Voici sous la forme d’un entretien exclusif une présentation approfondie de l’ouvrage de Jean-Marc Zaninetti, « Géographie des peuplements et des populations », PUF, 2017. J-M Zaninetti explique notamment la transition démographique, la transition urbaine et les évolutions des migrations internationales. Propos recueillis par Pierre Verluise, fondateur du Diploweb.com. Illustré de 4 cartes réalisées par J-M Zaninetti.
Pierre Verluise (P. V.) : Vous avez publié cette année un remarquable ouvrage intitulé « Géographie des peuplements et des populations » aux Presses Universitaires de France. Quel est l’objectif principal de ce livre ?
Jean-Marc Zaninetti (J.-M. Z) : La géographie des peuplements et des populations entreprend le récit de la croissance séculaire du genre humain en mettant l’accent sur la diversité des situations à travers le monde. L’apport de la géographie est précisément de contextualiser et spatialiser l’analyse des processus économiques et démographiques qui régissent l’accroissement du nombre des hommes sur la terre. La population mondiale est une abstraction, il s’agit en réalité de l’addition de populations régionales, nationales et locales dont les évolutions sont spécifiques [1]. L’importance des déterminations démographiques dans les trajectoires économiques et géopolitiques des nations est proverbiale, « la démographie, c’est la destinée ». Cette dimension géopolitique des populations est de plus en plus importante [2]. Tandis que la majorité des pays ont achevé ou sont sur le point d’achever leur transition démographique et entrent dans le siècle du vieillissement, les migrations internationales deviennent une composante décisive de l’évolution des populations nationales. Celles-ci n’obéissent pas aux mêmes mécanismes que la natalité et la mortalité, le contexte économique national et l’environnement régional sont des déterminants essentiels, en un mot, la géographie est de plus en plus indispensable à la compréhension des évolutions des populations du monde.
Mon livre aborde trois questions principales :
Les dynamiques démographiques dans un monde en transition ;
La transition urbaine qui accompagne la transition démographique ;
L’importance des migrations internationales dans le contexte d’une démographie post-transitionnelle.
P. V. : Pourquoi la transition démographique est-elle aussi importante ?
J.-M. Z : Les Nations Unies viennent de publier un nouveau jeu d’estimations et de projections internationales de population, selon lesquelles le nombre des hommes est estimé à 7,550 milliards dans le monde en 2017. Selon Jean-Noël Biraben [3], la population mondiale estimée serait de 680 millions en 1700, soit une multiplication par 11 en un peu plus de trois siècles, un rythme annuel moyen de +0,76 % par an.
Cette accélération de la croissance démographique dans le monde a été baptisée « transition démographique » en 1929 quand le démographe américain Warren Thompson a observé qu’au fur et à mesure que leur économie se développait, les pays d’Europe et d’Amérique du Nord avaient connu une baisse de leurs taux bruts de mortalité et de natalité avec un décalage dans le temps qui occasionnait un fort accroissement de leur population. Ainsi, par la succession des transitions de l’espérance de vie en premier lieu et de la fécondité ensuite, les populations des pays les plus développés étaient passé d’un équilibre démographique à haut niveau de natalité et de mortalité, que l’on qualifie d’ancien régime démographique, à un nouvel équilibre à bas niveau de natalité et de mortalité que l’on qualifie de démographie post-transitionnelle.
Dans ces deux phases d’équilibre démographique, l’accroissement de la population est lent et réversible, tandis que la phase de transition se caractérise par un vif accroissement démographique. Le développement économique est le facteur déclencheur de la transition, qui s’amorce en Grande-Bretagne durant la seconde moitié du XVIIIème siècle, où la population de l’île passe de 6 millions d’habitants en 1750 à 9 millions en 1800. Cette croissance inédite ne manque d’ailleurs pas d’alarmer le Pasteur Malthus dont l’essai sur le principe de population, publié dans une première version en 1796 préconise pour la première fois une politique de limitation des naissances en alertant sur les risques d’une crise de subsistances posée par cette croissance. Il attribue aussi à la démographie les causes de la Révolution Française et de son expansion militaire triomphante jusqu’au Rhin -inquiétante d’un point de vue britannique. La forte croissance démographique de la population française expliquant, selon lui, comment ce pays a renversé l’ordre social après une crise de subsistances et comment ses armées de conscrits ont tenu en échec et vaincu les armées professionnelles de toutes les puissances européennes coalisées en dépit d’énormes pertes.
