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L'échec du plan Annan pour Chypre:

un passage de témoin entre l'ONU et l'UE

Par Josselin Gauny

 

Depuis le 1er mai 2004, l’Union européenne est dans l’obligation de trouver une solution à ce conflit qui se situe désormais en son sein.

Dans un jeu où l’esprit de consensus est laissé au vestiaire, l’Europe communautaire apparaît comme un arbitre qui peine à imposer une vision claire. Elle semble surtout prisonnière de la surenchère des positions maximalistes turques et chypriotes grecques. Les propositions finlandaises s’apparentent à une timide politique de petits pas qui élude la question centrale, celle du statut politique final. Cependant, elles ont le mérite de vouloir faire bouger les lignes de manière pragmatique. Le conflit chypriote repose avant tout sur des peurs, des représentations de l’autre que des gestes, aussi ponctuels ou symboliques soient-ils, peuvent faire évoluer, afin d’atteindre un niveau de confiance minimum pour une compréhension mutuelle.

 

Après l'introduction, cette page présente successivement deux cartes puis l'article.

Bibliographie de la question et biographie de l'auteur en bas de page.

 

 

Après trois décennies d’enlisement dans un statu quo insoluble, l’affaire chypriote s’est accélérée au début des années 2000, avec l’espoir de rompre, enfin, la division de l’île. L’arrivée au pouvoir d’une classe politique turque et chypriote turque ouverte aux négociations, la perspective de l’adhésion de Chypre à l’Union européenne (1er mai 2004), l’ouverture de plusieurs points de passage sur la « ligne verte » (en 2003) étaient autant de jalons susceptibles de faire aboutir le nouveau plan onusien de réunification. Kofi Annan, le Secrétaire Général des Nations unies proposa son projet en novembre 2002. Après maintes modifications et menaces de suspension des pourparlers, il parvint à obtenir l’essentiel, à savoir la soumission de ce plan au vote des Chypriotes grecs et turcs. Déjouant les pronostics de bon nombre d’observateurs qui n’avaient sûrement pas mesuré la complexité du cas chypriote, le referendum organisé le 24 avril 2004 produisit un résultat négatif. Ainsi l’impasse perdurait.

Mais si le statu quo chypriote a eu des incidences finalement limitées sur la scène internationale entre 1974 et 2004, il n’en va pas de même depuis. L’Union européenne est dans l’obligation de trouver une solution à ce conflit qui se situe désormais en son sein. L’interdépendance de la question chypriote et du processus d’adhésion de la Turquie pourrait coûter très cher à l’UE.

 

Date de la mise en ligne: février 2007

         

Carte 1: Chypre: situation géopolitique interne

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Carte 2: Les enjeux territoriaux de la présence turque à Chypre

Voir toutes les cartes disponibles sur ce site

   

 

   

Mots clés - Key words: Méditerranée orientale, Plan Annan, Nicosie, Grèce, Turquie, Ankara, Question chypriote, Nations unies, Adhésion à l’UE, République Turque de Chypre du Nord (RTCN), Division, Fédération, Réunification, Ligne verte, Colons anatoliens, Réfugiés, Traité de garantie de 1960, Troupes turques, Chypriotes grecs, Chypriotes turcs, Referendum, Reconnaissance d’un Etat chypriote turc, Reconnaissance de la République de Chypre, Nationalisme, Réconciliation, Commerce direct avec l’UE, Ouverture des ports et aéroports turcs aux navires et avions chypriotes, Tassos Papadopoulos, Rauf Denktash, Mehmet Ali Talat, Recep Tayip Erdogan, Union européenne, Fossé économique entre Chypriotes grecs et Chypriotes turcs, Aide européenne à la « RTCN », Négociations d’adhésion, Protocole d’union douanière, Elections turques en 2007, Propositions finlandaises, Rétrocession de Varosha, Suspension des négociations d’adhésion de la Turquie à l’UE.

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1. L’échec du plan Annan, révélateur d’une nouvelle donne dans la question chypriote

Un projet de fédération

L’objectif du plan Annan était de réunifier deux entités, la partie grecque de la République de Chypre et la « République Turque de Chypre du Nord » (« RTCN »), non reconnue, en une fédération. La « République Unie de Chypre », dotée d’une nouvelle Constitution, aurait été composée d’un « Etat constituant chypriote grec » et d’un « Etat constituant chypriote turc ». Ces deux Etats fédérés auraient repris globalement les contours des deux entités actuelles. Une certaine homogénéité ethnique aurait été garantie au sein de chaque Etat. Seul l’Etat central aurait été détenteur d’une quelconque souveraineté. La répartition des fonctions dans les instances de l’Etat fédéral donnait lieu à une surreprésentation de la population chypriote turque par rapport à son poids démographique (environ 1/3 des postes alors qu’elle représente 1/5ème de la population totale). En plaçant les communautés d’égal à égal, K. Annan pariait sur une réconciliation rapide et une capacité à passer outre les clivages historiques. Rappelons que les événements sanglants qui ont amené au conflit entre 1963 et 1974 étaient en partie imputables à la surreprésentation des Turcs dans la constitution de 1960. Cette question de la répartition des rôles aurait de toute façon été relativisée par l’adhésion européenne.

 

Les mesures d’accompagnement

Si le concept fédéral était un compromis acceptable par les différentes parties, certaines questions sensibles restaient en suspens.

L’Etat fédéré chypriote grec retrouvait une partie des territoires de l’actuelle RTCN, mais l’Etat chypriote turc aurait conservé les points névralgiques (Nicosie-Nord, les ports de Famagouste et Kyrenia, l’aéroport d’Ercan, la base turque de Gecitkkale). Voir la  carte en début d’article.

Les Chypriotes grecs, très attachés au retour de 200 000 réfugiés dans leur propriété du Nord, n’obtenaient pas entière satisfaction. Les inspirateurs du plan Annan, préférant limiter le brassage, incitaient les réfugiés à se contenter d’une compensation financière.

