Marshall, Staline n’exprime pas seulement une volonté géopolitique, mais témoigne d’une attitude culturelle consistant à porter peu d’intérêt à ce que la connaissance de l’autre peut apporter. L’explication se trouve peut-être dans les vastes espaces de la Russie, tandis que ses possibilités maritimes sont limitées et en conséquence n’encouragent guère à développer des réflexes conduisant à regarder des horizons qui sont terriblement lointains. De même que la Chine, dans son immensité, peut se considérer comme l’empire du milieu et donc ne pas nécessairement s’intéresser à ce qui lui apparaît périphérique, la Russie peut ressentir les autres comme lointains et donc cultiver, implicitement au moins, un comportement dominant général de fermeture, d’autant qu’il a été en outre souvent exacerbé par les systèmes politiques impériaux, tsaristes ou soviétiques et par les contenus éducatifs.

De la même façon, on peut dire que la Turquie n’a guère dans son héritage de valeurs d’ouverture, en dépit du basculement de Mustapha Kemal cherchant dans les progrès constatés en Europe les éléments de création d’une nouvelle nation et la consolation de la perte de la forte présence de l’empire ottoman dans le monde arabe et dans les Balkans. Or l’empire ottoman s’est aussi longtemps comporté comme un empire du milieu, n’ayant nul besoin de savoir ce qui se passait ailleurs. La meilleure preuve se trouve dans sa diplomatie puisque l’empire ottoman, pendant longtemps, n’éprouva nul besoin d’avoir des ambassadeurs dans d’autres pays ou d’envoyer des représentants chargés de renseigner sur l’autre. Renfermé sur lui-même, le pouvoir ottoman véhiculait un esprit de fermeture inverse de l’esprit de créativité[xx] et d’ouverture de l’identité de l’Europe.

 

La séparation des pouvoirs

L’identité européenne repose en outre sur la séparation des pouvoirs qui concerne deux aspects : la séparation entre le temporel et le spirituel, conformément à l’enseignement de Jésus : « rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu », et la séparation entre les pouvoirs civils et militaires. Maintenir comme objectif cette double séparation impose une tension permanente ayant trop souvent connu des périodes de relâchement dans les pays européens. Mais, en Europe, l’histoire de la longue durée demeure celle d’une volonté de construire une société visant ce double principe.

Russie, Moscou, église orthodoxe. Crédits: C. Millet

Or, une telle vision n’apparaît pas partagée ni selon l’histoire russe, ni selon l’histoire turque. L’église orthodoxe russe, née en 988 à la suite du baptême de Vladimir, est jusqu’en 1448 une métropole du patriarche de Constantinople. Elle devient alors autocéphale et subit ensuite de nombreuses contraintes politiques. En 1721, Pierre le Grand remplace le patriarcat par un synode. Il faut attendre 1917 pour que le concile local de l’église russe rétablisse le patriarcat en élisant Tikhon, le métropolite de Moscou. Mais, en 1922, le pouvoir soviétique arrête Tikhon, tue des évêques, des prêtres et des religieux et confisque les biens religieux. Il soutient même la création d’une « église vivante » qu’il contrôle largement. Après la fin de l’empire soviétique, le pouvoir contribue à la primauté de cette église, ne donnant aucune reconnaissance à l’église des catacombes créée dans la clandestinité en 1927. Ainsi, malgré le dévouement et même le martyr de nombre de ses membres, l’église autocéphale russe demeure dans une certaine mesure liée au pouvoir politique, d’autant que celui-ci continue à disposer d’un système de contrôle des populations avec les services qui font suite au KGB, ce même KGB qui a assuré la formation de Poutine.

L’histoire de la Turquie ne glorifie pas la liberté religieuse. Le génocide arménien de 1915 est aussi un génocide religieux vis-à-vis de populations qui ont le tort d’être chrétiennes. Le pouvoir peut reprocher à certains Arméniens de s’être enrôlés comme mercenaires dans des armées russes, mais le pouvoir ottoman n’a jamais rien fait pour intégrer des populations de religions diverses. Par exemple, les Chrétiens et les juifs étaient exemptés du service militaire, mais contre une taxe. Ensuite, la Turquie organise, dès les années 1920, le repoussement de la majorité chrétienne d’Istanbul. En conséquence, sous la contrainte, un pays auparavant de religion multiple, a laissé la place à une homogénéité religieuse supérieure à celle de n’importe quel pays européen.