Les termes du débat démographique sont posés : la transition démographique soulève trois menaces, l’équilibre économique est mis en péril par la pression de la demande, et les ressources agricoles et naturelles menacent d’être insuffisantes. La multiplication de la population concerne ses couches les plus pauvres, ce qui met en péril l’ordre social et politique, enfin, les puissances nouvelles qui bénéficient d’une population galopante menacent de renverser l’ordre géopolitique international en bouleversant l’équilibre des puissances.
Les trois craintes de Malthus se révèleront finalement infondées, la révolution agricole combinée au développement du commerce international permet à la Grande Bretagne d’échapper à la crise des subsistances, à la différence de la pauvre Irlande. La révolution sociale ne se produit finalement pas au Royaume-Uni, et les armées de Napoléon sont finalement écrasées au terme d’une aventure militaire de 12 ans (1803-1815) dont la France paie le tribut démographique durant tout le XIXème siècle.
Concernant les crises de subsistance, Malthus n’avait pas tort d’un point de vue historique. En effet, dans le passé, tout essor démographique significatif se heurtait toujours finalement au verrou malthusien. Il suffit pour cela de considérer l’histoire du long Moyen-Âge européen, qui oppose l’expansion des XIème, XIIème et XIIIème siècles à la crise et à l’effondrement démographique du XIVème siècle. Ce que Malthus n’avait pas anticipé, c’est l’impact que la révolution capitaliste allait avoir sur la production agricole dont les rendements ne progressaient pas dans les sociétés préindustrielles, et qui se sont mis à croître sous l’effet de l’introduction d’innovations diverses à partir de la fin du XVIIIème siècle en Grande-Bretagne.
Toute proportion gardée, le monde est aujourd’hui dans une situation assez comparable à celle de la Grande-Bretagne de la fin du XVIIIème siècle. En effet, la transition démographique est restée un phénomène régional pendant plus de 150 ans, se limitant aux sociétés occidentales européennes et à leurs extensions outre-mer dans ce que l’on nommait alors les « pays neufs » tels que les États-Unis d’Amérique. Ainsi, on estime que le monde ne comptait encore que 1,8 milliard d’habitants en 1913, à l’apogée de la domination européenne sur le monde. A cette époque, l’Europe et les Pays Neufs regroupaient un habitant sur trois dans le monde.
La population mondiale a quadruplé depuis un siècle, avec un rythme moyen annuel d’accroissement de +1,4 % par an. Tandis que les pays industrialisés du « nord » global (Europe, Russie, Amérique du Nord, Australie et Nouvelle Zélande, Japon) achevaient leur transition démographique et entraient dans un régime d’accroissement démographique ralenti, la transition se diffusait sur des calendriers différents à l’ensemble des pays du « sud » en Amérique Latine, en Afrique et en Asie qui entraient à leur tour dans une phase d’expansion démographique rapide.
La transition démographique est terminée aujourd’hui dans les pays du « nord », elle s’est achevée aussi en Extrême-Orient, particulièrement en Chine, pays le plus peuplé du monde (1,4 milliard d’habitants). En revanche, les pays du « sud » n’ont pas terminé leur transition démographique qui est plus ou moins avancée selon les pays et les continents. Le pic mondial du rythme d’accroissement, soit +2,2 %/an dans les années 1960, est dépassé depuis 1970. La croissance ralentit doucement au fur et à mesure que la transition de la fécondité progresse en Asie et en Amérique Latine, mais certains pays d’Afrique comme le Niger n’ont pas encore amorcé cette seconde phase de leur transition. En conséquence, les Nations Unies anticipent une continuation de la croissance démographique au cours du XXIème siècle. Dans la variante médiane de ses projections -la plus vraisemblable, le cap de 8,5 milliards d’habitants sera dépassé en 2030. La population mondiale pourrait atteinte un effectif proche de 9,8 milliards à l’horizon d’une génération (2050) et de 11,2 milliards à l’horizon de la fin du siècle. Le rythme annuel moyen d’accroissement médian anticipé n’est donc plus que de +0,46 % par an, un rythme de croissance équivalent à ce qui a été observé durant le long XIXème siècle.
Donc, si l’on se place d’un point de vue global, la croissance démographique ne serait plus « incontrôlée », et nul ne parle plus d’explosion démographique comme ont pu le faire les experts du Club de Rome en 1972 [4]. On sait que la production agricole mondiale doit encore augmenter de +50 % pour répondre à la demande, une perspective réaliste, pourvu que le changement climatique ne vienne pas contrecarrer les progrès techniques et économiques. L’heure du catastrophisme est révolue, mais en quoi la situation est-elle comparable à celle que Malthus observait il y a plus de 2 siècles ?