Autre question brûlante et liée à celle des réfugiés : le sort réservé aux « colons » turcs, ces personnes venus d’Anatolie et occupant illégalement des propriétés grecques du Nord. Les chiffres, bien que flous, sont formels : les colons, plus de 140 000, sont devenus majoritaires en « RTCN », par rapport aux Chypriotes turcs. Le plan Annan aurait permis à une grande partie de ces colons (les plus anciennement installés) de rester à Chypre, ce qui limite bien entendu le retour des réfugiés grecs.

La dernière question fondamentale était celle des troupes turques, environ 35 000 soldats, présentes à Chypre. Le plan Annan maintenait le Traité de Garantie de 1960, qui octroyait à la Grèce, à la Turquie et au Royaume-Uni un droit d’intervention. Cependant il contraignait la Turquie à une démilitarisation massive, autorisée à ne conserver que 650 soldats après 2018.         

Le plan Annan proposait un règlement politique sur la base d’un compromis à même de s’approcher au maximum des exigences des parties prenantes du différend. Cette démarche pragmatique s’évertuait avant tout à apporter un fonctionnement viable à la situation héritée de 1974, c’est-à-dire de prendre acte des intérêts turcs tout en réparant une partie du préjudice que la division a causé aux Chypriotes grecs. Il était difficile de bâtir un projet plus consensuel, même si plusieurs points sont perfectibles. Il aurait surtout été difficile de demander plus de concessions de la part du camp turc, qui avait systématiquement bloqué toutes les initiatives antérieures. Aussi le plan peut-il paraître légèrement déséquilibré en faveur de la cause turque.

 

Le résultat du referendum

L’organisation d’un referendum fut un événement tout à fait inédit à Chypre. Après maints retards, il put être organisé in extremis avant l’adhésion européenne, le 24 avril 2004. Le plan Annan ne pouvait être entériné que par une approbation à la fois de la République de Chypre et de la « RTCN ». L’électorat se mobilisa massivement des deux côtés, pour des résultats tranchés mais opposés. 65% des Chypriotes turcs approuvaient le plan tandis que 76% des Chypriotes grecs le refusaient.

 

Eléments  d’explication du vote

Le vote chypriote turc

Sous la férule de son leader nationaliste Rauf Denktash, le camp chypriote turc s’est systématiquement opposé aux plans onusiens entre 1974 et 2003, conformément à la ligne donnée par Ankara. L’arrivée en « RTCN » et en Turquie de nouveaux gouvernements, favorables au plan, a permis à K. Annan de faire avancer les négociations. Le nouveau premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan réussissait le tour de force de faire accepter le plan Annan aux milieux nationalistes, à l’armée et à une population à laquelle Chypre est traditionnellement présentée comme une question nationale pour la Turquie. Dans le même temps, la vie politique chypriote turque assistait à la montée en puissance du parti de gauche CTP, ouvert au dialogue. Vainqueur des législatives en décembre 2003, son leader Mehmet Ali Talat a été un moteur dans la relance des négociations. Ces élections constituaient déjà le « premier tour » du referendum pour les Chypriotes turcs, qui y exprimaient un « non » à l’intransigeance de R. Denktash.

Le « oui » chypriote turc au referendum n’est pas simplement le fruit des consignes données par Ankara et Nicosie. Il exprime la frustration de 30 années d’isolement qui ont fait de la « RTCN » un Etat fantoche non-reconnu et à l’économie exsangue. A cela s’ajoute une exaspération croissante des Chypriotes turcs face à l’immigration anatolienne et face à l’ingérence d’Ankara dans les affaires de l’île. Une partie des colons, vivier traditionnel de l’électorat nationaliste, ont eux-mêmes voté « oui » au plan Annan. Les motivations économiques, dopées par la perspective européenne, ont été prépondérantes dans le vote turc. Le PIB de la « RTCN » avoisine les 5000 $/hab. alors que de l’autre côté de la ligne verte, il s’élève à 18 000 $[i]. Privée de tourisme et d’échanges économiques avec le reste du monde, la « RTCN » ne survit que par l’aide turque, une économie informelle et une administration omniprésente.

 

Le vote chypriote grec

A l’inverse, pour les Chypriotes grecs, le plan Annan a été vu de la manière suivante : « très peu à gagner, beaucoup d’inconvénients et de risques »[ii]. Il est vrai que toutes les attentes chypriotes  grecques (retour de tous les réfugiés, expulsion des colons, démilitarisation intégrale) n’ont pas été assouvies. En contrepartie, le gain était limité. Les Chypriotes grecs, avertis par l’antécédent allemand, ont vu un péril dans l’intégration d’une entité qui accuse de graves retards économiques. L’assurance de rentrer dans l’UE une semaine plus tard n’a fait que renforcer ce sentiment d’un fardeau chypriote turc. 

Le rejet du plan Annan doit beaucoup à la mauvaise publicité qui en a été faite par le personnel politique chypriote grec. Seul le parti de droite, le DISY, a appelé à voter « oui ». A l’inverse, l’AKEL, parti communiste, a surpris, et déçu, en appelant à voter « non », renonçant à sa tradition de main tendue à la réconciliation. Mauvais calcul ou pas, l’impact de la position de l’AKEL sur le vote de son électorat, d’ordinaire très discipliné, a été décisif. Mais c’est indéniablement la position du président Papadopoulos qui a pesé dans le vote. Issu du 3ème parti politique chypriote, le parti nationaliste DIKO, Tassos Papadopoulos a été élu en février 2003[iii]. Nul doute que sa victoire d’alors correspond aux aspirations des Chypriotes grecs, très réticents à la première mouture du plan Annan, proposé quelques mois plus tôt. L’éviction du président sortant Glafcos Cléridès, très favorable au plan, était un premier avertissement, un premier tour du referendum en quelque sorte. La campagne virulente de diabolisation du plan Annan par le président a ensuite fait son œuvre.

