Recherche par sujet

www.diploweb.com Géopolitique d'un pays candidat à l'Union européenne

Le militaire et la politique en Turquie,

par Levent Ünsaldi, docteur en sociologie de l'université Paris I   

 

Dans le cadre de ses synergies géopolitiques, le site www.diploweb.com vous présente sur Internet un extrait du livre de

Levent Ünsaldi, "Le militaire et la politique en Turquie, publié en août 2005 par les éditions L'HARMATTAN (ISBN: 2-7475-8981-1). Découvrez toutes les publications de cet éditeur sur son site: http://www.librairieharmattan.com

Vous trouverez en bas de page:  2. Présentation de l’ouvrage. 3. Présentation de l'auteur.

Mots clés - Key words: le militaire et la politique en turquie, levent ünsaldi, éditions l'harmattan, 2005, géopolitique, sociologie, géostratégie, défense, relations internationales, histoire, pays candidat à l'union européenne, les rapports armée-pouvoir, le phénomène militaire en turquie, repères chronologiques, bibliographie. 

 

*

 

 

1. L'extrait

Conclusion gÉnÉrale

Le pouvoir militaire relève tout d’abord du poids politique de l’institution militaire qui, en dernière analyse, détient la capacité d’arbitrage et de veto. Il indique également le processus par lequel l’armée devient une sorte de balancier qui occupe une place centrale dans le système politique en intervenant de manière décisive dans les conflits sociopolitiques. Les traits ci-dessus configurent ce que nous appellerons par commodité, après de nombreux auteurs[1], une variété d’État prétorien moderne. Si l’État prétorien historique était marqué par la prépondérance capricieuse d’une armée faiblement professionnalisée au tempérament anarchique et rebelle, avide de rapines et d’aventures à l’image des caudillos de l’Amérique latine, avec un haut degré de désorganisation politique et sociale, l’État prétorien moderne se caractérise par un système politique dont l’armée occupe le cœur et assume potentiellement la direction[2]. Les obstacles à l’affermissement du pouvoir civil dans ce type de système prétorien reproduisant, sinon renforçant, par-là le pouvoir militaire sont nombreux. Ils relèvent à la fois des structures sociétales et des caractéristiques de l’institution militaire.

 

Le rôle politique des militaires en Turquie

Le rôle politique des militaires en Turquie n’est identique ni dans le temps ni dans l’espace. Il n’est pas déterminé non plus par des causes uniques et simples. La place privilégiée des forces armées dans le système politico-étatique n’est due ni à la surévaluation des valeurs kémalistes, ni au faible développement de la culture politique ou de la société civile, encore moins à la manipulation d’un « ailleurs » socio-économique[3]. ’ingérence quasi institutionnalisée des militaires dans la vie politique est en revanche inséparable de l’instabilité politique chronique que connaît le pays depuis plus de 50 ans (cf. partie I). Mais elle n’en est nullement la cause. Elle apparaît, au contraire, comme étant l’expression d’une crise des institutions politiques, révélatrice d’une profonde crise sociale et économique. Face à une société marquée par l’accentuation des inégalités sociales et l’aggravation des écarts sociaux, l’armée, seul groupe national possédant une cohésion institutionnelle indéniable et une autorité rarement discutée, procure, semble-t-il, « une hégémonie bureaucratique de substitution »[4]. C’est-à-dire « une organisation du consentement de différentes couches sociales autour d’un projet national »[5], lorsque les conflits sociopolitiques viennent à menacer l’ordre interne ou la stabilité, sinon l’existence du système global. Elle est d’autant plus tentée de le faire qu’il existe dans son système de valeurs, une réelle propension à l’action politique. Ce rôle régulateur[6] fait toutefois de l’organisation martiale non pas un arbitre ou un pouvoir modérateur mais bien une des instances dirigeantes du système politico-étatique ayant un droit de regard légitime dans la gestion du pays.

Ce raisonnement est aussi celui de Samuel Huntington dans son étude très inspirée, vieille d’un quart de siècle, sur « les sources du prétorianisme ». Selon lui, les causes les plus déterminantes de l’intervention de l’armée, sont d’ordre politique et reflètent d’abord la structure politique et institutionnelle de la société. Les interventions de l’armée dans les pays dits du Sud ne sont que la manifestation spécifique d’un phénomène plus vaste, à savoir l’absence d’institutions politiques capables de réguler et d’arbitrer les conflits[7]. On peut se demander à cet égard si l’instabilité politique et la crise de l’État débouchant sur l’ingérence permanente des militaires dans la vie politique, ne sont pas dues à l’accélération du changement social et aux obstacles rencontrés. Peut-être, dans un contexte de développement économique, les transformations rapides des structures sociales des pays périphériques débouchent-elles aujourd’hui inéluctablement sur des crises politiques durables.