La peur de la crise des subsistances s’est métamorphosée en peur de la crise écologique planétaire avec un changement climatique incontestablement provoqué par nos émissions de gaz à effet de serre (GES), mais dont on ne maîtrise ni ne comprend encore correctement les conséquences multiformes. Notre pression sur les ressources vivantes de la biosphère excède la capacité de charge de celle-ci depuis les années 1980 [5]. Cette empreinte écologique démesurée se traduit par une dégradation préoccupante de l’environnement et une extinction de masse des espèces vivantes.
Comme dans la Grande-Bretagne du XVIIIème siècle, la croissance démographique actuelle et future est principalement concentrée dans les pays les plus pauvres, et singulièrement sur le continent africain dont la population (1,25 milliard en 2017) doit doubler à l’horizon 2050 (2,52 milliards). L’Afrique concentre donc 57 % de l’accroissement total attendu de la population mondiale. On observe même une corrélation significative inversement proportionnelle entre la fécondité et le PIB par habitant. La disparité entre la répartition des richesses d’une part et celle de l’accroissement des populations est d’autant plus criante que les pays du « nord » entrés depuis quelques décennies dans la démographie post-transitionnelle expérimentent un vieillissement démographique accentué, qui déstabilise leur économie sociale et qui entraîne dans un nombre croissant d’entre eux un début de décroissance démographique, comme au Japon dont la population diminue depuis 2009. Dans ce contexte, la Méditerranée figure aujourd’hui comme une frontière qui oppose deux mondes aux situations démographiques diamétralement opposées. Au nord, la population européenne est vieillissante et en déclin, mais son économie est développée et sa population prospère, tandis que l’Afrique au sud est encore déstabilisée par une démographie galopante et gangrenée par la pauvreté. Les pays de l’espace Saharien en particulier sont profondément déstabilisés de l’Atlantique à la Corne de l’Afrique et traversés de migrations incontrôlées qui se traduisent par le drame de ces embarcations de fortune qui sont jetées dans les eaux de la Méditerranée par les trafiquants d’êtres humains libyens, véritables négriers des temps modernes. A la peur de la révolution socialiste succède celle du « grand remplacement ». Le spectre des grandes invasions barbares a flotté sur la « route des Balkans » durant l’été et l’automne 2015, expliquant la frénésie de construction de clôtures aux frontières des pays de la région dont les situations économiques et politiques ne sont pas florissantes. Le drame de cette situation tient aussi à l’inversion des vieux préjugés racistes issus de la période coloniale où les Européens ont envahi et subjugué l’Afrique et le Moyen Orient, et au-delà à l’imaginaire pernicieux de la théorie du « choc des civilisations ». Il est tout à fait vrai que le transfert global de population du sud vers le nord n’a jamais été aussi important que dans la décennie 2000-2010 (3,1 millions par an). Il est encore trop tôt pour juger de la tendance plus récente, mais les mouvements de réfugiés au Proche-Orient et dans l’espace Saharien ont accentués la pression sur les pays européens en particulier.
Plus généralement, le bouleversement démographique en cours chamboule la hiérarchie des puissances. On mesure déjà les transformations provoquées par des puissances économiques émergentes aussi peuplées que l’Union indienne et la Chine populaire. Une puissance nucléaire politiquement instable comme le Pakistan compte déjà près de 200 millions d’habitants, et sa population pourrait atteindre 307 millions d’habitants à l’horizon 2050. Selon les projections des Nations Unies, 5 pays membres de l’Union européenne (en 2017), l’Allemagne fédérale, le Royaume-Uni, la France, l’Italie et la Pologne figuraient sur la liste des 20 pays les plus peuplés du monde en 1950. L’Allemagne n’arriverait plus qu’au 24ème rang des pays du monde par sa population à l’horizon 2050 (79 millions d’habitants, contre 82 millions aujourd’hui), la France métropolitaine devrait compter 71 millions d’habitants et se classer au 28e rang mondial par sa population en 2050.
Des pays industrialisés du nord, seuls les États-Unis réussiraient à maintenir leur rang. 3e puissance démographique mondiale en 2017 (324 millions d’habitants), ils devraient encore figurer au 4ème rang en 2050 avec 390 millions d’habitants à condition de ne pas trop restreindre le flux d’immigration qui leur a permis de conserver leur place dans le monde jusqu’à aujourd’hui.