En réalité, le personnel politique chypriote, ainsi que les très influentes autorités religieuses et une partie des médias  n’ont fait que relayer une hostilité de la population non seulement au plan Annan (un « blasphème ») mais plus généralement au concept de fédération et de vie commune avec des Turcs. L’intervention violente des Turcs en 1974 a placé les Chypriotes grecs dans une position de victime ; elle les a convaincus de la « supériorité légale et morale de leur cause »[iv]. La politique de blocage de Rauf Denktash, point de convergence de tous les blâmes pendant trois décennies, a entretenu les Chypriotes grecs dans l’idée qu’eux seuls portaient le désir de réunification. Certes, ils s’étaient montrés favorables aux différents plans de l’ONU qui leur avaient été soumis avant le plan Annan, mais finalement, ils n’avaient jamais eu à s’exprimer clairement, à trancher dans le cadre d’un referendum. Comment est-on passé d’une « acceptation tacite à un rejet direct »[v] d’un plan très proche de ses prédécesseurs? Les Chypriotes grecs se sont focalisés sur des questions annexes. Ils ont jugé ainsi insupportable le maintien de 650 soldats turcs, alors que le réchauffement des relations gréco-turques et les perspectives européennes de la Turquie prouvent l’absurdité de l’éventualité d’un conflit armé. Les Chypriotes grecs ont émis de nombreuses réserves relatives aux contraintes stipulées par le plan Annan concernant le retour des réfugiés et la liberté d’installation dans l’Etat constituant chypriote turc. Pourtant, on sait pertinemment que très peu de réfugiés seraient revenus, peu enclins à quitter leurs affaires et leur vie confortable du Sud pour venir vivre dans leur propriété défigurée par 30 ans d’occupation turque, dans des villages et des quartiers habités par des Turcs. Ce combat pour les propriétés, le retour des réfugiés, le retrait intégral des troupes turques relève du symbole, de la fierté d’une nation qui s’est sentie flouée et qui souhaite une réparation davantage morale que matérielle. N’oublions pas que le boom économique de Chypre coïncide avec le début de la division. Le fossé économique entre Nord et Sud est tellement profond que la réunification serait plutôt pénalisante à court terme pour les Chypriotes grecs. Aussi le désir de réunification est-il beaucoup moins prégnant dans les années 2000 que 20 ans auparavant. L’issue politique en découle : les Chypriotes grecs n’ont désormais que très peu d’intérêt à voir se construire une fédération, qui demeure une forme de reconnaissance implicite d’une dualité étatique sur l’île. Même si ce discours n’est pas clairement exprimé, les Chypriotes grecs, leur président en tête, sont de plus en plus en faveur d’une absorption des Chypriotes turcs en tant que minorité. Le principe fédéral représente trop de concessions, parce que les Chypriotes grecs s’accommodent finalement très bien de la division. Des enquêtes d’opinion révèlent que 15% des Chypriotes grecs souhaitent une fédération, 50% préférant un Etat unitaire[vi]. La réunification se situe plus dans le domaine de l’idéal que dans la nécessité matérielle. Elle doit donc être parfaite et entière. L’idée d’une division définitive commence même à percer. Dans cette même enquête, 29% des Chypriotes grecs sont favorables au statu quo ou à l’entérinement de la partition.

Ce constat est corroboré par de vifs préjugés vis-à-vis de la population turque, qui excluent une volonté de vivre ensemble. Sans aller jusqu’aux mariages intercommunautaires (inenvisageable pour les 2/3),  les Chypriotes grecs affichent leur réticence à travailler avec des Turcs (42% y sont opposés[vii]). Ce rejet est, et c’est préoccupant, particulièrement aigu dans les populations jeunes (63% des Chypriotes Grecs âgés entre 18 et 24 ans déclarent ne pas vouloir vivre avec des Turcs[viii]), beaucoup moins enclines à faire des concessions que leurs aînés qui ont pourtant vécu les déchirements du passé.

 

L’impasse chypriote est le fruit de nationalismes irrédentistes, de tous côtés, qui empêchent toute approche pragmatique et dépassionnée du règlement final. Le travail de repentance, la projection dans l’avenir, l’effort de réconciliation sont quasiment inexistants. Ils sont pourtant nécessaires pour une résolution durable du conflit.

 

Les évolutions politiques de l’après referendum

Le tournant politique apparu lors du referendum s’est confirmé.

Côté grec, le président Papadopoulos s’est renforcé. Loin de subir le contrecoup de sa position tranchée, il bénéficie toujours d’une bonne cote de popularité et continue de dominer la large coalition au pouvoir. Son parti, le DIKO, a progressé à l’issue des élections législatives du 21 mai 2006, passant de 9 à 11 sièges (sur 56). Ce scrutin a fait apparaître un léger fléchissement des partis favorables à une négociation sur la base du plan Annan. Le DISY perd 1 siège et l’AKEL en perd 2. Ils demeurent, avec 18 sièges chacun, les deux premières forces politiques. Malgré son retard sur l’AKEL, le DIKO domine la majorité gouvernementale. T. Papadopoulos a procédé en juin 2006 à un remaniement ministériel qui permet au DIKO de compter autant de portefeuilles ministériels que l’AKEL. Tout spécialement, George Iacovou, le ministre des Affaires Etrangères, un indépendant plutôt proche de l’AKEL, a été remplacé par Georges Lillikas, un proche du président. Les négociations relatives à la résolution de la question chypriote sont à présent aux mains d’un triptyque Papadopoulos-Lillikas-Tzionis, uni autour de la ligne ferme du président. 

Côté turc, la population a confirmé son enthousiasme en faveur de l’U.E et de la réunification en portant M. A Talat à la présidence de la « RTCN » en février 2005. Cependant, il faut rester très prudent sur la capacité du leader du CTP à rompre avec l’empreinte nationaliste laissée par R. Denktash pendant plusieurs décennies dans cette partie de l’île. Coincé entre les positions de la Turquie et de la République de Chypre, sa marge de manœuvre est extrêmement réduite. Il ne parvient toujours pas à peser dans l’avancement des négociations. Sa position est elle-même contestée sur le plan intérieur. Avec 25 députés sur 50, le CTP est obligé de composer avec des partis moins ouverts. La coalition avec le DP, parti nationaliste modéré dirigé par Serdar Denktash, le fils de l’ancien président, s’est soldée par l’éclatement de la majorité et la dissolution du gouvernement le 11 septembre 2006. Un gouvernement s’est reconstitué autour du CTP et de 4 députés transfuges de partis nationalistes. Cependant l’équilibre reste des plus précaires et l’hypothèse d’un retour aux commandes des partis nationalistes (l’UBP, parti héritier de Rauf Denktash, et le DP) n’est pas à exclure si l’absence d’avancées politiques et de résultats économiques concrets perdure.

