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Les Etats-Unis en Irak face à une insurrection qui évolue,  

par Grégoire Geiger,

chargé de recherches à l'Institut Français d'Analyse Stratégique

 

Ce qui est le plus étonnant, c'est l'écart très net entre les dispositions doctrinales, qui prennent tout à fait la mesure du caractère non-totalement militaire de la contre-insurrection, et le fonctionnement opérationnel. S'il est admis que la réplique à une insurrection armée ne peut être purement militaire, car l'insurrection armée n'est pas purement militaire, il n'en demeure pas moins que "les forces armées américaines éprouvent des difficultés récurrentes à conduire des opérations “autres que la guerre” parce qu'elles demeurent conditionnées par une culture guerrière radicale – warfighting. Erigée en dogme, cette logique guerrière, cultivée par intérêt par les institutions militaires et politiques, ainsi que par la société civile, conduit les forces armées à concentrer leurs efforts presque exclusivement sur la préparation de la guerre et à exclure une véritable prise en compte du mode opératoire des opérations militaires autres que la guerre, considéré comme non décisif".

Biographie de l'auteur en bas de page.

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Le concept de guerre asymétrique est très souvent présenté comme étant la forme moderne des conflits. D'abord, écrire cela revient à ignorer les siècles précédents, et surtout le XXes., qui furent riches en ce type d'opposition. Ensuite, et surtout, il est important de concevoir que les guerres asymétriques du XXIe s. disposent de caractéristiques nouvelles.  

Avant tout, contrairement aux insurrections précédentes, au cours desquelles les populations insurgées appliquaient le type de combat qu'elles connaissaient, il s'avère que l'asymétrie est désormais cherchée et choisie pour elle-même, de manière délibérée. Une manière de minimiser les risques et de maximiser les chances de victoire.  

Ensuite,  il est  acquis que le vecteur militaire ne doit pas être le seul support sur lequel repose une stratégie contre-insurrectionnelle. Il est évident qu'il demeure primordial, mais que doit lui être associée,  la sphère politique sans laquelle il n'existe pas de solution durable à des problèmes de remise en cause violente de l’autorité de l’État par des groupes extra-militaires.

Netwar

Considérant la situation particulière irakienne, certains experts la présentent comme une "net war". Il s'agit pour la netwar et ses protagonistes de mettre en place un réseau intégrant les doctrines, les stratégies et les technologies relevant de l'ère de l'information[i].  Les acteurs de cette tendance s'organisent en petites unités qui communiquent, se coordonnent et mènent leurs actions par l'Internet, sans base de commande précise. Cela entraîne une modification de la structure et de la stratégie de nombreux groupes qui s'orientent vers une constitution en réseau, afin de tirer profit des atouts de ce mode d'organisation.

La netwar a une capacité d'attaque connue pour être adaptable, flexible et polyvalente.

Cela est particulièrement le cas en ce qui concerne la tactique dite de l'essaimage, qui semble être celle qui caractérise le mieux la netwar : les différents nœuds du réseau convergent vers une cible depuis de multiples directions, ils sont capables de s'unir rapidement et furtivement, puis de se disperser immédiatement pour une nouvelle attaque. L'ère de l'information consacre l'avènement de l'attaque en "essaim" plutôt que par vagues frontales.

En terme de potentiel défensif, les réseaux solidement organisés ont tendance à être en surnombre et diversifiés, les rendant très résistants face à leurs adversaires. Pour combattre ces réseaux, les groupes hiérarchiques apparaissent donc obsolètes. C'est pourquoi seule une organisation du même type est efficace car c'est celui qui maîtrise cette structure le premier et le mieux qui mettra à profit le plus grand nombre d'avantages : ainsi, les réseaux terroristes voient leur efficacité s'accroître au détriment des organisations étatiques qui luttent contre eux.

Il convient donc de s'attacher à comprendre maintenant l'attitude des forces américaines et de la coalition, les leviers doctrinaux comme les démarches opérationnelles avant de se tourner vers les stratégies insurrectionnelles à l'adaptabilité redoutable.  

 

Une réaction américaine tardive et inadaptée

"Quand le risque de guerre entre grandes puissances est élevé, il perd de sa valeur stratégique. Quand ce risque est limité, qu'une seule puissance est militairement hégémonique, ou que les conflits sont de nature culturelle, la guerre asymétrique prévaut de nouveau"[ii].