On peut être certain qu’un monde où plus de 25 % de la population mondiale sera africaine en 2050 ne ressemblera pas au monde de 1950 quand l’Afrique ne regroupait que 9 % seulement de la population mondiale. Inversement, l’importance du continent européen, Russie comprise, passe de 22 % de la population mondiale en 1950 à 7 % seulement à l’horizon 2050. Sur le long terme, la croissance économique est principalement indexée sur la croissance démographique. Dans cette perspective, l’Europe avec sa population stagnante, voire déclinante, n’a pas beaucoup d’atouts pour séduire les investisseurs internationaux, tandis que l’Afrique apparaît aujourd’hui comme le continent de l’avenir. C’est pourquoi il appartient à des pays comme la France de ne pas se détourner du continent noir au moment où il décolle et de valoriser au contraire son héritage colonial, son influence culturelle et ses relations d’affaire pour tirer parti de cette croissance en accompagnant ses nations émergentes dans leur développement tout en les aidant à conserver leur stabilité politique en cette période difficile de transition.
P. V. : Qu’est-ce que la transition urbaine et en quoi est-elle associée à la transition démographique ?
J.-M. Z : Les villes ne regroupaient peut-être pas 5 % de la population mondiale en 1700 et 15 % en 1900. Selon les Nations Unies, le seuil de 50 % de population urbaine aurait été franchi dans le monde en 2010. La transition urbaine découle de la révolution industrielle, et se développe comme un corollaire à la transition démographique. Au fur et à mesure que les activités se diversifient, l’économie se développe, le niveau de vie augmente et la population augmente. Cette double transition économique et démographique entraîne une vaste redistribution des facteurs de production, libérant de la main-d’œuvre agricole et requérant au contraire plus d’actifs dans l’industrie et les services, activités qui se regroupent avantageusement dans des lieux centraux pour constituer des bassins d’emploi propice à la spécialisation du travail. En conséquence de ces processus économiques, la population mondiale se concentre de plus en plus dans les villes qui croissent en nombre et en taille.
Le peuplement rural est étroitement lié à l’agriculture. L’humanité a réellement commencé son expansion démographique avec la transition néolithique des sociétés de cueillette aux sociétés de production agricole. Cette transition a occasionné la sédentarisation de la majorité des hommes et la formation consécutive de leurs territoires, portion d’espace approprié et organisé par une société qui partage des valeurs, une organisation et une autorité commune. Les évidences archéologiques relevées tant en Eurasie qu’en Amérique Latine montrent que la ville est consubstantielle aux formations de densité des sociétés de production agricole. L’archéologie semble indiquer que des formes urbaines ont même parfois précédé la révolution néolithique sous des formes limitées. Toutefois, les limites des rendements agricoles traditionnels ont longtemps limité la proportion de la population susceptible de vivre sans avoir à participer directement à la production agricole, et par conséquent l’importance de la population urbaine. Il existe donc un frein malthusien au développement urbain comme à la croissance démographique en général dans les sociétés principalement agricoles. Depuis lors, les villes concentrent une fraction croissante de la population mondiale. Tout change à partir du moment où l’économie dépasse ce frein malthusien et entre dans un processus multidimensionnel de croissance.
La ville est une place centrale, un lieu d’échange qui fait société. Elle remplit deux fonctions essentielles, le contrôle du territoire sous ses formes diverses, symboliques et pratiques, et l’échange marchand. On distingue traditionnellement les centres religieux, les « villes d’état » et les « villes marchandes » selon l’importance relative de l’une ou de l’autre de ces trois fonctions sociales. La « ville industrielle » est apparue plus récemment comme une forme urbaine spécialisée dans le contexte de la révolution industrielle à partir du XVIIIème siècle. La ville est symbolisée par des lieux centraux représentatifs des fonctions de contrôle territorial associés à la ville. La ville se reconnaît également à l’agglomération de l’habitat autour de ces lieux centraux.
Les villes sont des moteurs de croissance économique. Dès qu’un surplus alimentaire suffisant est réuni, la fraction de la population ainsi libérée de la servitude du travail de la terre peut se consacrer à d’autres activités génératrices de valeur ajoutée. La division du travail et la spécialisation des activités sont rendues possibles par la concentration de la demande et du pouvoir d’achat. Depuis l’Antiquité classique, les grandes villes sont le siège d’une industrie qui requiert une main-d’œuvre hautement spécialisée. L’industrie n’est pas indissociable de la ville. Il existe une industrie rurale, mais c’est dans les villes que l’industrie moderne associant machinisme et mobilisation de ressources mondialisées est née. La Révolution industrielle a permis de réunir les conditions nécessaires au démarrage de la transition urbaine, c’est à dire la concentration croissante de la population dans les villes.