 

2. L’Union européenne en première ligne

2004 a marqué le début d’une nouvelle ère dans la manière d’aborder le règlement de la question chypriote. Le referendum du 24 avril 2004 marque l’échec de l’approche onusienne et l’adhésion de la République de Chypre à l’Union européenne une semaine plus tard marque l’arrivée au premier plan de l’Europe communautaire, qui devrait, en théorie, suppléer aux défaillances des Nations unies. Le plan Annan est bel et bien mort (le mot n’a même pas été évoqué au cours de la rencontre entre Kofi Annan et Tassos Papadopoulos le 28 février 2006).  Les quelques mesures allant dans le sens d’un dialogue intercommunautaire sont des écrans de fumée.

Plus de deux ans après l’échec chypriote, force est de constater que l’UE peine à trouver une issue, au moment où débutent les négociations concernant l’adhésion de la Turquie.

 

Implications de l’adhésion chypriote

Les conditions de l’adhésion

L’U.E a accueilli le 1er mai 2004 la République de Chypre, et pas seulement la partie « chypriote grecque ». La partie occupée par les Turcs est juridiquement dans l’Union, même si de facto elle ne l’est pas et que ses représentants n’ont pas pris part aux négociations d’adhésion. L’U.E n’avait pas vraiment préparé ce cas de figure, que les retards dans l’organisation du referendum pour le plan Annan ont précipité.

Une première question s’impose. Pourquoi l’Union européenne, en 1995, a-t-elle ouvert les discussions avec un Etat qui n’exerce son autorité que sur les 2/3 de son territoire ? Les Européens n’ont jamais vraiment imaginé que les Chypriotes grecs pourraient faire blocage à la réunification. Ils étaient persuadés par ailleurs que le pouvoir d’attraction de l’Europe pousserait les dirigeants chypriotes turcs de l’époque à infléchir leurs positions. Loin de là, les Turcs et les Chypriotes turcs ont systématiquement dénoncés le processus d’adhésion, arguant du fait que le gouvernement de Nicosie n’avait aucune légitimité pour cela. Dans l’argumentaire turc, l’adhésion de Chypre dans une organisation politique comprenant la Grèce, était une forme d’ enosis (terme grec désignant le rattachement de Chypre à la Grèce,  théorie politique nationaliste abandonnée dans les années 1970). En guise de représailles, Rauf Denktash menaçait de rattacher la « RTCN » à la Turquie en cas d’adhésion chypriote, ce qu’il n’a pas fait. Les Européens espéraient en réalité que la perspective européenne constituerait un « catalyseur », concept assez creux qui a exempté l’UE de s’assurer du règlement du contentieux chypriote. La stratégie de la carotte et du bâton n’a pas abouti. Le bâton fut de toute façon très peu utilisé, sous la pression de la Grèce et de Nicosie, fermement opposée à l’idée que la résolution du différend soit une condition à l’adhésion chypriote. La Commission européenne réaffirmait le découplage de ces deux volets au sommet d’Helsinki en 1999. Le commissaire à l’élargissement, Günter Verheugen, a eu beau accuser les Chypriotes grecs de « tricherie » au lendemain du referendum, l’aventurisme européen était déjà sanctionné.

Ce flou de l’UE est tributaire de l’hétéroclisme des positions européennes à propos de Chypre. Si l’UE a systématiquement condamné la mise en place de la « RTCN » et appelé au retrait des troupes turques, le Royaume-Uni se montre beaucoup plus mesuré. Complaisant à l’égard de la Turquie qu’il souhaite voir intégrer l’ « Europe grand marché » invoquée, il a surtout intérêt à ne pas bousculer l’ordre actuel qui permet la survie du Traité de Garantie de 1960. Celui-ci lui accorde les deux  bases d’Akrotiri et Dhekelia au Sud.

 

Opportunités et risques pour l’UE

L’Union européenne, dont les efforts bien timides depuis 1974 se limitent à un soutien moral à l’action du Secrétaire Général des Nations unies, se doit à présent de trouver une solution. Les risques sont trop importants pour elle, pour Chypre et pour la Turquie pour pouvoir se permettre de laisser pourrir la situation. D’un point de vue politique, tout d’abord, la présence d’une zone de non droit au sein du territoire européen fragilise la crédibilité des institutions européennes, tant auprès des citoyens européens que des candidats potentiels et de la « communauté internationale ». L’U.E doit montrer ses aptitudes à gérer une crise, à résoudre une situation géopolitique complexe.

Les chances de faire parvenir une solution équitable sont plus réduites maintenant que Nicosie contribue à formuler la voix des instances européennes. Chypre dispose d’un pouvoir de blocage. Sa position est souvent soutenue par la Grèce.

Chypre s’est parfaitement arrimée aux institutions européennes. La République entend bien se servir de cet ancrage pour parvenir à ses fins tant sur le dossier chypriote que sur le dossier turc. Un hiatus s’est installé : alors que Nicosie ne voulait pas subordonner son adhésion européenne à la résolution du conflit, elle emploie dorénavant l’UE comme instrument de pression sur Ankara. Plus éloignée de la Russie, elle s’aligne sur la politique extérieure de l’Union. La République, toujours à l’écart de l’OTAN, accélère sa participation à la Défense Européenne. Membre de la PESD, elle bénéficie de la clause de défense mutuelle mais ne peut pas prendre part aux opérations militaires de l’UE menées avec l’assistance de l’OTAN (accords Berlin Plus). Chypre parachève son adaptation aux normes judiciaires et fiscales requises par l’Europe. Les autorités ont dû mettre un frein aux facilités d’implantation des sociétés offshore. La fiscalité demeure douce et rapproche Chypre du cas irlandais, dans des conditions proches du paradis fiscal. Les bonnes performances économiques (inflation maîtrisée, diminution de la dette publique, croissance florissante) de Chypre lui laissent entrevoir un accès à la zone euro en 2008.

