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L’aménagement du territoire : un outil stratégique pour l’État chinois ?

Par David JUILIEN*, le 9 novembre 2025.

L’aménagement du territoire est un outil stratégique pour l’État-Parti chinois. Cet outil lui permet de matérialiser dans l’espace les projets politiques qu’il conçoit pour la société et participe à la construction des fondations du territoire national. La stratégie d’aménagement chinoise est portée par la puissance de l’État et dirigée par le Parti – bien que la décentralisation du système politique implique une relative fragmentation des décisions de l’État-Parti. Le système de parti unique est ainsi un élément déterminant pour la fonction que joue l’aménagement du territoire en Chine. La prégnance des objectifs idéologiques tels que l’harmonie et le développement d’une société moderne et civilisée est toutefois tempérée par certaines réalités (fragmentations du territoire, inégalités de développement, enjeux environnementaux…). Par ailleurs, certains acteurs situés hors de l’État-Parti peuvent occasionnellement s’impliquer dans l’aménagement du territoire. Néanmoins, en dernier lieu, la définition et l’exécution des politiques d’aménagement sont des capacités qui appartiennent au Parti et qui sont maniées de manière verticale. Ce dernier demeure à l’« avant-garde » de la société chinoise et il est responsable de la formulation du cadre général dans lequel s’inscrivent les aménagements. Cinq figures illustrent cette étude.

DEPUIS le tournant du XXIe siècle, la République populaire de Chine est réputée pour sa capacité à mener des projets d’aménagement de grande ampleur. Au-delà du caractère extraordinaire de certains mégaprojets, tel que le barrage des Trois Gorges, il faut souligner le rythme soutenu des aménagements dans le temps et l’espace. Ainsi, la puissance hydroélectrique installée y augmente de 10 gigawatts par an en moyenne depuis 1985, à partir d’ouvrages de toutes tailles. Cet exemple se répète dans d’autres secteurs (transports, parcs naturels, urbanisme, etc.). Toutefois, l’aménagement ne se résume pas à une succession de projets d’ingénieurs et de défis géophysiques.

Pour répondre aux enjeux produits par le développement économique des années 1980-1990 (pollutions, fractures territoriales …), l’aménagement du territoire chinois s’étend au-delà des sphères économique et productive. Alors que l’aménagement est défini en France et en Chine comme un effort d’optimisation et d’harmonie pour une meilleure répartition des activités humaines dans l’espace, qu’est-ce qu’une « meilleur répartition » ? Qui la décide, et sur quelle base ? L’universitaire français Xavier Desjardins estime que l’aménagement correspond à une « action collective et volontaire qui vise […] à répondre à des objectifs politiques ». Dans la mesure où le système politique chinois est dirigé par un parti unique, souvent catégorisé comme autoritaire, quelle société ces aménagements façonnent-ils ? Comment ce système produit-il ces aménagements qui sont aux fondations de sa puissance et de sa légitimité ?

Ce travail se base sur des recherches doctorales et des terrains menés entre 2018 et 2025. Il présente d’abord le système politique qui sous-tend les politiques d’aménagement de la Chine du XXIe siècle, puis en discute les objectifs principaux. Enfin, il illustre l’ambition et le mode de gouvernance adopté dans l’aménagement chinois contemporain, par le cas d’étude d’une vallée rurale et frontalière en situation de déprise.

I. L’aménagement : un outil stratégique dominé par l’État-Parti, mais fragmenté par la décentralisation

L’aménagement du territoire répond à un contexte spécifique. En Chine, ce contexte demeure celui de l’Ère de la réforme et de l’ouverture, ouverte par Deng Xiaoping en 1978. Durant cette période, la Chine a libéralisé une partie de son économie, a intégré le marché mondial et a fortement propulsé son développement socio-économique. À partir de 2017, le dirigeant chinois actuel, Xi Jinping, situe son action dans une nouvelle phase de cette Ère, dénommée Nouvelle ère. Cette dernière consacre à la fois un renforcement de la direction du Parti communiste (« le Parti ») au sein de la société chinoise, et un rôle accru de la Chine sur la scène internationale. Le renforcement de la position internationale de la Chine comprend une diversité de volets, telle que la stratégie diplomatique et commerciale des Nouvelles routes de la soie (2013), ou celle du bond technologique, illustrée par « Made in China 2025 » (2015).

