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La Turquie dans l'Union européenne ?  

par Bernard Dorin, Ambassadeur de France 

 

La Turquie n’est pas européenne par sa nature et elle n’est pas en Europe par sa situation. Ses longues frontières avec des États comme la Syrie, l’Irak et l’Iran la placent sans conteste dans l’aire géographique moyen-orientale, avec tous les dangers que comporte pour l’Europe une telle promiscuité. Le général de Gaulle aurait dit, c’est du moins le jugement qu’on lui prête : « les faits sont têtus ». Il semble bien que les faits géographiques soient encore plus têtus que les autres.

Lire une étude de la candidature de la Turquie au vu des paramètres démographiques et économiques

Biographie de l'auteur en bas de page.

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Voir une carte de la participation aux élections pour le Parlement européen en juin 2004

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La seconde guerre du Golfe vient apporter un argument nouveau, et de poids, aux adversaires de l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne.

Les arguments traditionnels ayant été maintes fois développés, il suffit sans doute de brièvement les rappeler : ni par la géographie, puisque plus de 95 % de son territoire se trouve en Asie, ni par l’Histoire où elle a été constamment l’ennemie déclarée (que l’on se souvienne de Lepante et des deux sièges de Vienne), ni par l’identité culturelle et religieuse puisqu’elle compte près de 98 % de musulmans, la Turquie ne peut prétendre appartenir à l’Europe.

Une situation sociale explosive

De même une économie délabrée par le poids de la dette publique et une inflation incompatible avec les « critères de Maastricht », une situation sociale marquée par le chômage de millions de travailleurs dont l’Europe serait l’exutoire, une explosion démographique susceptible de faire passer en un demi-siècle la Turquie de 65 à plus de 100 millions d’habitants, ce qui la ferait dépasser de loin l’Allemagne avec toutes les conséquences dans la représentation au sein des instances européennes, renforcent puissamment les préventions légitimes à l’encontre de l’adhésion de la Turquie.

Toutefois aucune de ces raisons ne serait absolument décisive : en effet, certains États entièrement ou partiellement musulmans comme l’Albanie ou la Bosnie-Herzégovine ont pleinement vocation à faire partie de notre Europe. D’autre part, des arrangements pourraient être trouvés et des délais aménagés dans les domaines de l’économie et de la société, comme cela fut d’ailleurs le cas lors de l’adhésion de l’Espagne et du Portugal.

Turquie. Crédits: Commission européenne

Obstacles

En revanche, deux éléments constituaient déjà des obstacles infranchissables à l’entrée de la Turquie dans l’Europe : le fait, pour l’armée turque d’occuper militairement une partie importante de la République de Chypre, État destiné à rejoindre l’Union européenne en mai 2004 et surtout la répression de la révolte kurde du P.K.K. qui a fait plus de 100.000 morts, pour la plupart civils et, du fait de la destruction des villages, des millions de personnes déplacées. Si l’on ajoute l’assassinat sélectif des élites kurdes et le climat de terreur que fait régner l’armée turque dans le Sud Est du pays, on ne peut passer outre à ce que les chancelleries appellent pudiquement le « déficit démocratique » de la Turquie.

Une ère de grande incertitude s’ouvre dans toute la zone du Proche Orient

Or la guerre en Irak, qui vient de consacrer l’effondrement du régime de Saddam Hussein et d’ouvrir une ère de grande incertitude dans toute la zone du Proche Orient, apporte en même temps un éclairage nouveau et singulier sur le danger que ferait courir à l’Europe l’adhésion de la Turquie.

Turquie. Crédits: Commission européenne

Il est étonnant que cet élément n’ait pas été souligné plus tôt par les commentateurs politiques car il suffit de jeter un regard sur la carte de la Turquie pour constater qu’elle a des frontières communes avec cinq États dans lesquels sa partie orientale est en quelque sorte encastrée : la Géorgie (250 kms); l’Arménie (300 kms); l’Iran (400 kms); l’Irak (250 kms) et surtout la Syrie (750 kms). Or cette intimité, pour ainsi dire « physique », avec trois grands États du Proche Orient particulièrement instables que sont l’Iran, l’Irak et la Syrie, sans parler des États transcaucasiens, montre à l’évidence ce fait capital : si la Turquie faisait un jour partie de notre Europe, elle l’impliquerait fatalement dans les conflits armés qui affectent cette partie du monde. 

L’Union européenne - qui se veut une zone de paix - peut-elle prendre le risque de laisser entraîner dans de nouveaux conflits ?