Beaucoup plus problématique est l’intention de Chypre d’entrer dans l’espace Schengen à l’horizon 2010. Ce sujet rappelle à l’UE tous les risques qu’elle encourt à laisser le statu quo se prolonger. La « ligne verte » est de facto une frontière de l’Union depuis mai 2004. Ce no man’s land n’est pas tout à fait hermétique et serait appelé à séparer l’espace Schengen d’une zone touchée par d’importants trafics illicites, la « RTCN ». A l’heure actuelle, les seuls contrôles sont effectués par des soldats turcs. L’U.E  et la République de Chypre seraient amenées à prendre en main le contrôle de la circulation des personnes et des biens au niveau de la « ligne verte », ce qui pourrait revenir à une reconnaissance implicite du statut de frontière de celle-ci donc de l’existence de deux Etats à Chypre. Chypre a déjà préparé son intégration à l’espace Schengen en imposant à présent des visas aux Russes en visite sur l’île. 

Par ailleurs, la situation géographique de Chypre, avant-poste de l’UE en Méditerranée Orientale, l’expose à l’immigration clandestine (en provenance du Moyen-Orient, d’Asie du Sud et du Sud-Est et d’ex-URSS) et à divers trafics. Les dispositifs européens de surveillance des frontières maritimes (dont FRONTEX, agence européenne pour la gestion de la coopération opérationnelle aux frontières extérieures de l’UE) se mettent en place. Mais ils sont beaucoup plus concentrés sur l’Espagne et l’Italie que sur Chypre, la Grèce et la Turquie.

Enfin, Chypre verrouille un couloir énergétique naissant. L’ouverture de l’oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan amène le pétrole de la Caspienne à Ceyhan, port du Sud-Est de la Turquie, d’où il sera acheminé, entre autres, vers l’Europe.

L’entrée dans l’Europe communautaire n’a pas entamé le dynamisme de l’économie chypriote. Le risque est que le fossé économique entre Chypriotes grecs et Chypriotes turcs se soit accentué. La « RTCN » sclérosée s’éloigne de plus en plus de la partie sud, tirée vers le haut par l’UE. Les perspectives d’harmonisation fiscale ou administrative s’avèrent difficilement applicables techniquement. En cas de réunification, la « RTCN » aura de toute façon des difficultés, malgré sa petite taille, à absorber l’acquis communautaire[ix].

Ce fossé économique se surimpose au fossé mental. Les Chypriotes turcs qui jugent avec beaucoup de circonspection les efforts européens en leur faveur, se sentent laissés pour compte, en marge de l’Europe. A ce titre, le rattachement à la Turquie n’est pas exclu. Le temps ne fait que distendre les liens entre Chypriotes.

 

Les mesures européennes en faveur de la « RTCN »

A défaut de plan global, l’Union européenne s’est engagée à aider la population chypriote turque. Sa stratégie est de remettre à niveau la « RTCN », de l’insérer davantage dans les institutions continentales, sans toutefois la reconnaître. L’UE espère ainsi tout autant la préparer à une intégration européenne de type RDA que maintenir un dialogue propice à des négociations sur la réunification.

L’UE avait promis une aide de 259 millions € juste avant l’adhésion, pensant que l’île serait réunifiée à cette échéance. Cette somme aurait été délivrée au gouvernement chypriote qui l’aurait redistribuée pour financer des projets chypriotes turcs. Le fonds a été maintenu malgré la persistance de la partition mais l’aide financière tarde à arriver, d’autant qu’elle transite par la République de Chypre, pour des raisons de légalité. 139 millions € ont enfin été débloqués le 27 février 2006. Cependant, le gouvernement chypriote a suspendu temporairement la distribution de l’aide début juillet 2006. C’est le premier effet des élections de mai 2006 qui ont légitimé T. Papadopoulos dans son intransigeance. Son bras droit, le nouveau ministre des Affaires Etangères, G. Lillikas a justifié cette décision en dénonçant le fait que le Commission Européenne « suggère des projets qui mèneraient clairement à la séparation de l’île »[x].

La méfiance des Chypriotes turcs, frustrés que leur engagement en faveur du plan Annan n’ait entraîné aucune retombée, vis-à-vis de l’Europe communautaire s’est accrue, d’autant plus que la manière dont les appels d’offre ont été lancés ne les satisfait pas. Les sociétés étrangères devront s’adresser au bureau du programme situé sur l’île alors que les sociétés chypriotes devront s’adresser à Bruxelles. Les projets inférieurs à 5 millions seront examinés à Chypre, les autres par la Commission Européenne. Cet imbroglio technique donne le sentiment aux Chypriotes turcs que leurs homologues grecs pourront contrôler ces fonds. Ces derniers ont exigé que les fonds européens ne soient alloués ni aux propriétés grecques du Nord ni aux administrations publiques, ce qui limite considérablement la portée de cette aide. Donnons un exemple d’utilisation de ces fonds : 21 millions € serviront à la réhabilitation du vaste dépôt d’ordures de Dikmen, près de Nicosie.

Fin octobre 2006, 38.1 millions € ont été versés. Cette aide sera finalement supervisée par le bureau de programme de l’UE, qui s’est installé dans la partie turque de Nicosie début septembre 2006. Ce bureau dépend de la Direction Générale de l’élargissement de l’UE, non pas de la représentation de la Commission Européenne. Il accueille plusieurs fonctionnaires européens et est appelé à collaborer avec la représentation européenne présente de l’autre côté de la « ligne verte ». Le gouvernement de la République de Chypre a pour sa part obtenu un droit de regard sur l’utilisation de ces fonds. [xi]

Les Chypriotes turcs multiplient leurs représentations auprès des institutions européennes, sans toutefois y bénéficier de droit de vote. Ils bénéficient par exemple de 2 sièges à l’assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (NDLR : structure indépendante de l’UE). Des élus locaux siègent au congrès des pouvoirs locaux et régionaux de l'Europe. Un groupe de contact émanant du Parlement Européen a été mis en place pour faciliter les relations extérieures de la « RTCN ».