La récurrence, tout comme la fluctuation du phénomène des conflits asymétriques, est une donnée qui n'est pas nouvelle pour les forces de planification de l'armée américaine. Pourtant, malgré les enseignements tirés des situations similaires du passé, les forces américaines ont choisi de nier l'existence, puis minorer l'importance, de l'insurrection armée. Quelques signes positifs sont tout de même à mettre à l'actif des États-Unis, bien qu'ils n'augurent en rien d'une sortie de crise. 

 

Une doctrine et des outils pré-existaient à cette crise

Il suffit de voir le document intitulé "Counterinsurgency Operations" diffusé par le Département de l'Armée[iii] pour comprendre que la contre-insurrection n'est ni une nouveauté, ni un sujet d'expérimentations hasardeuses pour les forces américaines. Le rôle de l'armée en opération de contre-insurrection y est décrit comme "de gérer, de s'entraîner, et de conduire avec succès l'éventail des opérations demandées, avec une insistance particulière sur les opérations de stabilité"[iv]. La contre-insurrection est donc définie comme un type d'opération de stabilité dont la réussite serait visible au travers de la "neutralisation par l'Etat de l'insurrection et de ses efforts pour former un “contre-Etat”"[v]. Les opérations de contre-insurrection, au vu de ces définitions, demeurent donc des échecs. Il faut ajouter que ce document est très général, et ne s'intègre pas du tout à la situation irakienne, son objectif étant vraisemblablement plus théorique et méthodologique qu'opérationnel. 

Les combats en Afghanistan ont, pour leur part, permis de mettre en œuvre sur le terrain des outils de contre-insurrection. Ainsi en est-il des robots de terrains capables de fouiller les caves ou de faire exploser les mines.  Les drones, qui servent de soutien aux opérations tactiques des Marines, peuvent aussi aller en reconnaissance ou frapper tel que le Predator A ou le Global Hawk.

De manière plus générale, le terrain irakien est pour les forces américaines une mise en pratique de situations qui ne leur sont pas inconnues, qu’il s’agisse de la première partie de la guerre avec une phase conventionnelle parfaitement maîtrisée, ou de la seconde avec une évolution lente vers l'insurrection armée. Ces situations auraient pu être prévues.

Toutefois il semble clair que les autorités américaines ont préféré taire leurs difficultés, ou chercher à partiellement les dissimuler.

 

Des forces américaines refusant d'admettre la situation

Un certain nombre d'éléments paraissent avoir été sous-estimés, et d'autres sur-estimés, au cours de la planification de la seconde guerre d'Irak.

Tout d'abord, les difficultés à sécuriser le pays après la guerre sont liées à l'effondrement des forces militaires et de sécurité autochtones. L'idée selon laquelle les forces de sécurité irakiennes, policières et militaires, demeureraient sensiblement composées des mêmes personnes, et que celles-ci accepteraient docilement leurs nouvelles consignes s'est avérée fausse. Dans le même ordre d'idée, l'effort de remise en  route des infrastructures de base était supposé plus court.

Ensuite, le contingent de forces étrangères en charge des opérations de maintien de la paix s'est révélé plus faible que les projections envisagées. A cela, la capacité des Irakiens à se gouverner eux-mêmes a nécessité une implication américaine plus importante que ce qui avait été anticipé. Enfin, les stratèges américains ont fait fi, ou tout au moins n'ont pas suffisamment pris en considération, l'histoire des précédentes occupations occidentales dans le monde arabe: surtout il était envisagé que la fourniture de services ainsi que la relance économique et politique suffirait à apaiser les populations et à supporter l'occupation américaine.

De manière plus problématique, les erreurs d'anticipation se sont combinées à une mauvaise préparation d'ordre culturel, pourtant décisive dans des sociétés traditionnelles. A titre d'exemple, lorsque les soldats américains de sexe masculin effectuaient une fouille au corps sur des femmes irakiennes, cela était considéré comme une humiliation majeure pour la personne fouillée et rejaillissait comme un déshonneur pour toute la famille de celle-ci. De la même manière les fouilles effectuées dans le sud chiite par les forces de la coalition aidées de chiens ont posé problème puisque cet animal est considéré dans cette religion comme impur.

Le principe de netwar, développé aujourd'hui sous forme de Network Centric Warfare, qui sert de base de réflexion et d'action à l'armée américaine a mis en exergue la faiblesse qu'offrait la médiatisation aux forces américaines : en 1993, à la suite du décès de 18 soldats américains, le choc fut tel aux États-Unis que le gouvernement décida d'y retirer ses troupes. "Pour battre l'armée américaine, il suffit de faire diffuser sur les chaînes TV des scènes suffisamment choquantes sur le plan culturel américain"[vi]. Ainsi que le prônent certains experts, le développement d’un Human Centric Warfare serait décisif dans les conditions de la guérilla, car le renseignement humain se montre bien plus décisif que les dispositifs technologiques.