 

Pour qu’un système reste stable dans un environnement instable...

S’il en était ainsi, tout se passerait alors en quelque sorte suivant la théorie des systèmes de la sociologie fonctionnaliste[8] indiquant que, pour qu’un système reste stable dans un environnement instable, alors qu’il est ballotté par une conjoncture qu’il ne peut pas contrôler, il faut qu’il comporte un sous-système qui soit aussi mobile que l’environnement et évolue en sens inverse, afin de compenser ses fluctuations. Le sous-système militaire inverseur des évolutions sociales permettrait à cet égard la survie du système politique malmené par les coups d’un développement rapide et insuffisamment maîtrisé. On pourrait, ici, reprendre également les analyses de Merton selon lesquelles une situation sociale donnée, transforme la fonction normale d’un organe : la réalité d’une fonction à un certain moment ne dépend pas seulement de l’objet pour lequel un organe a été créé, mais encore des manquements ou des débordements des organes affectés à d’autres fonctions. D’après lui, le « boss », dans les « machines politiques américaines » remplissait ainsi vis-à-vis du pauvre immigrant, futur électeur, une fonction que nous qualifierons aujourd’hui d’assistance sociale : « Le contexte structurel qui rend difficile, sinon impossible, aux structures moralement approuvées, l’accomplissement de fonctions sociales essentielles, laisse la porte ouverte aux machines politiques pour l’accomplissement de ces fonctions (…) en termes plus généraux, les déficiences fonctionnelles de la structure officielle engendrent une structure de remplacement non officielle pour satisfaire plus efficacement les besoins existants »[9]. De même, il pourrait être défendu que l’armée ajoute à sa fonction normale, celles que lui impose ou lui suggère la carence ou l’absence d’autres organes sociaux.

Un deuxième obstacle à la réduction de la mainmise militaire sur le système politique, provient des caractéristiques institutionnelles des forces armées. L’institution militaire telle qu’elle apparaît aujourd’hui en Turquie, s’est constituée au fil des années comme une organisation singulière dont la professionnalisation, amorcée il y a plus d’un siècle par les missions allemandes, visait à détourner les pachas de l’Empire ottoman, de l’activisme politique et à former de nouveaux professionnels de la guerre, indépendants du pouvoir. Cette armée de cadres, s’est toutefois rapidement investie d’un rôle capital dans l’édification d’une identité de destin qui a pour socle la nation. N’est-ce pas autour du soldat que s’est développé le nationalisme turc, d’abord sous sa forme passionnelle et guerrière, puis sous sa forme intellectuelle et doctrinale ? N’est-ce pas dans l’armée et par l’armée que s’est constituée l’identité nationale ? L’armée ne représente-t-elle pas l’institution la plus intensément mêlée à tous les remous, à toutes les vicissitudes de l’histoire nationale ? Selon Bernard Vernier , l’armée en Turquie est « la suprême pensée de tous ceux que l’avenir de l’État inquiète »[10]. Aussi, ajoute-t-il, « tous les gouvernements, les uns après les autres, dès qu’ils prennent le pouvoir, saluent en elle l’instrument glorieux qui a, non seulement assuré la survie du pays, mais y a instauré la démocratie »[11]. Le pays semble donc tout « devoir » à son armée : l’indépendance, la souveraineté, la République, la modernité… Son rôle dominant est profondément inscrit dans l’histoire.