Les Chypriotes turcs accueillent avec méfiance ces mains tendues de l’Europe. Ils sont conscients que l’enjeu est pour eux de briser l’isolation économique qui les étrangle. La question du commerce direct entre les ports et aéroports chypriotes turcs et l’UE est des plus controversées. De nombreux observateurs assimilent le début du commerce direct à une « reconnaissance rampante » d’un Etat chypriote turc par l’UE. Cette question est une des pierres d’achoppement des tractations concernant l’adhésion de la Turquie.

 

Complications de l’adhésion turque

Candidate de longue date à l’Union européenne, la Turquie s’est vue ouvrir les portes de celle-ci en décembre 2004, lorsque l’Europe a accepté d’ouvrir des négociations d’adhésion avec Ankara. Outre le cortège de réformes nécessaires pour se conformer à l’acquis communautaire, l’Europe a émis une condition supplémentaire : la signature du protocole d’union douanière avec les 10 membres acceptés en 2004 (dont Chypre), à défaut d’une reconnaissance directe de la République chypriote. La Turquie avait signé un protocole d’union douanière en 1995 avec les 15 de l’U.E. Extrêmement réticente à engager un geste unilatéral qui irait dans le sens d’une reconnaissance implicite de Nicosie, la Turquie, consciente que Chypre est le nœud de son adhésion à l’UE, a consenti à parapher un document en mars 2005. Cette disposition ne s'applique néanmoins qu'à la libre circulation des marchandises, pas aux services. La Turquie n’est pas obligée d'accueillir des avions ou des bateaux chypriotes dans ses ports et aéroports, les biens de consommation chypriotes rentrant par des pays-tiers (la Grèce en tête). La Turquie n’est pas contrainte non plus d’accueillir une ambassade chypriote sur son sol. De fait, aucun avion chypriote n’atterrit sur une piste anatolienne et les navires battant pavillon chypriote sont toujours refoulés à l’entrée des ports turcs.

 

Chypre est une question cruciale pour la Turquie, qui ne peut pas se permettre d’y perdre ses intérêts mais qui doit pourtant se résoudre à faire des concessions sur cette question. On est entré dans une « ère de désenchantement ». Les autorités turques ont réalisé qu’elles ne pourraient pas dissocier la conduite des négociations avec l’UE de la question chypriote.

 

De son côté, le gouvernement chypriote, contrairement à ce que l’on pourrait croire, n’est pas opposé à l’entrée de la Turquie. La population chypriote grecque, qui y est majoritairement hostile, trouve T. Papadopoulos trop mou face à la Turquie et souhaiterait un usage systématique du veto au sein des 27 (à compter du 1er janvier 2007). Chypre a intérêt à ne pas entraver la marche turque vers l’Europe. Elle ne doit pas compromettre le bon avancement des relations stratégiques entre la Turquie et le grand frère grec. Chypre considère qu’à long terme une Turquie européenne renoncera à une part de son nationalisme auquel le traitement de la question chypriote est subordonné. Les Chypriotes grecs pensent même que fondamentalement la Turquie est prête à sacrifier ses intérêts à Chypre pour ne pas mettre en péril ses relations avec l’Europe. Ce point de vue alimente l’espoir qu’un Etat unifié non-fédéral est encore possible, cet espoir s’est manifesté lors du plan Annan. Cette appréciation est sûrement fallacieuse puisque l’ancien président Bülent Ecevit, certes très nationaliste, déclarait en 2001 qu’il n’y avait pas de différence entre « sacrifier Chypre et une partie de la Turquie ». Les autorités chypriotes préfèrent pour l’heure utiliser le processus d’adhésion de la Turquie pour la pousser à reculer sur certains points, et ce au moyen d’un « juridisme » effréné.

 

Alors que s’achève l’année 2006, un an après l’ouverture des négociations, force est de constater que la Turquie n’est pas disposée à permettre l’entrée en vigueur du protocole d’union douanière avec Nicosie. Une reconnaissance de la République de Chypre revient à reconnaître la légitimité du gouvernement qui s’est maintenu après l’intervention turque de 1974, donc à déclarer illégale cette opération et la constitution d’un Etat chypriote turc. Sans aller jusqu’à ce geste diplomatique impossible à court et moyen terme, on peut émettre un certain scepticisme quant à la normalisation des relations économiques entre Chypre et la Turquie. Et ce pour des raisons de politique extérieure et de politique interne. La Turquie serait économiquement gagnante de pouvoir commercer avec la prospère île d’Aphrodite. Cependant, il faut comprendre que le blocage de ses ports et aéroports est le seul moyen de pression que la Turquie possède face à la politique de Tassos Papadopoulos. La République de Chypre est pénalisée par l’absence de liaisons avec la Turquie. Sa flotte, la 9ème mondiale, est en difficulté (baisse des immatriculations depuis la fin des années 1990). Si il obtient l’accès aux ports et aéroports turcs, il est très improbable que T. Papadopoulos puisse faire ensuite des concessions en vue d’un règlement de la question chypriote. D’autre part, le gouvernement de R.T Erdogan subit sur la scène intérieure le contrecoup de son engagement historique en faveur du plan Annan. Ce virage sur l’affaire de Chypre est périlleux si il n’est pas suivi d’un retour sur investissement, et c’est le cas pour l’instant. Le gouvernement de l’AKP n’a plus le droit de paraître faible sur Chypre, face à des milieux nationalistes sur le qui-vive et face à l’armée dont Chypre est la chasse gardée, ce qui explique des tensions croissantes avec l’équipe dirigeante depuis 2002. La stigmatisation de la négation du génocide arménien, manifestée entre autres par le vote des députés français et les déclarations du président J. Chirac en octobre 2006, pousse inéluctablement la Turquie sur la défensive, sur toutes les questions « nationales » (syndrome du pays fort qui se croit faible). Ces signes altèrent la confiance de la Turquie en l’Europe, préjudiciable à la poursuite des efforts turcs pour se conformer aux exigences européennes. Tout cela intervient à la veille d’une année d’élections en Turquie (législatives en mai 2007, présidentielles en octobre 2007). La résurgence insistante des sujets critiques –Arménie, Chypre, Kurdes-, est du pain béni pour les nationalistes. La publication récurrente de sondages faisant état de l’euroscepticisme des Turcs et de leur préférence donnée à Chypre plutôt qu’à l’adhésion à l’UE (70% selon l’Institut USAK[xii]) excluent des concessions significatives de la part des dirigeants actuels.