L’autre séparation qui n’est guère dans les traditions russe et ottomane résulte de la place prépondérante donnée à l’armée. En dépit de divers amendements, la Turquie continue d’accorder à l’armée un rôle de surveillance de l’exécutif, qui n’a pas d’équivalent  dans le monde occidental.

 

La place du pouvoir militaire

Entretenir un empire coûte cher. Rome, pour supprimer ses ennemis (Carthage notamment), pour assurer la sécurité maritime en Méditerranée (à compter de 67 av J.-C.), pour qu’il en soit de même sur les routes romaines comme sur le limes, avait un budget militaire considérable. Et, lorsque que la dépopulation limita ce que l’on appellerait aujourd’hui le produit intérieur brut, les moyens à consacrer à la sécurité devinrent insuffisants. On connaît la suite.

L’histoire de l’empire russe est semblable. Son existence repose sur de forts budgets militaires, au détriment des investissements civils. L’actualité de l’année 2004 met bien en évidence deux types de système. En Russie, le pouvoir civil n’a jamais dénoncé les exactions de l’armée en Tchétchénie ou ailleurs. Aux Etats-Unis, les chefs militaires et leurs supérieurs civils sont auditionnés publiquement par le Congrès sur des comportements incontestablement répréhensibles.

Dans l’empire ottoman, les effectifs militaires étaient considérables, car le pouvoir privilégiait « les canons » par rapport au « beurre ». Le pouvoir central était davantage tourné vers une volonté de domination que vers la recherche d’une meilleure création de richesse due au travail des populations. La conquête militaire était le principal outil pour accaparer de nouvelles richesses, soit en subtilisant des biens, soit en prélevant sur les populations des pays colonisés. Par exemple, on est surpris de constater que la ville de Debrecen, qui était le grand marché agricole de Hongrie orientale, n’ait jamais été envahie par les troupes ottomanes, alors que celles-ci, pendant un siècle et demi (1526 à 1686), contrôlaient toute la région. La raison en est que la ville versait un tribut à ses occupants. Dans l’armée ottomane, les janissaires, infanterie régulière composée d’enfants chrétiens enlevés à leurs familles, puis élevés dans la religion musulmane, devaient se consacrer pour la vie au métier des armes. En conséquence, par exemple au XVIIIe siècle, ils constituèrent une force politique décisive, faisant et défaisant les sultans. Mahmud II les fit massacrer en 1826 pour abolir l’institution.

Aussi le système politique ottoman privilégiait-il l’art militaire, qui lui assurait des ressources confortables, à l’investissement dans des initiatives civiles susceptibles de diffuser des progrès techniques utiles aux populations. Au XXe siècle, c’est  Mustapha Kemal lui-même qui s’alarme du retard de son pays dans la connaissance, la formation ou le savoir-faire économique.

Néanmoins, dans la Turquie comme dans l’empire ottoman, l’armée conserve une place prépondérante dans le système politique, guère respectueuse du principe de séparation des pouvoirs. Le chef d’état-major est un personnage essentiel dans l’Etat et l’armée turque est responsable de divers coups d’Etat, officiels ou camouflés. Elle a officiellement gouverné à la suite de trois coups d’Etat militaires, en 1960-1961, 1971-1973 et 1980-1983. Le Conseil national de sécurité ou MGK, composé du président, de civils et des chefs des armées, est souvent considéré comme un gouvernement de l’ombre, imposant ses vues à la majorité issue de la majorité parlementaire, ou provoquant sa chute comme ce fut le cas du gouvernement Erbakan en 1997.

Certes, si les textes plus récents tendent à civiliser le système politique turc, en réduisant le pouvoir de l’armée, notamment celui du Conseil national de sécurité. Par exemple, la révision constitutionnelle du 22 juin 1999 a démilitarisé les cours de sûreté de l’Etat (article 143 de la Constitution). Cela a alors permis le remplacement immédiat, dans le procès Öçalan, du juge militaire par un juge civil. On notera que cette évolution s’est effectuée moins sous la pression d’une éventuelle adhésion à l’Union européenne que du Conseil de l’Europe. En effet, alors que la Turquie est signataire de la Convention européenne des droits de l’homme, la Cour européenne estimait que les cours de sûreté de l’Etat, du fait de la présence d’un juge militaire, ne pouvaient être considérés comme des tribunaux impartiaux et indépendants et violaient de ce fait la Convention. Le 7 mai 2004, plusieurs nouveaux amendements constitutionnels ont été approuvés qui permettent entre autres, le contrôle des dépenses militaires, mais l’armée reste puissante[xxi]. Elle demeure un Etat dans l’Etat, avec ses écoles, sa doctrine, ses quartiers réservés, ses actifs économiques. Et, même si plusieurs textes présentent des avancées vers la séparation des pouvoirs civils et militaires, l’inverse ne peut qu’être ancré longtemps dans les pratiques[xxii].