De cette seconde guerre du Golfe, les Turcs escomptaient en effet tirer un profit majeur : il s’agissait, en pénétrant en Irak du Nord, de conserve avec une division d’infanterie américaine, d’une part de s’opposer à l’autonomie de la région kurde en désarmant si possible les « pesh-mergas », de l’autre, de prendre le contrôle de la région pétrolifère de Mossoul et Kirkouk, tout en empochant un « bakchich » substantiel de plusieurs milliards de dollars. L’État Major turc avait à cette fin massé quelques 120.000 hommes, soit le double de l’effectif américain, à la frontière irakienne afin de mettre ce plan avoué à exécution. Las ! le vote négatif, à trois voix près, du parlement turc refusant de faire transiter les troupes américaines sur le territoire turc, a ruiné, au moins provisoirement, les espoirs de l’État Major d’Ankara qui doit se contenter, après la prise par les Kurdes de Mossoul et Kirkouk, d’envoyer sur place des « observateurs militaires ». Ainsi, dans cette affaire, ce qui pouvait passer pour une manoeuvre turque destinée à faire monter les enchères, s’est transformé en un fiasco retentissant. Le « front nord » a bien été ouvert, mais par les Kurdes aidés d’une force américaine venue du Sud de l’Irak par voie aérienne, c’est à dire dans les pires conditions pour Ankara. Toutefois, la non-intervention turque n’est due qu’à un concours de circonstances défavorable mais qui peut évoluer.

Il est aisé de provoquer des incidents qui seront autant de prétextes

Le chef d’État Major turc a d’ailleurs clairement  énuméré une série d’événements susceptibles de justifier à ses yeux l’intervention de ses troupes dans le Nord irakien. Parmi ceux-ci figure la menace qui pourrait peser, du fait des Kurdes, sur la minorité turcomane présente à Kirkouk et dans ses environs. Or il est aisé de provoquer des incidents qui seront autant de prétextes d’intervention armée. Ainsi l’on voit bien que le Nord-Est kurde de l’Irak, où les Turcs font déjà stationner entre 5.000 et 10.000 hommes, va rester pour longtemps une zone de conflits. D’autre part, les barrages construits par la Turquie sur le haut Euphrate risquent d’affecter les ressources en eau du « Djezireh » syrien et de provoquer un grave litige avec Damas. Quant aux rapports entre Ankara et ses autres voisins, l’Iran, l’Arménie, sans même parler de la Grèce, ils sont souvent marqués par de vives tensions. Dans ces conditions, peut-on admettre raisonnablement que, du fait de l’intégration de la Turquie en son sein, l’Union européenne puisse être entraînée dans des conflits turco-irakien, turco-syrien, turco-iranien, turco-arménien...? C’est là un risque que l’Europe ne peut pas prendre.

Chypre

De même l’absence de règlement du problème de Chypre constitue un obstacle majeur pour l’entrée de la Turquie en Europe. Le plan Kofi Anan, qui représentait un compromis favorable pour la « République turque de Chypre » autoproclamée et reconnue seulement par Ankara, a pourtant été rejeté par Rauf Denktach, le Président de cette « République » occupée par 30.000 militaires turcs, et cela contre la volonté majoritaire de la population turque de l’île qui désirait bénéficier des avantages de l’appartenance à l’Union Européenne. C’est que, derrière Rauf Denktach, se profilait l’exigence des généraux qui ont prouvé par là, une fois encore, qu’ils étaient les vrais et les seuls maîtres de la Turquie. Dans ces conditions, comment admettre dans l’Union un État qui occupe militairement depuis près de trente années une partie du territoire d’un État membre et qui se refuse obstinément à l’évacuer ?

Certains calculs sont bien optimistes, voire naïfs

Certains commentateurs politiques avancent cependant l’idée selon laquelle l’adhésion de la Turquie obligerait cette dernière à reconnaître enfin l’existence de sa minorité kurde forte de quelque quinze à dix-huit millions de personnes dont une partie importante vit dans les bidonvilles des grandes villes turques, à commencer par Istanbul, du fait des persécutions de l’armée au Kurdistan de Turquie. Cette adhésion devrait également contraindre la Turquie à cesser la répression anti-kurde et sa politique d’assimilation forcée.

En vérité, rien n’est moins sûr car qui pourrait obliger la Turquie une fois entrée dans l’Union à traiter humainement les Kurdes en l’absence de toute procédure pratique d’exclusion ? En outre, l’adhésion de la Turquie aurait l’inconvénient grave de couper définitivement les Kurdes de Turquie de leurs frères de Syrie, d’Irak et d’Iran, c’est à dire d’environ la moitié de la nation kurde. 

Les Turcs préparent la suite

Or, là encore, la seconde guerre d’Irak vient de modifier la situation qui prévalait dans la région, notamment en ce qui concerne les relations américano-turques. Le refus d’Ankara d’accorder le droit de passage aux troupes américaines a provoqué, au moins momentanément, une atmosphère de crise et de rancoeur entre les deux États et l’on peut estimer en conséquence que devrait s’atténuer la pression impudente de Washington sur les Quinze en faveur de la candidature turque, telle qu’elle s’est notamment exercée lors d’une réunion au cours de laquelle les dirigeants européens s’étaient vus pressés par le Président des États-Unis d’accepter la Turquie en leur sein ! En définitive, on pourrait considérer que, jusqu’à présent, la Turquie est perdante sur tous les tableaux : elle n’a pas touché les crédits promis, n’a pu intervenir au Kurdistan d’Irak et a vu se refroidir ses relations avec les Etats-Unis. Toutefois, il serait hasardeux de penser que les Turcs vont en rester là. Ils rongent leur frein de dépit mais préparent de toute évidence leur revanche.