 

Consciente que le plan Annan qu’elle soutenait est mort, la Turquie voit s’éloigner les chances d’aboutir d’un plan global sur la base d’un compromis à Chypre. Le gouvernement adopte donc la tactique à laquelle le gouvernement chypriote l’a acculé, la tactique du donnant-donnant. Personne ne veut envisager de geste unilatéral, sans contrepartie.

 

Comme son ministre des Affaires Etrangères Abdallah Gül l’a exprimé en mai 2005 et à nouveau le 24 janvier 2006, la Turquie est prête à ouvrir ses ports et aéroports aux navires et avions chypriotes si des gestes sont faits en faveur de la « RTCN », de la part de l’UE et de la République de Chypre, autrement dit si les ports et aéroports de « RTCN » sont eux-mêmes ouverts au commerce direct avec l’Europe. C’est la véritable attente des Chypriotes turcs, une brèche dans l’isolement et l’embargo qui asphyxient l’économie chypriote turque depuis trois décennies. Les Chypriotes grecs y sont farouchement opposés. Une telle mesure serait une forme de reconnaissance tacite par l’UE d’une entité parallèle à la République de Chypre, qui disposerait d’une économie autonome. L’Union européenne est dans une position délicate. Refuser le commerce direct avec la « RTCN » revient à murer ce territoire juridiquement européen dans une zone grise, au risque de favoriser le retour des nationalistes au pouvoir à Nicosie-Nord. Mais permettre le décollage et l’autonomie de l’économie chypriote turque peut altérer le désir de réunification et d’adhésion à l’Europe de cette population dont les revendications sont à ce jour animées par des motivations essentiellement économiques. Les craintes chypriotes grecques sont à ce titre justifiées.

 

L’Union européenne, qui est dans l’urgence de débloquer le nœud chypriote et d’éviter un « déraillement » du processus d’adhésion de la Turquie[xiii], envisage par conséquent de proposer un « mini-accord »[xiv] apte à satisfaire les différentes parties. La présidence finlandaise de l’Union, qui a menacé la Turquie « au minimum d’une suspension partielle de ses négociations d’adhésion »[xv], a soumis en septembre 2006 des propositions à Nicosie, Ankara et Athènes. Le plan finlandais, qui reprend plusieurs suggestions de lord Hanney (diplomate britannique présenté comme l’inspirateur du plan Annan), prévoit l’ouverture du port de Famagouste, ancienne gloire de l’île pendant des siècles, tombé en désuétude après 1974. En échange, les navires et avions chypriotes auraient accès aux ports et aéroports turcs (peut-être seulement le port de Mersin au début). De plus, la station balnéaire de Famagouste, Varosha, serait rétrocédée aux Nations unies, moyennant retrait des troupes turques présentes dans cette ville fantôme (une résolution onusienne de 1984 avait interdit le repeuplement de cette ville par des Turcs après la partition).

 

Ce plan a valeur de test et avance des suggestions modérées. Pourtant il a reçu un accueil tiède de la part des protagonistes. Outre ses réticences au commerce direct entre la « RTCN » et l’UE, le gouvernement chypriote préférerait un retour direct de Varosha à ses propriétaires grecs, non pas aux Nations unies. Les Turcs pour leur part estiment que l’ouverture de l’aéroport illégal d’Ercan aux vols internationaux serait plus efficace que celle du port de Famagouste[xvi]. Fondamentalement, ils ne sont pas partisans d’une ingérence européenne dans le règlement final qu’ils préfèrent voir coordonner par l’ONU. 

 

L’opposition de la Turquie au plan finlandais lui a valu, après maintes lueurs de compromis avortées, une suspension des négociations d’adhésion concernant 8 des 35 chapitres, le 15 décembre 2006, une décision entérinée par les chefs d’Etat et de gouvernement des 25, le président Chirac et la chancelière Merkel en tête. Le 29 novembre, la Commission Européenne avait préconisé le gel partiel des négociations, et ce tant qu’Ankara n’assouplirait pas ses positions. La Turquie, agacée par les conditions posées par une UE à la fois juge et parti, s’est obstinée jusqu’à un certain point, puisque, conscient d’un risque peut-être irréversible, le gouvernement turc a proposé in extremis, le 7 décembre 2006, d’ouvrir un port, probablement Mersin, aux navires chypriotes et d’un aéroport aux avions chypriotes, et ce pour une durée expérimentale d’un an. Cette offre surprise, très floue et qui n’était pas approuvée par  l’appareil militaire, a été refusée par les Chypriotes grecs et jugée « insuffisante » par les 25.

  

L’actualité chypriote se résume depuis 2004 à un jeu de ping-pong entre les gouvernements de la République de Chypre et de la Turquie, les dépositaires du dénouement du conflit. Les Chypriotes turcs sont pour leur part totalement démunis. Le président Papadopoulos refuse toujours de considérer le leader chypriote turc M. A Talat comme un interlocuteur valable. Leur première rencontre, le 3 juillet 2006, est restée stérile. La partie grecque se prive là d’un levier considérable que serait la réconciliation avec une population, les Chypriotes turcs, qui est loin d’être aliénée aux modes de pensée turcs. Ce levier permettrait sûrement de transcender le bras de fer politique qui l’oppose à la Turquie.

 

Dans ce jeu où l’esprit de consensus est laissé au vestiaire, l’Europe communautaire apparaît comme un arbitre qui peine à imposer une vision claire. Elle semble surtout prisonnière de la surenchère des positions maximalistes turques et chypriotes grecques. Les propositions finlandaises s’apparentent à une timide politique de petits pas qui élude la question centrale, celle du statut politique final. Cependant, elles ont le mérite de vouloir faire bouger les lignes de manière pragmatique. Le conflit chypriote repose avant tout sur des peurs, des représentations de l’autre que des gestes, aussi ponctuels ou symboliques soient-ils, peuvent faire évoluer, afin d’atteindre un niveau de confiance minimum pour une compréhension mutuelle.