Partant de ce principe, ainsi que de la volonté d'imposer sa puissance, les États-Unis ont choisi pendant près d'un an de minimiser la menace et les succès remportés par les insurgés : au cours de l'été 2004, les autorités américaines cessèrent de fournir des informations détaillées sur le lieu et le type d'attaques auxquelles les forces armées avaient eu à faire face. 

Mais, outre la volonté délibérée de cacher ses faiblesses à sa population comme au reste du monde, de véritables problèmes organisationnels se sont révélés. L'hebdomadaire Newsweek[vii] a ainsi pu faire part au public d'une étude du National Intelligence Council de la CIA qui concluait sur l'impossibilité d'établir des statistiques fiables tant les méthodes et les sources étaient contradictoires. Pire, les informations quant aux défaites des insurgés n'étaient corroborées par aucune preuve. A. Cordesman, qui s'est rendu sur le terrain irakien, ajoute dans son étude que les actes de sabotage ne sont pas communiqués dans leur totalité, et qu'aucun compte des morts irakiens n'avait été réalisé[viii].

Les États-Unis semblent désormais jouer sur plus de transparence, comme le prouve les propos du Général Abizaid, à la tête de l'U.S. Central Command,  parlant désormais "d'années de combat" nécessaires pour stabiliser la situation. Une manière plus conforme à la réalité de mettre en perspective les près de 2400  morts de la coalition en Irak (dont près de 2200 Américains)[ix].

Le tableau dressé quant aux difficultés américaines ne doit pas laisser penser que l'activité des forces de la coalition, et surtout des États-Unis, est inutile ou inexistante.

 

Des victoires… tout de même

"90 % d'une contre-insurrection sont politiques, sociaux, économiques et idéologiques, et seulement 10% sont militaires"[x]. Cette dimension est connue des forces américaines qui tâchent dans cette optique de conquérir les cœurs et les esprits – hearts and minds- des Irakiens. Au-delà, le défi permanent des forces armées est celui du renseignement, un défi difficile à relever. Pourtant, des équipes se sont organisées sur le modèle des "équipes provinciales de reconstruction" en Afghanistan afin de devenir des présences plus familières et donc de recevoir plus facilement des informations.

 

L'armée des Etats-Unis recrute, notamment des linguistes. Crédits: P. Verluise

Ainsi,  des opérations visant à rétablir l'accès aux services vitaux comme l'électricité ou l'eau courante sont menées, des écoles et des hôpitaux ont été ré-ouverts, l'établissement d'une force de police irakienne qui dépend uniquement de l'implication des forces de la coalition ou encore la remise en route des installations pétrolières. Concernant l'aide à la formation des forces de sécurité irakiennes, le soutien de l'OTAN doit être souligné : le but n'est pas de former au combat, mais bien de fournir un entraînement ainsi qu’un soutien opérationnel aux futures forces de sécurité, dans les camps d'entraînements de l'OTAN - Nato Training Mission in Irak. Il faut constater qu’un nombre croissant d’unités irakiennes armées, différentes des forces de sécurité et donc hors de la responsabilité de l’OTAN, peuvent prendre part aux opérations de lutte contre les insurgés. Toutefois, avec moins de 100 unités opérationnelles, dont moins d’un tiers est totalement indépendant, un long chemin reste à parcourir.

Bien que considérés parfois comme trop lents, ou trop faibles, ces efforts existent. Il faut ajouter à cela que des efforts purement culturels ont été aussi réalisés, tels que le financement de rénovation de 230 mosquées suite aux bombardements. Sur le plan institutionnel aussi, des efforts ont été entrepris : un conseil a par exemple été mis en place dans la province d'Anbar, réunissant des chefs de tribus et de nombreux représentants de la société civile, sous la tutelle des autorités militaires qui les aidaient à s'organiser. Le résultat ne s'est pas fait attendre puisqu'en sept mois – d'août 2003 à mars 2004 – le nombre de renseignements liés à l'activité des groupes d'insurgés est passé de 20 par semaine, à plus de 300[xi]. Cette dynamique s’est poursuivie et amplifiée puisqu’en août 2005 plus de 3000 renseignements fournis par la population ont été dénombrés[xii].  

De plus, certaines tribus très pragmatiques estiment que désormais la force appartient aux Américains et que leur statut est moins précaire en étant de leur côté, c'est pourquoi des accords ont été signés entre ces tribus et les forces armées américaines. Plusieurs tribus qui ne comprennent pas la violence et la barbarie des extrémistes ont même décidé de venger les morts irakiens[xiii].