Les développements intérieur comme extérieur de la Chine visent le même horizon temporel. D’une part, l’État-Parti a fixé comme objectif la modernisation complète de son armée d’ici 2035, et sa transformation en force militaire de premier ordre d’ici 2050. D’autre part, la stratégie intérieure de développement et d’édification d’un « Grand État socialiste moderne et développé » se projette jusqu’à 2049. À une échelle plus fine, cette stratégie se décline en plusieurs étapes, qui réexpriment régulièrement les priorités d’aménagement. Le Schéma de planification du territoire national 2016-2030 met ainsi sur un même plan la construction des infrastructures des Nouvelles routes de la soie, la planification de la région Pékin-Tianjin-Hebei et la Ceinture économique du Yangtze. Ce Schéma se décrit comme conforme à la fois aux tendances internationales et aux besoins intérieurs. Les ambitions internationales de la Chine reposent sur ses fondations et donc des politiques d’aménagement stratégiques : développement de larges complexes portuaires maritimes et intérieurs intégrés, extension des réseaux logistiques routiers et ferroviaires jusqu’aux régions les plus reculées, urbanisation des campagnes, etc. Pour cela, les plans chinois appellent à une intégration politique croissante entre les différentes régions et administrations chinoises, afin de favoriser la coopération plutôt que des concurrences internes. La coopération s’exprime sous différentes formes, allant d’accords entre autorités locales [1] (emploi de main d’œuvre des provinces intérieures dans les provinces littorales, transmission Ouest-Est d’électricité, solidarité entre villes chinoises de provinces différentes…) à la planification régionale (exemple de la ceinture économique du Yangtze), en passant par de grandes campagnes de mobilisation politique (par exemple dans la lutte contre la pauvreté).

Ces quelques éléments introductifs soulignent plusieurs éléments structurants de la politique chinoise d’aménagement. Premièrement, l’État central y joue le rôle de force d’impulsion et d’encadrement des politiques, mais laisse le soin aux autorités locales d’adapter les projets d’aménagement aux « conditions locales » (« difang tese »). Depuis la forte décentralisation du système politique et fiscal opérée sous la direction de Deng Xiaoping durant les années 1980, les autorités locales portent la responsabilité de la réalisation des objectifs, ainsi que de la stabilité sociale durant ce processus. Deuxièmement, l’aménagement s’adapte et répond à un certain contexte temporel, spatial et territorial. Les grandes priorités fluctuent donc selon les périodes. L’exemple de la province du Yunnan (Sud-Ouest) le suggère. La politique provinciale hydroélectrique débutée durant les années 2000 répondait à un fort besoin en infrastructures énergétiques. Elle laisse place en 2016 à une politique d’approfondissement de la mise en tourisme, qui correspond à de nouveaux besoins (consommation intérieure, aménagement urbain plus fin, etc.). Troisièmement, l’aménagement sert des objectifs politiques, soutenus par la structure du Parti, encadrés par une terminologie officielle, et organisés administrativement par le biais des plans quinquennaux et d’un système organisationnel dit « vertical-horizontal » (« tiaokuai »).