 

L'institution jugée la plus crédible

’armée en Turquie s’avère à la limite, comme la seule force politique légitime, ou du moins tout se passe comme s’il en était ainsi. Elle se classe toujours en tête des sondages comme l’institution la plus crédible. Symbole de stabilité et d’efficacité, alors que les autres institutions de l’État sont fortement dévalorisées, elle ne suscite que peu de controverses au sein de l’opinion publique. Sa tutelle dans la gestion du pays est donc réclamée, populaire sinon majoritaire dans la société turque. Les manifestants (Gaziosmanpaşa/Istanbul) qui refusent de céder devant la police anti-émeute, mais qui accueillent sous les applaudissements l’arrivée des renforts militaires ; les supporteurs de l’équipe adverse qui revendiquent être accompagnés non pas par les policiers mais par les brigades de la Gendarmerie ; l’un des responsables éminents de la communauté alaouite (İzzettin Doğan) qui affirme avoir misé tout son espoir sur le Conseil de sécurité nationale ; un chroniqueur de l’équipe de Fenerbahçe (Hüsnü Çil) qui appelle les généraux à prendre en main les affaires du club, en sont des exemples à méditer[12]. D’après Mevlüt Bozdemir , ceci illustre bien une des caractéristiques importantes de la vie sociétale en Turquie : « (…) Nous sommes forcés d’accepter que les militaires turcs ont toujours joui incontestablement d’une légitimité plus grande que les civils. En tous les cas, elle ne semble pas rencontrer de détracteurs sérieux. Ni concerts de casseroles latino-américains, ni rassemblements religieux à la polonaise : les résistances et oppositions sont minimes en Turquie, l’acclamation et l’approbation impressionnantes »[13].

 

L’imbrication permanente des instances civiles et militaires dans les luttes de pouvoir

Le troisième obstacle à l’affermissement du pouvoir civil, relève de l’imbrication permanente des instances civiles et militaires dans les luttes de pouvoir. Les forces armées turques sont sans cesse sollicitées par les divers aspirants du pouvoir (des formations politiques aux acteurs économiques en passant par les différents groupes d’intérêts et de pression), constituant ainsi un enjeu à travers lequel se polarisent certains intérêts politico-économiques. Les contacts établis entre le Parti républicain du peuple et le Comité d’union nationale  avant et après le coup d’État de 1960, le rapprochement entre l’état-major et le Parti de la justice au cours des années 60 et 70, la convergence d’objectifs entre la grande bourgeoisie monopolistique d’Istanbul et l’establishment militaire avant et après le coup d’État de 1980, l’alliance entre l’état-major, les partis politiques du centre, les grands médias et la TüSIAD[14] contre la coalition gouvernementale de Necmettin Erbakan durant le processus du 28 février, l’ont mis en évidence à plusieurs reprises. Cette perméabilité de l’armée aux luttes politiques des secteurs civils, explique aussi pourquoi à aucun moment dans l’histoire de la Turquie contemporaine, ne s’est créé un front civil des forces politiques et sociales souhaitant réellement s’opposer aux militaires pour préserver les institutions et les valeurs démocratiques. Le conflit semble donc l’emporter sur le consensus civique. Contrairement à certains schémas qui présentent la vie politique turque comme une scène de confrontation de deux sphères bien tranchées (dichotomie civil-militaire), tout se passe alors comme si les militaires étaient des partenaires nécessaires, toutefois difficiles à gérer dans un jeu complexe et parfois byzantin où rien ne se fait contre eux ni sans eux. Nous avons ainsi vu comment, après le coup d’État de 1960, le pronunciamiento de 1971 marquait le retour des forces politiques et sociales victimes du réformisme de la junte de 1960, tandis que le coup d’État post-moderne de 1997 n’était qu’une revanche des partis du centre-droite et du centre-gauche battus par les urnes en 1995.

 

Jusqu'à quand ?

Les interventions militaires en Turquie sont donc légitimes ou du moins légitimées par les règles du jeu politique. Mais jusqu'à quand ? Comment dire définitivement « adieu aux interventions militaires » ? Pour cela, il convient que l’institution militaire ne se considère plus comme l’unique gardien de la République et qu’elle cesse de percevoir l’affermissement du pouvoir civil comme un péril pour les principes fondamentaux du régime, tandis que les forces politiques civiles, majoritairement acquises à la nécessité du primat du politique sur le militaire, se devraient de ne plus recourir aux militaires, privilégier les valeurs et les procédures démocratiques et accepter l’incertitude des urnes.

Levent Ünsaldi, "Le militaire et le politique en Turquie", L'Harmattan, 2005.  

Copyright 2005 - Ünsaldi - L'Harmattan. 5-7 rue de l'Ecole Polytechnique; 75005, Paris France. http://www.librairieharmattan.com

NDLR: Les intertitres sont de la rédaction du diploweb.com

Notes: 

[1] Samuel Huntington, Political Order in Changing Societies, London, Yale University Press, 1968. Amos Perlmutter, The Military Politics in Modern times : On professionals, Praetorians and Revolutionary Soldiers, New Haven, Yale University Press, 1977. Samuel Finer, The Man on Horseback: The Role Of Military in Politics, Middlesex, Penguin Books, 1975. Eric Nordlinger, Soldiers in Politics: Military Coups and Governments, Englewood Cliffs, Pretince-Hall, 1977. Alain Rouquié’État militaire en Amérique latine, Paris, Seuil, 1982.