A cette tendance, s’ajoute la constitution de milices locales - une douzaine a été comptabilisée - qui assurent la sécurité de la zone dans laquelle elles habitent. Cela pourrait à terme poser des problèmes de légitimité aux forces de sécurité irakiennes, d’autant plus qu’un certain nombre d’entre elles est soutenu par des pays étrangers[xiv].

En outre, il est évident que l'effort de reconstruction en Irak nécessitera plusieurs années tant sur le plan matériel – les infrastructures sont archaïques et en mauvais état - qu'humain.  Cela ne constitue pas une victoire, mais peut néanmoins expliquer les raisons de certains échecs consécutifs aux carences de planification.

Enfin, "il n'y a eu aucun effort de reconstruction et de nation-building équivalent depuis la fin la réintégration de l'Allemagne et du Japon dans la communauté internationale  à la fin de la Seconde Guerre mondiale, et dans aucun de ces deux cas n’existait une insurrection armée"[xv], ce qui permet de réaliser l'ampleur de la tâche à accomplir.

Charles Caldwell disait des petites guerres, en 1887, qu'elles imposaient aux armées disciplinées de se conformer aux méthodes d'adversaires infiniment inférieurs en intelligence et en armement. C'est le cœur de la problématique de l'insurrection irakienne dont il s'agit ici, c'est-à-dire que les capacités d'organisation et d'action sont toujours plus diversifiées et mortelles, contre une armée dont la supériorité dans la guerre conventionnelle n'est pourtant pas discutable. 

 

Une réponse insurrectionnelle flexible à l'efficacité croissante 

L'étude de l'insurrection armée permet de comprendre un certain nombre de problèmes auxquels la coalition et les États-Unis doivent faire face. Pourtant, il est frappant de voir que les difficultés sur le terrain semblent relever autant de problèmes intrinsèques aux forces américaines qui dirigent la coalition, que des efforts des forces insurrectionnelles qui recourent à tous les moyens allant du terrorisme à la guérilla en passant par le sabotage.

Des difficultés américaines à remporter des opérations autres que la guerre

La doctrine américaine, tout comme les forces sur le terrain, ne découvre pas la petite guerre, et la stratégie contre-insurrectionnelle – originellement concentrée sur les opérations spéciales - et développée au moment de la guerre du Vietnam. Le besoin de maîtriser les phases de conflits tout comme celles de post-conflits et de reconstruction entraîne nécessairement l'implication de nouveaux acteurs. Ceux-ci pénètrent donc une zone réservée jusque-là aux forces armées, en cela les opérations militaires autres que la guerre représentent "une menace pour l'autonomie de décision des militaires dans la conduite des opérations. Les militaires américains sont habitués à assumer seuls, sans interférence politique, la conduite des opérations de guerre"[xvi].

Certains experts américains, comme B.Hoffman de la Rand Corporation, sont encore plus sévères avec les forces armées de leur pays, en soulignant "l'irrépressible tendance américaine à ne pas absorber les leçons de l'Histoire"[xvii] quant aux précédentes contre-insurrections. Cette tendance est d'autant plus inquiétante que dans ce type d'opposition, les groupes terroristes ou les guérillas apprennent énormément de leurs succès comme de leurs défaites. 

Ce qui est le plus étonnant, c'est l'écart très net entre les dispositions doctrinales, qui prennent tout à fait la mesure du caractère non-totalement militaire de la contre-insurrection, et le fonctionnement opérationnel. S'il est admis que la réplique à une insurrection armée ne peut être purement militaire, car l'insurrection armée n'est pas purement militaire, il n'en demeure pas moins que "les forces armées américaines éprouvent des difficultés récurrentes à conduire des opérations “autres que la guerre” parce qu'elles demeurent conditionnées par une culture guerrière radicale – warfighting. Erigée en dogme, cette logique guerrière, cultivée par intérêt par les institutions militaires et politiques, ainsi que par la société civile, conduit les forces armées à concentrer leurs efforts presque exclusivement sur la préparation de la guerre et à exclure une véritable prise en compte du mode opératoire des opérations militaires autres que la guerre, considéré comme non décisif"[xviii].

Le Général Abizaid disait de l'insurrection irakienne en 2004, à juste titre, qu'elle était de mieux  en mieux organisée et qu'elle apprenait : "elle s'adapte à nos tactiques, à nos techniques et à nos procédures, et nous devons nous adapter à ses tactiques, techniques et procédures". Une sorte de mise à jour des propos de Caldwell, un siècle après.