La question des libertés économiques[xxiii] se pose également en raison du caractère bureaucratique du régime et de l’importance de la corruption.

 

Un risque géostratégique pour l’Union

Enfin, l’entrée soit de la Turquie[xxiv], soit de la Russie dans l’Union européenne pose différents problèmes géopolitiques. En effet, la position géostratégique de la Turquie en fait le rempart de poussées soviétiques ou russes vers la Méditerranée, via les détroits, ou vers le Moyen-Orient, à travers le plateau anatolien. Les relations difficiles entre la Turquie et la Russie demeurent une constante de l’histoire, d’ailleurs favorisée par les puissances extérieures, tandis que le monde arabe déplore le soutien de la Turquie à Israël, comme il craint celui qui était le colonisateur ottoman. En conséquence, toute entrée de la Turquie dans l’Union européenne serait mal vue et mal acceptée par la Russie, qui l’a d’ailleurs fait comprendre à demi-mot au printemps 2004 lors des referendums organisés par l’ONU à Chypre. Cette entrée ne recevrait approbation, explicite ou implicite, par la Russie que si elle affaiblissait à la fois l’Union européenne, alors encore plus incapable d’avoir une politique commune de sécurité et de défense, et la Turquie, contrainte d’abaisser sa garde militaire. Pour les pays arabes, l’entrée de la Turquie serait vue comme un rapprochement entre l’Union européenne et Israël. De l’autre coté, la Turquie verrait d’un très mauvais œil l’entrée de la Russie, l’ennemi constant du Nord, dans l’Union européenne.

Donc l’une ou l’autre décision mettrait l’Union européenne dans une situation géopolitique très délicate, attisant les tensions entre l’Europe, l’Eurasie et l’Asie occidentale. Est-ce vraiment souhaitable ? Les questions pouvant compliquer les relations entre l’Union européenne et la Russie sont déjà nombreuses, qu’il s’agisse de l’enclave de Kaliningrad, des minorités russes dans les pays baltes, de l’appartenance désormais acquise de ces derniers à l’OTAN, des rapprochements entre l’Union ou des pays de l’Union avec l’Ukraine, des questions d’environnement... N’ayons pas peur de dire que l’entrée de l’un de ces deux pays, Russie ou Turquie, dans l’Union européenne, serait pour l’autre une provocation géopolitique majeure dont la paix n’a nul besoin. Il en résulterait pour l’Union européenne des difficultés géostratégiques qui, non seulement, porterait atteinte à toute politique extérieure cohérente, mais, en outre, serait source de tiraillements, voire de conflits  au sein même de l’Union.

 

Les frères et les amis

Le président Giscard d’Estaing, alors président de la Convention pour une constitution européenne, Convention au sein de laquelle figuraient des représentants turcs, a déclaré le 8 novembre 2002 : « La Turquie n’est pas un pays européen et son entrée serait la fin de l’Union européenne ». Lorsqu’on examine la géographie ou l’histoire, les conclusions sont conformes à cette analyse. La Turquie, comme la Russie, se situe en prolongement géographique de l’Europe mais non en Europe, et il n’est pas possible de comprendre l’histoire de ces pays sous l’éclairage des valeurs de l’identité européenne. Le pouvoir turc, comme le pouvoir ottoman, s’est imposé par la primauté du militaire ou par la domination de la majorité sur les minorités en Arménie, face aux kurdes, ou en chassant les orthodoxes d’Istanbul ou en les empêchant de se renouveler.

La question des frontières de l’Union européenne conduit bien évidemment à opposer arguments et contre arguments pour fixer ses limites cartographiques. Mais cette question va bien au-delà du souci de tracer des traits sur une carte. Elle est essentielle car elle pose tout simplement la question de l’identité et du sens à donner à l’Union européenne. Dans un cas, l’Union européenne n’est qu’un vaste marché économique et l’on ne voit pas pourquoi ses frontières s’arrêteraient dans la région de Marmara ou à Kiev, et l’on aimerait y inclure un Maghreb dont les gouvernants sauraient déployer des politiques efficientes de développement. Mais alors l’Union européenne ne sera alors que cela, une sorte d’auberge espagnole sans Histoire, sans Géographie, sans Culture, sans dessein, juste utile à éventuellement parfaire les conditions économiques en stimulant les pays et les entreprises par la concurrence.