Les Chypriotes grecs, principaux responsables du blocage depuis le plan Annan, attendent des gestes auxquels la Turquie pourrait consentir sans se trahir: retrait d’une partie des troupes, restitution plus systématique de propriétés à leurs propriétaires grecs, limitation de la venue de colons anatoliens,  mise en place d’une juridiction interdisant dorénavant l’installation dans des propriétés grecques[xvii]. Ces mesures, susceptibles de juguler l’éloignement matériel et mental des deux parties de l’île, inciteraient davantage les Chypriotes grecs à coopérer avec leurs homologues du Nord, à prendre conscience d’un avenir commun des deux communautés.  

Josselin Gauny

Manuscrit clos en décembre 2006

 

Partis politiques cités

- chypriotes grecs

AKEL=Anorthiko Komma tou Ergazomenou Laou (Parti Réformateur du Peuple Travailleur)

DIKO=Dimokratiko Komma (Parti Démocrate)

DISY= Dimkratikos Synagermos (Rassemblement Démocratique)

- chypriotes turcs

CTP= Cumhurriyetçi Türk Partisi (Parti Turc Républicain)

DP=Demokrat Parti (Parti Démocrate)

UBP=Ulusal Birlik Partisi (Parti de l’Unité Nationale) 


Notes

[i] Source : « Images Economiques du Monde 2005 ».

[ii] Interprétation du vote grec faite par Kofi Annan lui-même

[iii] Déjà ministre chypriote au début des années 1960 lorsque les sirènes nationalistes conduisirent à l’explosion de l’île, T. Papadopoulos est devenu ensuite un avocat d’affaires réputé. Son parcours explique grandement ses convictions et ses facilités à combattre le plan Annan. 

[iv] International Crisis Group, The Cyprus Stalemate : what next ?, Crisis Group Europe Report n°171, 8 mars 2006, p. 10

[v] International Crisis Group, op. cit.

[vi] Craig Webster & Christophoros Christophorou, Division or unification in Cyprus ?, enquête d’opinion, mai 2004

[vii] Sondages parus dans le quotidien Politis, 14 février 2005

[viii] Sondage cité par le Washington Times. Article de Andrew Borowiec, Turkish land offers rejected by Greeks, 26 juin 2006.

 

[ix] Rapport de l’International Crisis Group, mars 2006

[x] Kirsty Hugues, Glimmer of light on Cyprus ?, BBC News, 8 août 2006

[xi] Ces Chypriotes turcs, passagers fantômes de l’Union européenne, Laure Marchand, Le Figaro, 11 décembre 2006

[xii] Cité par Le Monde, 17 novembre 2006

[xiii] Le think tank « Friends of Europe » a rendu un rapport décrivant avec pessimisme l’évolution de la candidature turque. Les scénarios sont présentés sous forme de métaphores propres aux chemins de fer.

[xiv] L’adhésion de la Turquie à l’Union européenne est suspendue à la question chypriote, Le Monde, 16 octobre 2006

[xv] AFP, 2 septembre 2006

[xvi] Turkish Daily News, 17 octobre 2006

[xvii] Ces propositions sont en partie formulées par l’International Crisis Group dans son rapport du 8 mars 2006

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    Bibliographie    
   

Ouvrages

Bertrand Gilles, Le conflit helléno-turc, Maisonneuve et Larose, Paris, 2003.

Blanc Pierre, La déchirure chypriote, L’Harmattan, Paris, 2000

Drevet Jean-François, Chypre en Europe, L’Harmattan, Paris, 1998

 

Articles

Anastasiakis Othon, Bertrand Gilles & Nicolaïdis Kalypso, Getting to yes: suggestions for embellishment of the Annan Plan for Cyprus, South East European Studies Program, University of Oxford, février 2004

Christou Georges, The European Union and Cyprus : the power of attraction as a solution to the Cyprus Issue, University of Manchester, 2002. www.ecmi.de

Stavridis Stelios, The European Union’s contribution to peace and stability in the Eastern Mediterranean (the so-called Athens-Nicosia-Ankara Triangle): a critique, 30 novembre 2005, 50 p.

 

Rapports

International Crisis Group, The Cyprus Stalemate: what next? Crisis Group Europe Report n°171, 8 mars 2006. http://www.crisisgroup.org/home/.cfm?id=4003&l=1

Kirsty Hughes, Turkey and the EU- Four Scenarios: from Train Crash to Full Steam Ahead, Friends of Europe, septembre 2004. http://www.friendsofeurope.org/pdfs/FoETurkeyandtheEUreportweb.pdf

 

Enquêtes d’opinion

Lodros Alexandros, Can the Cyprus Problem be solved- U nderstanding the Greek Cypriot Response to the UN Peace Plan for Cyprus

Webster Craig & Christophorou Christophoros, Division or unification in Cyprus ?, mai 2004, College of Tourism, Nicosia

Webster Craig & Christophorou Christophoros, Greek Cypriots, Turkish Cypriots and the future: the day after the referendum, juin 2004, College of Tourism, Nicosia

 

Presse

Politis, Kibris, Turkish Daily News, Washington Times, BBC News, Le Monde, AFP

www.hri.org

www.moi.gov.cy

   
         
    Biographie de Josselin Gauny    
   

Né en 1983

2006 : Master 2 professionnel de Géopolitique- Université Paris I / ENS

2005 : DEA de Géopolitique- Université Paris VIII

Mémoire : Analyse géopolitique de l’échec du plan Annan pour Chypre (sous la direction de Stéphane Yerasimos)

2004 : Maîtrise de Géographie- Université Lyon II.

         Mémoire : Les recompositions spatiales d’une île touristique, Samos (Grèce)

2003 : Licence de Géographie

Thèmes de recherche: Chypre, monde gréco turc, Balkans, Asie Centrale, insularité, cartographie.

   
         

 

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