Enfin, le contexte de la guerre contre le terrorisme ne s'abstrait pas de celui plus vaste encore de la globalisation.

Cette globalisation permet, grâce au nouvelles technologies de l'information et de la communication, d'échanger et de voyager plus vite et d’instantanément transférer un flot d'informations presque illimité.

Elle offre ainsi des bénéfices sans distinction aux forces de sécurité comme aux groupes terroristes, aux guérillas ou à n'importe quel autre groupe subversif.

Cette globalisation s'accompagne en outre d'une rationalisation financière et d'une volonté de confier à l'État la seule responsabilité des ses tâches régaliennes. Ainsi, bien que l'aspect militaire du traitement de la crise irakienne ne soit pas le seul nécessaire, il demeure fondamental, et doit donc répondre à une homogénéité, à une organisation ainsi qu'à une éthique et une légitimité qui ne peuvent être propres qu'à l'institution militaire.

Pourtant, bien que l'Irak soit aujourd'hui l'endroit du monde où le plus de soldats américains sont déployés depuis dix ans, il est aussi le théâtre sur lequel le plus de sociétés militaires privées officient : "plus de 60 sociétés emploient près de 20 000 mercenaires […] presque le même nombre que toutes les forces de la coalition – hors États-Unis- cumulées"[xix].

Cette dérive de la privatisation de la guerre, offre certes des possibilités nouvelles pour l'État en terme d'économies, ainsi que pour mener des opérations dont le coût politique serait trop élevé, mais pose tout de même la question de l'intérêt économique véritable de ces sociétés : ne s'agit-il pas pour elles de conserver leur travail? Si c'est le cas, le risque de collusion entre ces sociétés et des groupes terroristes est patent, bien que non avéré. 

Ces groupes d'insurgés, et de terroristes, ne semblent pourtant pas avoir besoin d'aide, tout au moins de l'aide américaine, pour mener leurs attaques, des attaques de plus grande échelle, et surtout plus létales.

 

Diversité des modes opératoires et accroissement de la létalité

L'impératif que se sont assignés les insurgés est de parvenir à priver les populations du sentiment de sécurité. Les actes de violence spectaculaires tels que les attentats-suicides, ont pour but de démoraliser les populations et de saper la confiance dans les autorités supposées les protéger. B. Hoffman ajoute que c'est dans cette situation précise que "l'asymétrie fondamentale de la dynamique insurrection/contre-insurrection entre en jeu : les guérillas n'ont pas besoin de vaincre militairement leurs opposants; elles doivent simplement éviter de perdre"[xx].    

La régularité des attaques est un élément déterminant dans le succès que remporte les forces insurrectionnelles. Ainsi, au cours de l’année 2003, 579 soldats de la coalition sont morts ; en 2004, le chiffre est monté à 905  et s’est élevé à 897 en 2005[xxi].  Le moyenne du nombre de morts reste sensiblement la même, mais deux des cinq attaques les plus mortelles recensées depuis mars 2003 ont eu lieu au cours du premier trimestre 2005.

Alors que la plupart des attaques menées contre la coalition était le fait d'amateurs, une plus grande sophistication ainsi qu'un accroissement de leur fréquence ont été notés et rapportés par la seconde et la quatrième division d'infanterie de l’armée américaine. Elles ajoutent que les attaques sont  de plus longue portée avec des armements plus puissants[xxii].  

Les cadres de l'insurrection sont devenus plus expérimentés, et parviennent désormais à adapter leur tactique et méthodes aussi, voire plus rapidement, que la coalition peut les contrer. Des troupes de la coalition ont rapporté, par exemple, que les insurgés de Falloujah utilisaient des lances roquettes améliorées pour viser les chars[xxiii]. A l'occasion de l'affrontement de septembre à novembre 2004, il a d'ailleurs pu être constaté que les réseaux de commandement, de planification et de financement commençaient à se centraliser.

D'autre part, du fait de la spécialisation des commandos et de "l'expertise" acquise, et aussi du fait de la plus grande difficulté à préparer ces opérations,  les "tarifs" ont augmenté. Les estimations du Major Général Raymond T. Odierno étaient aux alentours de 100$ pour mener une attaque, et de 500$ pour une attaque réussie en mai 2003; il semblerait que les montants aient évolué cinq mois après vers 1000 à 2000$ pour une opération et vers 3000 à 5000$ pour une opération réussie[xxiv].  