Le modèle de la transition urbaine associe la transition démographique à une progression du taux d’urbanisation. La transition urbaine étant la traduction spatiale d’un processus de réallocation intersectoriel des facteurs de production, l’urbanisation progresse d’une faible part dans les pays où l’agriculture occupe une part prépondérante de la population active, à une part prépondérante dans les sociétés post-industrielles contemporaines où l’essentiel de l’emploi est concentré dans le secteur des services. Le modèle suppose en outre qu’après un décollage exponentiel, l’accroissement du taux d’urbanisation ralentit dans un deuxième temps, adoptant la forme d’une courbe logistique. Bien qu’incomplètes, les observations existantes au XXème siècle confirment la validité empirique du modèle [6]. C’est sur ce modèle que les Nations Unies s’appuient pour projeter la poursuite de la concentration de la population mondiale dans les villes. De 54 % en 2015, le taux d’urbanisation mondial est supposé monter à 66 % à l’horizon 2050, soit le taux d’urbanisation observé dans les pays anciennement industrialisés du Nord dès 1970. La concentration urbaine de la population devrait se renforcer dans les pays du Nord, dont le taux d’urbanisation devrait progresser de son niveau actuel de 78 % à 85 % à l’horizon 2050. Mais ce sont les pays en développement du Sud qui devraient enregistrer la plus forte progression relative. Leur taux d’urbanisation est supposé passer en moyenne de 49 % en 2015 à 63 % à l’horizon 2050, soit le niveau d’urbanisation du Nord en 1964. Une convergence des taux d’urbanisation entre le Nord et le Sud n’est pas vraiment projetée avant la seconde moitié du XXIème siècle.
La transition urbaine est un phénomène plus large qui touche toute la hiérarchie urbaine. En conséquence, la concentration géographique de la population augmente dans le monde contemporain. On estimait que 80 % de la population mondiale se regroupait sur 25 % des terres émergées en 1913, Antarctique exclu. En 2000, 80 % de la population mondiale se concentre sur 8 % des terres émergées suivant la même définition. Cela ne signifie en aucun cas que la population du reste du monde a diminué, elle a augmenté car la population mondiale a été multipliée par 3,5 dans cet intervalle de temps, mais la croissance démographique s’est concentrée dans les villes. De 1950 à 2015, la population mondiale s’est accrue au rythme annuel moyen de +1,65 % par an. Durant cette période, la population urbaine a quintuplé, passant de moins de 750 millions à près de 4 milliards d’individus, soit une progression au rythme annuel moyen de +2,6 %, alors que la population rurale ne s’est accrue que de moins de +1 % par an, passant de 1,8 milliard en 1950 à 3,2 milliards en 2015. Dans les pays du Nord, industrialisés avant 1940, la croissance démographique a été relativement faible (+0,7 %/an), mais cette croissance s’est concentrée dans les villes (+1,2 %/an), alors que les campagnes se dépeuplent progressivement (-0,5 %/an). La croissance démographique est plus rapide dans les pays en développement, +2 %/an en moyenne entre 1950 et 2015. La population des villes du sud a progressé à un rythme très soutenu, +3,6 % par an, soit le décuplement de 300 millions de citadins à plus de 3 milliards en 65 ans, tandis que la croissance des populations rurales a été plus modérée (+1,2 %/an). L’Afrique Subsaharienne est la seule région du monde où le taux d’accroissement de la population urbaine est toujours supérieur à 4 % par an, mais c’est encore le continent le moins urbanisé, 38 % de population urbaine en 2015 contre 11 % en 1950.
La progression du taux d’urbanisation a été très générale depuis 1950. La moyenne mondiale passe de 30 % à 54 % en 2015. On assiste à des progressions très spectaculaires sur tous les continents, de sorte que l’écart nord-sud se resserre. Le taux d’urbanisation des pays anciennement urbanisés est de 78 % en 2015. Dans le monde en développement, les taux d’urbanisation convergent avec ceux des pays du « nord » dans certaines régions qui étaient déjà les plus urbanisées au milieu du XXème siècle. Le taux d’urbanisation de l’Amérique latine et des Caraïbes est passé ainsi de 41 % en 1950 à 80 % en 2015. Le taux d’urbanisation des pays du Proche et du Moyen-Orient atteint 70 % en 2015. Le taux d’urbanisation de l’Asie Orientale, dont la Chine est le pays le plus important, atteint 60 % en 2015. L’Asie du Sud-Est atteint 47 % et le sous-continent indien n’en est encore qu’à 35 % de population urbaine, un taux d’urbanisation à peine supérieur à celui de l’Afrique subsaharienne (34,5 %).