Ou, au contraire, il faut se rappeler que l’homme ne vit pas seulement de pain, qu’il est dans sa vocation d’œuvrer pour des valeurs supérieures, que sa capacité à le faire suppose de puiser dans ses racines identitaires les forces lui permettant là de résister aux totalitarismes, ici de promouvoir des idées civilisatrices. Alors, dans ce cas, les frontières de l’Union européenne ne peuvent être le fruit de négociations formelles. Elles sont inscrites dans la géographie culturelle. Elles imposent de distinguer les frères et les amis. Les frères partagent un long passé d’efforts, de sacrifices et de dévouements, créateur d’une identité commune. Les frères partagent la volonté commune, après trop de séparations subies, de se retrouver pour bâtir ensemble leur avenir. Les frères ont un héritage de gènes spirituels qui rendent leurs liens inaltérables, en dépit des vicissitudes de l’histoire. Les frères ont donc vocation à œuvrer ensemble pour une unité européenne fondée sur le respect de la richesse des diversités de chacun.

Fixer des frontières à l’Union européenne n’empêche en rien d’avoir des amis descendants d’une autre histoire, issus d’autres cultures, inscrits dans une autre géographie. Donc, les frontières de l’Union européenne ont vocation de s’arrêter là où vivent des peuples dont l’identité commune est attestée, qui adhérent au même universel commun sans lequel il ne peut y avoir de dessein collectif et l’espérance de contribuer à la paix et au développement dans le monde. Au-delà, cette Union européenne doit promouvoir et entretenir des amitiés, d’abord avec les pays qui lui sont limitrophes, comme la Russie et la Turquie, amitiés supposant de forts partenariats.

Affirmer toute autre démarche, comme celle consistant à vouloir admettre la Russie ou la Turquie comme membre de l’Union européenne, correspond à une vue aboulique  de l’Europe. Car nombre d’autres pays peuvent affirmer des liens linguistiques, culturels ou historiques aussi conséquents que ceux de la Russie ou de la Turquie avec l’Europe. On pourrait citer Israël, le Liban, ou aussi l’Australie, la Nouvelle-Zélande, ou encore cette Argentine peuplée d’européens dont la capitale est désignée comme le Paris de l’Amérique du Sud.

Une sorte de fuite en avant consistant à admettre la Russie ou la Turquie comme membre de l’Union européenne apparaîtrait comme une boulimie qui déstabiliserait la position géostratégique de l’Union et la confinerait à n’être qu’une simple zone de libre-échange ayant perdu tout référent autre qu’économique, et donc toute dimension identitaire. Certes, l’Union européenne est un projet et non un territoire. Mais tout projet s’applique sur des territoires et ne peut réussir que s’il est en concordance avec les hommes et les cultures qui sont la vie de ces territoires. En conséquence, l’Union européenne ne peut rester un objet géographique non identifié. Elle ne réussira que si elle sait définir sa géographie, c’est-à-dire l’ensemble des territoires où elle peut conduire un projet utile tant à ses citoyens qu’à la paix et à la prospérité dans le monde.  

Recteur Gérard-François Dumont

Professeur à l’Université de Paris-Sorbonne, Président de la revue Population & Avenir www.population-demographie.org 191, rue Saint-Jacques, 75005 Paris  tél/fax #33(0)6 65 74 48 51. Courriel - e-mail : Gerard-Francois.Dumont@paris4.sorbonne.fr  

Notes

[i] Il s’agissait en réalité de beaucoup plus qu’un élargissement, de la réunion de l’Europe.

[ii] À la demande d’adhésion du Maroc, l’Union européenne a simplement répondu à ce pays qu’il était africain.

[iii] Traitées régulièrement sous ses différents aspects par la revue bimestrielle Population & Avenir, cf. par exemple l’éditorial : Dumont, Gérard-François, « Les frontières de l’Europe », n° 668, mars-avril 2004.

[iv] Charles De Gaulle a aussi été un grand européen. Cf. Hermann Kusterer, Le Général et le Chancelier, préface de Pierre Messmer, Paris, Economica, 2001.

[v] Il convient de rappeler que le choix du 9 mai comme fête de l’Europe commémore la déclaration de Robert Schuman du 9 mai 1950.

[vi] Qui plaida pour des Etat-Unis d’Europe avant même la fin de la guerre.

[vii] Ce texte du début des années 1950, qui ne se retrouve pas dans le seul livre publié par Robert Schuman Pour l’Europe, Nagel, Paris, 1963, a été publié dans France-Forum, novembre 1963, n°52.