Ce que constatait déjà Steven Metz en décembre 2003, s’est affirmé avec plus de force encore, les attaques sporadiques se sont transformées parfois en campagne de guérilla utilisant des explosifs que l’on peut déclencher à distance ou encore des missiles anti-chars.  

De manière synthétique, ce que l’on constate, c’est une diversification des modes opératoires comme des cibles visées, mais une concentration géographique des attaques : quatre provinces irakiennes demeurent les plus visées – Bagdad, Al Anbar, Ninawa et Salah ad Din – avec 85% des actes de violence comptabilisés[xxv].

Les attaques à la bombe utilisées au départ, ne sont maintenant qu’une infime part d’un arsenal d’attaques bien plus vaste incluant les attentats-suicides, des attaques successives à l’arme légère, au mortier, à la voiture piégée…

Les cibles, elles, se sont diversifiées. Alors que les soldats américains étaient pourtant les plus visés, ce n’est désormais plus le cas : 80% des attaques sont dirigées contre les forces de la coalition, mais que 80% des personnes qui décèdent sont irakiennes.[xxvi]  

Au sujet des enlèvements, Brian Jenkins estime que pour la première fois dans les annales du terrorisme, « le kidnapping a été transformé en arme stratégique »[xxvii].  Au cours des douze derniers mois, près de deux cents civils de trente-six pays différents ont été kidnappés. Entre 15 et 20% ont été tués. Ces chiffres sont pertinents dans la mesure ou les enlèvements ont ralenti la reconstruction en Irak. En effet, certaines entreprises ont préféré se soumettre aux terroristes et se retirer. Les coûts liés à la sécurité sont ainsi passés de 10 à 30 % des frais de fonctionnement des entreprises. Cela a aussi poussé les associations à se retirer.

Enfin, c’est une méthode lucrative car même en ne demandant que de faibles rançons au rythme de quatre par jour[xxviii], les revenus peuvent s’accroître rapidement.

 

Au-delà du facteur humain, l’attaque des infrastructures via des actes de sabotage pose lui aussi de nombreux problèmes aux forces de la coalition, mais aussi au pouvoir politique qui tâche de se mettre en place et d’établir sa légitimité. A ce titre, deux exemples sont révélateurs de ces difficultés : tout d’abord,  les attaques d’oléoducs se sont accrues, et celui reliant la plus grande raffinerie d’Irak, à Beiji, au port turc de Ceyhan a vu son flux interrompu une demi-douzaine de fois entre septembre et octobre 2005[xxix]. D’autre part, la production nationale d’électricité qui avait atteint un pic d’efficacité en août 2004 n’a fait que baisser depuis, du fait de l’efficacité des attentats des insurgés[xxx].  

***

Avec près de 2 500 morts au sein de la coalition, dont plus de 90% de nationalité américaine, le bilan d’après-guerre en Irak est inquiétant. Les forces armées arrivées en libératrices montrent la plus grande peine à sécuriser les zones dont elles sont en charge, et donc à fournir le sentiment de sécurité nécessaire aux populations indigènes pour faire cesser leur soutien aux insurgés.  

Le caractère déterminant des moyens non-militaires, et leur établissement pérenne, dans la gestion d’un conflit tel que celui qui a été présenté, ne semble pas avoir été suffisamment pris en considération par les forces de planification. Malgré le transfert programmé du pouvoir politique au nouveau gouvernement irakien, le « tuteur » américain semble paradoxalement plus que jamais nécessaire à l’établissement d’institutions viables, et incapable d’y parvenir.

Or, la volonté de demeurer sur le long terme est remise en cause par les déclarations d’officiers américains qui ont envisagé la possibilité de retirer les troupes américaines d’Irak. En décembre 2005, Donald Rumsfeld a annoncé le retrait de 7 000 hommes, et les estimations laissent penser que des retraits plus importants sont à attendre. La justification apportée est la bonne préparation des forces de sécurité irakienne, suffisamment entraînées pour pouvoir reprendre progressivement le contrôle de leur pays. 

Cet argument semble toutefois contestable. Il est vrai qu’un travail de formation a été réalisé avec les forces de sécurité irakienne, mais outre le fait que cette formation a été courte, au regard de la situation de chaos régnant en Irak, il est difficilement concevable d’imaginer les forces de sécurité irakiennes capables de se rendre maîtresses d’une insurrection d’une telle ampleur, alors même que les États-Unis n’y sont pas parvenus.