Les Nations Unies anticipent une poursuite de l’urbanisation accélérée des sociétés du « sud » global. Les populations d’Afrique subsaharienne devraient devenir majoritairement urbaines à l’horizon 2040, et le sous-continent indien devrait être la dernière région du monde à passer le seuil symbolique de 50 % de population urbaine entre 2045 et 2050. Selon les projections, 66 % de la population mondiale devrait vivre dans les villes à l’horizon 2050, à 85 % dans les pays du « nord » et à 63,4 % dans les pays du « sud » global. Une uniformisation des taux d’urbanisation est anticipée pour la fin du siècle, ce qui mettrait un terme à plus de trois siècles de transition urbaine. En dehors de Tokyo, New-York et Los Angeles, les plus grandes villes du monde sont désormais principalement localisées dans les pays en voie de développement, et particulièrement en Asie du Sud et de l’Est.
P. V. : Les migrations internationales sont-elles appelées à augmenter ou à se réduire ?
J.-M. Z : C’est une question très intéressante. Dès le moment où vous divisez l’Œkoumène en entités géopolitiques distinctes, vous introduisez une seconde composante dans l’accroissement des populations nationales et locales : le solde migratoire. La population mondiale s’accroît ou décroît uniquement en fonction du solde naturel des naissances et des décès, mais le mouvement de la population d’une région donnée dépend également du solde des entrées et sorties du territoire.
La migration internationale n’est qu’une fraction de la migration totale, avec la particularité juridique du franchissement des frontières, et toutes les complexités géopolitiques qui vont avec. En dépit de leur importance, les migrations sont moins bien comprises que les autres composantes du changement démographique. Elles sont réversibles, et étroitement tributaires de la conjoncture.
La transition démographique s’est accompagnée de deux vagues bien différentes de migrations internationales. Dans la première phase où la transition démographique était circonscrite aux sociétés occidentales aux XVIIIe et XIXe siècles, les migrations s’intensifient à l’intérieur des frontières de chaque pays et participent au processus d’urbanisation en Europe. Par ailleurs, l’expansion de la domination européenne sur le monde s’appuie sur un important courant d’émigration vers l’outre-mer. Les « pays neufs » des « Nouveaux Mondes » doivent une grande part de leur développement économique accéléré à l’apport régulier de colons et d’immigrants européens à partir du XVIIIème siècle. Les États-Unis d’Amérique en sont les principaux bénéficiaires. Alors qu’ils ne recensaient que 3,9 millions d’habitants en 1790, ils comptaient 92,3 millions d’habitants au recensement de 1910, dont 13 % étaient nés à l’étranger. En distinguant les métropoles et leurs colonies, on estime que 5 % de la population mondiale résidait dans un pays ou sur un continent où elle n’était pas née en 1913, soit environ 80 millions de personnes, en majorité d’origine européenne. Sur le long terme, cette émigration européenne a contribué de manière décisive à modeler le paysage humain des pays d’accueil où les colons ont fait souche, en Amérique du Nord, en Amérique Latine, en Océanie, en Sibérie et en Afrique du Sud dans une moindre mesure.
Les deux Guerres mondiales limitent les migrations internationales, et provoquent de vastes déplacements de population en Europe et en Asie. On ne dénombre plus que 75 millions de migrants internationaux dans le monde en 1960, soit 2,5 % de la population mondiale. La situation s’est renversée graduellement à partir de la seconde moitié du XXème siècle. La transition démographique s’est diffusée peu à peu au monde entier. Le basculement du monde survient alors que l’hégémonie mondiale des puissances européenne se disloque et que leurs empires coloniaux disparaissent. Les pays du « sud », asiatiques, latino-américains et africains entrent les uns après les autres dans la transition démographique tandis que les pays du « nord » en sortent. Les flux des migrations internationales s’inversent. Mais les conditions contemporaines sont nettement moins propices aux migrations de masse que celles qui prévalaient à la Belle Époque. Le travail non qualifié a été largement dévalorisé par l’innovation et de nouveaux arrivants ne sont plus perçus aujourd’hui comme une opportunité pour les pays d’accueil, mais plutôt comme des indésirables. N’oublions pas, enfin, que les vieux préjugés racistes issus de l’ère coloniale ne sont pas neutres dans cette perception des « minorités visibles » issues de l’immigration.