[viii] Sur un plan formel, la Suisse n’est pas membre de l’Espace économique européen, car ses électeurs l’ont refusé par votation. Mais les accords bilatéraux entre l’Union européenne et la Suisse ne diffèrent guère.

[ix] On se rappelle qu’il existait une frontière symbolique entre l’URSS et les autres pays européens placés sous le joug soviétique, avec un écartement différent des voies de chemin de fer, alors que par exemple, la largeur des voies de la Pologne a toujours correspondu aux normes européennes. Même si cela n’a pas empéché l’entrée de certains pays dans l’Union européenne, comme l’Espagne et le Portugal en 1986, puis les pays baltes, Néanmoins, les normes soviétiques d’écartement des voies en Ukraine restent comme le symbole d’un vaste pays encore sous l’héritage des normes soviétiques et post-soviétiques. De là vient sans doute le stéréotype selon lequel l’Ukrainbe se trouve « dans la partie russe du monde ».

[x] Par exemple, Le Monde, 13 mai 2004.

[xi] Gérard-François Dumont ; « L’élargissement démographique de l’Union européenne », Population & Avenir, n° 661, janvier-février 2003.

[xii] Certes, chacun se rappelle la formule du Général De Gaulle sur « l’Europe de l’Atlantique à l’Oural ». Il est vrai que l’orientation méridienne de ce massif montagneux constitue une tentation de délimitation. Mais l’Oural n’est en rien une barrière géographique séparant deux mondes, ni au plan physique, ni au plan humain. La Sibérie est majoritairement peuplée de Russes et c’est la langue russe qui fait essentiellement l’unité de cet immense empire qu’est la fédération de Russie.

[xiii] Cf « La géographie mondiale des populations », Population & Avenir, n° 665, novembre-décembre 2003.

[xiv] Il semblerait que l’esprit d’asservissement subi en Russie doit encore considérablement évoluer pour reléguer dans le passé cet aphorisme : « Si c’est toi le supérieur, c’est moi l’idiot ; si c’est moi le supérieur, c’est toi l’idiot ».

[xv] Ce texte du début des années 1950, qui ne se retrouve pas dans le seul livre publié par Robert Schuman Pour l’Europe, Nagel, Paris, 1963, a été publié dans France-Forum, novembre 1963, n°52.

[xvi] Et notamment dans : Dumont, Gérard-François, L’identité de l’Europe, Nice, Editions du CRDP, 1997.

[xvii] On peut d’ailleurs noter que les universités du Moyen Age sont davantage autonomes que les universités d’aujourd’hui en France.

[xviii] Voici par exemple quelques articles du traité de Lausanne :

Article 40 :

Les ressortissants turcs appartenant à des minorités non musulmanes jouiront du même traitement et des mêmes garanties en droit et en fait que les autres ressortissants turcs. Ils auront notamment un droit égal à créer, diriger et contrôler à leurs frais toutes institutions charitables, religieuses ou sociales, toutes écoles et autres établissements d'enseignement et d'éducation, avec le droit d'y faire librement usage de leur propre langue et d'y exercer librement leur religion.

Article 41 :

En matière d'enseignement public, le gouvernement turc accordera dans les villes et districts où réside une proportion considérable de ressortissants non musulmans, des facilités appropriées pour assurer que dans les écoles primaires l'instruction soit donnée dans leur propre langue aux enfants de ces ressortissants turcs. Cette stipulation n'empêchera pas le gouvernement turc de rendre obligatoire l'enseignement de la langue turque dans lesdites écoles.

[xix] Actuellement Sa Sainteté Bartholomeos 1er, né en 1940, titulaire depuis 1972.

[xx] Cette créativité s’exprime par exemple par l’extrême diversité des arts selon les cultures des différents pays européens et selon les époques.

[xxi] Le Monde, 15 mai 2004, page 6.

[xxii] A l’exemple de la France, décentralisée selon les lois, et désormais la constitution, mais conservant de fortes pratiques jacobines.

[xxiii] Sur la situation économique de la Turquie ainsi que sur d’autres aspects, on peut se reporter utilement à Yves-Marie Laulan, « La Turquie fait-elle partie de l’Europe », La géographie, n° 1510, septembre 2003.

[xxiv] Cf. également Dumont, Gérard-François, « La Turquie, populations et géopolitique », Population & Avenir, novembre-décembre 2004.

 

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Date de la mise en ligne: septembre  2005

   

 

   

 

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