Certes, le retrait de la présence américaine est une justification apportée par les forces armées insurgées, mais il est erroné de penser que la situation se stabilisera et que les actions terroristes et de guérilla vont cesser. Il n’est qu’à voir l’opposition farouche montrée par la minorité sunnite face au projet de Constitution, pour entrevoir la forme que pourrait prendre sur le terrain la lutte contre la nouvelle distribution des pouvoirs. Les acteurs de la violence ne sont pas pacifiés, et s’il est probable que l’insurrection armée change les équilibres dans les alliances, la nature du combat et sa fréquence vont persister, et pourrait dégénérer en guerre civile. 

Début 2006, la guerre en Irak n’est pas terminée, mais les défections successives des membres de la coalition, ainsi que la perspective du retrait des forces américaines ne sont pas le signe que les États-Unis sont prêts à remporter cette victoire du registre contre-insurrectionnel. 

Grégoire Geiger, chargé de recherches à l’IFAS.

Ecrire à l'auteur: g.geiger@strato-analyse.org

Manuscrit clos en janvier 2006 - Copyright janvier 2006-Geiger /www.diploweb.com


[i]Ian O Lesser., Bruce Hoffman, John Arquilla, David Ronfeldt, Michele Zanini, Countering the New Terrorism, Washington : Rand, 1999,  p. 47.

[ii] Steven Metz, "La guerre asymétrique et l'avenir de l'Occident", Politique étrangère, n°1, printemps 2003, p.26.

[iii] Department of the Army, Counterinsurgency Operations, October 2004 – October 2006, 1er avril 2004.

[iv] Ibid., p.2-3.

[v] Ibid., p.1-9.

[vi] Michel Nesterenko, "La guerre sans champ de bataille", AGIR-Revue Générale de Stratégie, été 2004, p.73.

[vii] Scott Johnson and John Barry, "A Deadly Guessing Game", Newsweek, 16 mai 2005.

[viii] Anthony H. Cordesman, "Iraq’s Evolving Insurgency", Washington : Center for Strategic and International Studies, www.csis.org, 19 mai 2005, 70 p.p.27.

[ix]Site Internet Iraq Coalition Casualties, http://icasualties.org/oif/USchart.aspx.

[x] citation du Général René Emilio Ponce, ancien ministre de la défense salvadorien et ancien membre des forces contre-insurrectionnelles salvadoriennes au début des années 1980 in Bruce Hoffman, Insurgency and Counterinsurgency in Irak, Santa Monica : Rand, Juin 2004,  p.5.

[xi] Amatzia Baram, "Who Are the Insurgents? Sunni Arab Rebels in Iraq", Washington : USIP, Special Report, n°134, April 2005, p.9.

[xii] Measuring Stability and Security in Iraq, Report to Congress, October 2005, p. 19.

[xiii] Amatzia Baram, Op. Cit.,  p. 24.

[xiv] Measuring Stability and Security in Iraq, Op. Cit., p.24.

[xv] Ian F. W. Beckett, Insurgency in Iraq : An Historical Perspective, January 2005,  Strategic Studies Institute, www.carlisle.army.mil/ssi, p. 3; Pour une meilleure idée des progrès réaliser et à effectuer voir "Economic and Quality of Life Indicators", Brookings Institution, www.brookings.com.

[xvi] Pierre-Joseph Givre (Chef de Bataillon), Pourquoi les forces armées américaines rencontrent-elles des difficultés récurrentes à conduire des "opérations militaires autres que la guerre, Paris : Collège Interarmées de Défense, Mars 2004, p.19.

[xvii] Bruce Hoffman, Op. Cit., p.6.

[xviii] Pierre-Joseph Givre, Op.Cit., p.5.

[xix] Peter W. Singer, "Outsourcing War", Foreign Affairs, Mars 2005.

[xx] Bruce Hoffman, Op. Cit., p. 15.

[xxi] Site Internet Iraq Coalition Casualties,  http://icasualties.org/oif/Cumulative.aspx.

[xxii] Ian F.W. Beckett, Op. Cit., p. 8.

[xxiii] Anthony H. Cordesman, Op. Cit, p.38.

[xxiv] Cité par Raymon Bonner et Joel Brinkley, "Latest Attacks Underscore Differeing Intelligence Estimates of Strength of Foreign Guerillas", The New York Times, 28 octobre 2003.

[xxv] Anthony H. Cordesman, The Iraq War and Its Strategic Lessons for Counterinsurgency, December 9, 2005, p.2.

[xxvi] Measuring Stability and Security in Iraq, Op. Cit., p.3.

[xxvii] Brian M. Jenkins, Meg Williams et Ed Williams,  “Kidnappings in Iraq Strategically Effective”, Rand Commentary, 29 Avril 2005.

[xxviii] Ibid.