En dépit de ces réticences, les flux de migrations internationales connaissent un regain d’intensité depuis 1960 dans le contexte d’une nouvelle étape de la mondialisation. Les Nations Unies estiment le stock de migrants internationaux, c’est-à-dire les personnes résidant dans un pays différent de celui où elles sont nées, à 152 millions en 1990, soit 2,9 % de la population mondiale. Cette estimation est portée à 244 millions en 2015, soit 3,3 % de la population mondiale. Dans ce contexte, les pôles d’attraction ont changé. Il n’y a plus de fronts pionniers, ni de « pays neufs » à la recherche de colons pour mettre leurs ressources naturelles en valeur. Les flux migratoires se sont inversés entre le « nord » et le « sud » global. Les immigrés se concentrent principalement dans les grandes métropoles transactionnelles. Une fraction des pays les plus riches du « nord » concentrent le plus grand nombre d’immigrés. L’OCDE estime ainsi que les pays membres de son organisation accueillent la majorité du stock de migrants internationaux existant aujourd’hui. Mesurée en stock, cette seconde vague de globalisation migratoire a transféré 85 millions d’habitants des pays du « sud » vers les pays de l’OCDE, un stock dont l’effectif a augmenté de +120 % entre 1990 et 2015. Les populations immigrées sont plus jeunes et généralement plus diplômées que les populations indigènes. D’un point de vue strictement démographique, ces migrations sud-nord compensent le vieillissement des populations du nord dans les pays les plus attractifs, et contribuent au renouvellement de leur population active ainsi qu’à la relance de la fécondité.
Les États-Unis, le Canada et l’Australie sont toujours les pays les plus attractifs, comme avant 1914, mais les immigrants viennent de moins en moins d’Europe, et de plus en plus d’Asie, ou d’Amérique latine dans le cas des États-Unis. L’Europe occidentale et centrale est devenue une terre d’accueil. Certains pays comme la France sont des pays d’immigration de longue date, mais c’est un retournement historique pour d’autres pays comme l’Italie qui ont une longue tradition d’émigration. Toutefois, la majorité des migrations internationales en Europe se font entre pays voisins, et si l’on considère la libre circulation entre pays membres de l’Union européenne comme une sorte de migration domestique, on découvre que les immigrés d’origine extra-communautaire ne représentent que 2,7 % de la population totale des 28, un chiffre qui peut être comparé aux 14,5 % d’immigrés dans la population des États-Unis. L’Europe est cependant confrontée à des flux d’entrée beaucoup plus nombreux dans les années récentes, ce qui suscite des réactions politiques désordonnées, et des phénomènes de rejet nationaliste tel que le « Brexit » de juin 2016 qui déstabilise l’Union européenne. Le vote du « Brexit » a remis en cause le principe de libre circulation inhérent à la construction européenne. Ce sont les Polonais qui étaient visés plus que les Pakistanais.
Des formes émergentes de migrations internationales apparaissent. Traditionnellement, les migrations sont principalement le fait de jeunes adultes à la recherche d’emploi. C’est très largement vrai encore aujourd’hui, ce qui se traduit par la prédominance des flux du Sud global vers le Nord. Cependant, avec le vieillissement démographique et la globalisation, on voit émerger des migrations internationales de retraités ou d’actifs exerçant principalement par Internet du « nord » vers des pays plus ensoleillés. Des ressortissants américains s’installent au Mexique, tandis que des britanniques ou des français s’installent en Espagne, au Portugal ou même au Maroc. Cependant, ces migrations « hédoniques » ne concernent encore qu’un très petit nombre de personnes. Elles nécessitent une libéralisation des transferts financiers vers les pays d’accueil, ce que facilite justement le cadre de l’Union européenne. Cela soulève cependant la question de la compatibilité entre l’extension de la liberté individuelle et la volonté des Etats de contrôler leurs frontières. Avec le terrorisme global qui émerge, il y a là potentiellement une contradiction réelle.
Il ne faut pas confondre migrants et réfugiés. Les mouvements de réfugiés ne sont pas nouveaux. Les flux les plus importants ont même été enregistrés à la fin de la Seconde Guerre mondiale, occasionnant la création du Haut-Commissariat aux Réfugiés des Nations Unies (HCR). Cependant, le nombre de réfugiés et de personnes déplacés a fortement augmenté durant les dernières années, passant de 16,5 millions en 1998 à 65 millions en 2015, dont 21 millions de réfugiés internationaux. On devrait plutôt employer l’expression de « personnes déracinées » pour évoquer toutes celles qui ont été forcées à quitter leur région de résidence. La différence entre réfugiés et personnes déplacées tient au franchissement ou non des frontières internationales. Toutefois, le HCR doit de plus en plus gérer les situations d’urgence des populations déracinées, déplacées à l’intérieur de leur propre pays à la suite des conflits ou des catastrophes naturelles. Contrairement aux autres migrants internationaux, les réfugiés n’ont pas choisi de quitter leur pays, mais y ont été forcés. Leur accueil entre dans le cadre de la convention internationale de 1951. Traiter les réfugiés syriens de « migrants » en les amalgamant aux immigrants clandestins d’origine subsaharienne qui tentent d’entrer dans l’Union européenne est une malhonnêteté intellectuelle qui vise à mettre en doute la réalité de leur détresse et à leur dénier les droits des réfugiés. Le règlement des conflits est la meilleure réponse au problème des réfugiés qui fuient la guerre civile en général, mais un nombre croissant de personnes sont déracinées aujourd’hui en raison des catastrophes naturelles et du changement climatique. Le HCR alerte la COP 22 sur la réalité tangible du problème. Près de 21,5 millions de personnes ont déjà été déplacées à la suite de catastrophes naturelles depuis 2008. La sécheresse aggravée et le dépérissement agricole lié aux vagues de chaleur au Proche-Orient, au Soudan et dans la Corne de l’Afrique sont des facteurs aggravant du problème. Dans le même temps, les inondations mettent en péril un nombre croissant de personnes en Asie du Sud-Est et plusieurs petits Etats insulaires de l’Océan Indien et d’Océanie sont mis en péril par la montée du niveau marin.