[2] Alain Rouquié, Pouvoir militaire et société politique…, op.cit., p. 695.

[3] Il s’agit là du schéma d’explication du marxisme orthodoxe selon lequel les forces armées agissent à partir des stimulants qui se trouvent en dehors des frontières corporatives, toujours en faveur des classes dominantes associées au grand capital multinational et à l’impérialisme américain.

[4] Ibid., p. 733.

[5] Ibid.

[6] Il ne signifie cependant nullement placer l’armée au-dessus des classes sociales ou des affrontements sociopolitiques. Car comme le souligne à juste titre Alain Rouquié, « (…) l’intervention militaire – le coup d’État - la domination martiale en général, ont pour fin ou du moins de soustraire l’État à la participation de certains acteurs. En fait le plus souvent, cela revient à repousser les pressions sur l’État d’anciennes ou de nouvelles couches sociales. C’est ainsi que les militaires entendent « dépolitiser l’État », expression qui va bien au-delà de la rhétorique justificative ». Alain Rouquié, La politique de mars…, op.cit., pp. 27-28. Les interventions militaires successives (en 1960, 1971, 1980 et 1997), à l'issue desquelles il s’est clairement avéré que l’armée ne demeurait pas neutre dans l'affrontement des forces sociales, constituent une illustration en la matière.

[7] Samuel Huntington, Political Order in Changing Societies, op.cit. Texte reproduit en français dans Pierre Birnbaum, François Chazel, Sociologie politique, Paris, Armand Colin, 1971, tome II, pp. 397-406.

[8] Talcott Parsons, Sociétés : essai sur leur évaluation comparée, Paris, Dunod, 1973.

[9] Robert King Merton, Éléments de théorie et de méthode sociologique, Paris, Armand Colin/Masson, 1997, pp. 126-139.

[10] Bernard Vernier, op.cit., p. 34.

[11] Ibid.

[12] Tanel Demirel, op.cit., p. 355.

[13] Mevlüt Bozdemir, « Autoritarisme militaire… », op.cit., p. 120.

[14] Türk Sanayicileri ve İşadamları Derneği (Association des industriels et des hommes d’affaires de Turquie fondée en 1971).

Copyright 2005 - Ünsaldi - L'Harmattan. 5-7 rue de l'Ecole Polytechnique; 75005, Paris France. http://www.librairieharmattan.com

L'adresse URL de cette page est www.diploweb.com/forum/unsalditurquie06061.htm

 

Date de la mise en ligne: juin 2006

 

   

2. Présentation du livre "Le militaire et la politique en Turquie", par les éditions l'Harmattan

   

 

 

En s'inscrivant dans le cadre de travaux effectués par les sociologues de la chose militaire sur la spécificité du métier des armes et sur son évolution, l'objectif central de cet ouvrage est de tenter de disséquer le phénomène militaire en Turquie non pas du dehors, mais du dedans. Ce travail n'est donc ni une analyse approfondie des causes et des conséquences de différents coup d'Etat, ni l'étude des accomplissements spécifiques des régimes à des degrés divers non civils. Il n'est pas non plus une condamnation de l'armée ni, à l'inverse, une apologie des militaires. Sans chercher l'explication miracle, la cause unique ou rassurante pour ne pas dire coupable du "désordre", la présente étude se propose simplement de donner un certain nombre de réponses aux multiples questions qui se posent sur les forces armées turques et sur les réalités du pouvoir militaires en Turquie.  

   
     

3. Biographie de Levent Ünsaldi

   
   

Levent ünsaldi est docteur en sociologie de l'Université Paris I et lauréat du concours 2004 (catégorie doctorat) des Prix scientifiques de l'IHEDN. Ses principaux thèmes de recherche concernent la problématique du contrôle civil des forces armées, l'étude des relations armée-société et l'analyse des politiques militaires.

   
         

 

  Recherche par sujet   Ecrire : P. Verluise ISIT 12 rue Cassette 75006 Paris France

Copyright 2005 - Ünsaldi - L'Harmattan