L’UE saura-t-elle dire Non ?

En vérité, ce qu’il faut espérer, c’est un sursaut de courage de la part de l’Europe des 15, bientôt de l’Europe des 25 : il faut dire Non à la Turquie une bonne fois pour toutes ! une première porte avait été ouverte pour Ankara lors de la désastreuse conférence d’Helsinki en novembre 1999. Depuis lors, la Turquie a été reconnue comme candidate, certes sous certaines conditions, mais le principe de l’adhésion étant acquis, les dirigeants européens sont désormais pressés par Ankara, et jusqu’à une date récente par Washington, de proposer une date déterminée pour l’adhésion. C’est cet engrenage qu’il est urgent de bloquer par un refus ferme et définitif.

Donner - enfin - la parole aux peuples de l’Union

Pour ce faire, il convient de donner la parole, par la voie de referenda, aux peuples des différents États de l’Union. Or il apparaît bien qu’aucun d’eux, et pas plus le français que les autres, n’est favorable à l’entrée de la Turquie dans l’Union. Il serait dès lors particulièrement choquant que les dirigeants de l’Europe puissent chercher à imposer une adhésion clairement rejetée par l’ensemble de leurs peuples.

Disons le tout net : la Turquie n’est pas européenne par sa nature et elle n’est pas en Europe par sa situation. Ses longues frontières avec des États comme la Syrie, l’Irak et l’Iran la placent sans conteste dans l’aire géographique moyen-orientale, avec tous les dangers que comporte pour l’Europe une telle promiscuité. Le général de Gaulle aurait dit, c’est du moins le jugement qu’on lui prête : « les faits sont têtus ». Il semble bien que les faits géographiques soient encore plus têtus que tous les autres.

Bernard Dorin, Ambassadeur de France

Manuscrit relu et clos le 23 septembre 2003

NDLR: Secrétaire Général de l'OTAN devenu Haut représentant de l'Union européenne pour la Politique Etrangère et de Sécurité Commune en octobre 1999, Javier Solana présente un point de vue différent dans le journal "Le Monde" daté du 6 décembre 2002, page 17. La mise en corrélation de ces deux analyses peut être éclairante pour la réflexion géopolitique.

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Date de la mise en ligne: décembre    2003

 

 

 

Biographie de Bernard Dorin, Ambassadeur de France

   

 

 

. 1950 : Diplôme de l'Institut d'Etudes Politiques de Paris.

. 1953 : Admis à l'Ecole Nationale d'Administration

. 1963 - 1964 : Adjoint au Secrétaire Général du Ministère des Affaires Etrangères.

. 1964 - 1966 : Conseiller Technique - pour les affaires diplomatiques - au cabinet du Ministre de l'Information. Directeur Adjoint du "Service de Liaison Interministériel pour l'Information".

. 1966 - 1967 : Conseiller Technique - pour les affaires diplomatiques - au cabinet du Ministre Délégué chargé de la Recherche Scientifique et des Questions Atomiques et Spatiales.

. 1967 - 1968 : Conseiller Technique - pour les affaires diplomatiques - au cabinet du Ministre de l'Education Nationale, chargé en particulier des relations avec les universités africaines.

. 1968 - 1969 : Conseiller Technique - pour les affaires diplomatiques - au cabinet du Ministre chargé de la Recherche Scientifique et Conseiller technique "officieux" au Cabinet du Ministre de l'Education Nationale.

. 1969 - 1970 : Année sabbatique à l'Université de Harward, au Center for International Affairs.

. 1970 - 1972 : Chargé de mission auprès du Directeur du Personnel du Ministère des Affaires Etrangères.

. 1972 - 1975 : Ambassadeur en Haïti. Plus jeune Ambassadeur du corps diplomatique français.

. 1975 - 1978 : Créateur et chef du Service des Affaires Francophones du Ministère des Affaires Etrangères.

. 1978 - 1981 : Ambassadeur en République d'Afrique du Sud.

. 1981 - 1984 : Directeur d'Amérique au Ministère des Affaires Etrangères (Etats-Unis, Canada et Amérique Latine).

. 1984 - 1987 : Ambassadeur au Brésil.

. 1987 - 1990 : Ambassadeur au Japon.

. 1991 - 1993 : Ambassadeur en Grande-Bretagne.

. 1er janvier 1992 : Elevé à la dignité d'Ambassadeur de France.

. 1993 - 1997 : Conseiller d'Etat en service extraordinaire.

. Juin 2001 : "Appelez-moi Excellence. Un ambassadeur parle", éd. Stanké.

Officier de la Légion d'Honneur.

Grand-Croix de l'Ordre de Victoria (G.C.V.O.)

Membre fondateur de l'Association France-Québec.

Président des Amitiés francophones, 39 Avenue de Saxe, 75007, Paris, France.

   

 

 

 

   

 

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