[xxix] Anthony H. Cordesman, Op.Cit, p.2.

[xxx] Anthony H . Cordesman, Iraq’s Evolving Insurgency, CSIS, December 9 , 2005, p.72.

 
  Date de la mise en ligne: 26 janvier 2006
         
    Biographie de Grégoire Geiger, Chargé de recherches à l'IFAS    
   

g.geiger@strato-analyse.org                                                       

Expérience professionnelle

Depuis octobre 2004  

Chargé de recherches à l'Institut Français d'Analyse Stratégique (IFAS)

www.strato-analyse.org Spécialités : la politique étrangère américaine et le contre-terrorisme. Responsable : M. François Géré

 

Depuis octobre 2004  

Chargé de recherches au sein du think-tank PROMETHEE

Collaboration aux ouvrages suivants :

-          Jeroen van der Veer (Editor), Shell Global Scenarios to 2025, 2005

-          Catherine Distler, Bernard Nivollet, Securing the Business Benefits of Globalisation, 2005

http://www.promethee.asso.fr Responsable : Mme Catherine Distler

 

Avril – octobre 2004           

Assistant-stagiaire à l’Ambassade des Etats-Unis, département Public Affairs.  

Chargé de la veille économique et stratégique Responsables : Mme Vacheret & Mme Gorse-Combalat.

 

Publications

Ouvrage à paraître        

En collaboration avec F.Géré, "Pourquoi le terrorisme", Paris : Larousse, 2006

 

Articles

"La guerre d’Irak et  le jeu des puissances étrangères",

paru le 20/10/05 http://www.strato-analyse.org/fr/article.php3?id_article=89 

"John Negroponte au centre du nouveau dispositif de renseignements américains",

paru le 01/03/2005 http://www.strato-analyse.org/fr/article.php3?id_article=60

"Richard Perle : un hors sujet", paru le 17/11/2004

http://www.strato-analyse.org/fr/article.php3?id_article=40

"Les sociétés militaires privées" in Rendez-Vous, Revue trimestrielle de l'ANAJ-IHEDN, n° 29, Octobre 2004 www.anaj-ihedn.org

 

Synthèses  d’ouvrages et d’articles en ligne sur le site www.strato-analyse.org

Guerres et Civilisations, paru le 18/11/2005

Le désarroi de la puissance, les États-Unis vers la "guerre permanente",  paru le 30/05/2005

"L’entreprise terroriste : Innovation, Substitution et Productivité", paru le 11/02/2005

"Le terrorisme prend la mer", paru le 20/01/2005

"Vers un Renouvellement du Partenariat Transatlantique", paru le 09/12/2004

"Le financement du terrorisme", paru le 25/11/2004

 

Formation

2005 – 2006

Thèse de Doctorat – 1e année

"La relation entre terrorisme et guérilla et les moyens de les combattre dans un environnement extérieur".

Co-directeurs : F. Géré et A. Blin, Université Paris III, Centre Censier, École Doctorale 385

 

2004 – 2005

Master "Défense, Géostratégie et Dynamiques Industrielles"

Mémoire (mention Très bien) sous la direction du Général P.Porchier, Représentant militaire de la France auprès de l'Otan, et de François Géré, Directeur de l'Institut Français d'Analyse Stratégique : Les Etats-Unis et la 2nde Guerre d'Irak : de la victoire à l'occupation. Comment la victoire militaire de la coalition s'est transformée en cauchemar contre-insurrectionnel? Université Paris II, Assas – Directeurs : J.J Roche et G. Serviere-Chouraqui

 

2003 – 2004

DESS "Géopolitique européenne"

Université de Marne la Vallée – Directeur : C. Millon-Delsol.

 

1999 – 2003

Institut d'Etudes Politiques de Grenoble -  option Service Public

Université Grenoble II, Pierre Mendes-France

2002 – 2003 :  Mémoire (mention Bien) sous la direction de M. Jean-William Dereymez

Du terrorisme moderne à l’hyperterrorisme : anthologie pour une typologie (185p.)

2001 – 2002 :  3e Année IEP : Année d'échange universitaire à Vancouver (Canada) , University of British Columbia (UBC)

 

Activités associatives

Depuis 2004 Membre du comité de réflexion "Risk-Management" de l’ANAJ (Association Nationale des Auditeurs Jeunes) de l’IHEDN

Rédaction d’une publication, Risk Files, consacrée à l'étude des risques contemporains, organisation de dîner-débats.

En cours : Organisation d’un colloque sur le nucléaire civil et militaire (février 2006)

   
   

 

   

 

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