Contre toute évidence, les Nations Unies établissent des projections de population qui tablent sur un ralentissement graduel des migrations internationales parce que cela correspond à un certain consensus des états membres. Pour le moment, toutes les évidences empiriques pointent dans la direction opposée. On peut difficilement imaginer que la pression migratoire au départ du continent africain en particulier va s’abaisser rapidement, considérant l’instabilité politique et la pauvreté rampante sur ce continent dont la population pourrait doubler dans les 30 années qui viennent.
Novembre 2017-Zaninetti-Verluise/Diploweb.com
Plus
. Jean-Marc Zaninetti, « Géographie des peuplements et des populations », PUF, 2017
4e de couverture
Quelles sont les perspectives démographiques post-transitionnelles ?
De quelle nature sont les interactions entre population et environnement ?
La terre est-elle réellement surpeuplée ?
Au terme de trois siècles de croissance et de transition démographique qui ont multiplié par dix la population humaine, une humanité vieillissante entre dans le troisième millénaire et les projections de population anticipent un stade de condensation lors duquel l’accroissement du nombre des hommes cessera à la fin du XXIe siècle. Que se passe-t-il après la transition quand cesse la croissance ? S’agit-il d’un nouvel état stationnaire ou entre-t-on dans une phase de décroissance ? Ce manuel aborde ces questions au travers de l’exposé méthodique de l’aventure du peuplement humain depuis la préhistoire jusqu’aux projections pour le siècle à venir.
Jean-Marc Zaninetti est professeur de géographie à l’université d’Orléans.
Plus d’informations sur l’ouvrage de Jean-Marc Zaninetti, « Géographie des peuplements et des populations » sur le site des PUF.
Jean-Marc Zaninetti est Professeur de géographie à l’Université d’Orléans. Propos recueillis par Pierre Verluise, docteur en géopolitique, fondateur du Diploweb.com.
[1] Cf. les données les plus actualisées dans : SARDON, Jean-Paul, « La population des continents et des pays », Population & Avenir, n° 735, novembre-décembre 2017.
[2] D’où l’importance pérenne du livre-somme de DUMONT, Gérard-François, Démographie politique. Les lois de la géopolitique des populations, Paris, Ellipses, 2007.
[3] BIRABEN Jean-Noël, « L’évolution du nombre des hommes », Population & sociétés n°394 Oct. 2003. Paris, INED.
[4] MEADOWS Donella H., MEADOWS Dennis L., RANDERS Jorgen, BEHRENS William W., The Limits to Growth, New York, Universe Books, 1972 ; trad. fr. J. Delaunay, Halte à la Croissance, Paris, Fayard, 1972.
[5] Global Footprint Network http://www.footprintnetwork.org/fr/index.php/GFN/Ecological Footprint Atlas 2010. http://www.footprintnetwork.org/en/index.php/GFN/page/ecological_footprint_atlas_2010
[6] Dans l’ouvrage, voir figure 43.
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,Date de publication / Date of publication : 19 novembre 2017
Titre de l'article / Article title : Quelle géographie des peuplements et des populations ?
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Voici sous la forme d’un entretien exclusif une présentation approfondie de l’ouvrage de Jean-Marc Zaninetti, « Géographie des peuplements et des populations », PUF, 2017. J-M Zaninetti explique notamment la transition démographique, la transition urbaine et les évolutions des migrations internationales. Propos recueillis par Pierre Verluise, fondateur du Diploweb.com. Illustré de 4 cartes réalisées par J-M Zaninetti.
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