Comme le détaille l’universitaire et urbaniste chinois Wu Fulong, en Chine, l’aménagement [2] sert d’abord l’objectif de développement et de modernisation, dans une perspective d’édification du territoire national [3]. Dans ce cadre, l’échelle nationale demeure le référent principal pour la définition des objectifs stratégiques. Cependant, leur application est nuancée par la logique « verticale-horizontale » du système politique chinois. D’une part, le caractère autoritaire du système politique valorise une gouvernance verticale et hiérarchisée. Le Parti, ses cadres dirigeants et les grands ministères président aux décisions politiques et stratégiques. Selon cette logique, une fois prises, les décisions ne sont pas aisément rediscutées. D’autre part, le principe horizontal de décentralisation complexifie la prise de décision en donnant du poids aux autorités locales et à la négociation. Les bureaux administratifs locaux répondent aux instructions des ministères correspondants, mais sont dotés de moyens par les autorités locales auxquels ils sont rattachés. Le principe horizontal favorise aussi la multiplication des initiatives, car les négociations et la coordination entre acteurs d’un même niveau hiérarchique ne sont pas encadrées administrativement – du moins jusqu’à présent. Plusieurs plans directeurs urbains peuvent ainsi co-exister dans une même ville. De même, jusqu’à la fin de la décennie 2010, une même aire naturelle protégée pouvait être administrée de manière contradictoire sous plusieurs catégories, et par plusieurs départements [4]. D’après le géographe chinois Liu Yansui, cette fragmentation des acteurs est au cœur des enjeux de planification pour les décennies à venir [5].

Figure 1 - Le système vertical-horizontal (tiaokuai) de l’administration chinoise (Juilien, 2024)
Juilien/Diploweb.com

En revanche, dans la gouvernance des relations État-société, l’aménagement demeure une action dirigée par l’appareil de l’État-Parti. Des acteurs non-gouvernementaux peuvent occasionnellement conseiller des changements d’approche, comme cela a été en partie le cas pour la gestion des bassins versants. Il existe également des dispositifs de dialogues État-société (Bureau des lettres et des visites, plateformes de questions-réponses en ligne…) et des dispositifs administratifs qui contraignent les autorités locales à mieux adapter les politiques aux besoins des habitants. Des outils institutionnalisés de concertation locale en amont des prises de décisions demeurent cependant absents. Dans les cas les plus extrêmes, où les intérêts de la population sont trop lésés, les conflits entre « personnes ordinaires » (laobaixing) et autorités locales ne sont donc pas rares. L’opposition s’adresse alors la plupart du temps aux autorités locales et non au gouvernement central [6]. En dehors des dynamiques de pouvoir internes au Parti, l’État central maintient donc sa capacité à fixer le cadre directeur des politiques d’aménagement, en fonction de critères décidés en interne, et selon une logique nationale.

II. Objectifs d’aménagement dans la Chine du XXIe siècle : vers une modernisation « civilisée »

Le cas du secteur hydroélectrique chinois illustre l’évolution progressive des objectifs de l’aménagement, dont l’ambition est de plus en plus systémique et territoriale. Il montre aussi le rôle que joue l’aménagement et ses grands acteurs dans la quête d’une évolution maîtrisée de la société. Jusqu’aux années 1980, les entreprises de construction de barrages n’étaient pas contraintes à accompagner les expropriés. Au cours des années 1990 et 2000, la fréquence des conflits dus aux expropriations, l’influence de la Banque mondiale et la montée en force des partisans d’une plus forte implication sociale de l’État ont participé à infléchir la tendance. Le président Hu Jintao (2002-2012) soutient alors l’usage du concept de « société harmonieuse » (« hexie shehui »). Ce concept consacre dans la Constitution du Parti l’importance du « partage des fruits du développement », d’un « management social » et de l’harmonie des relations homme-nature.

En revanche, le concept de société harmonieuse n’a pas impliqué de retrait du rôle central de l’État et de ses composantes dans la société. Ainsi, à partir de cette époque, les grandes entreprises publiques du secteur hydroélectrique partagent la responsabilité de la progression socio-économique des habitants après leur déplacement (compensations, transformation de l’économie, équipement des nouveaux lieux de résidence). Un même aménagement, ici hydroélectrique, répond alors à une conjonction de priorités nationales : accroissement des capacités énergétiques dans un pays en fort développement industriel ; décarbonation de l’électricité dans un contexte de tensions environnementales ; urbanisation des campagnes et de sa population ; intégration des régions en marge de la croissance chinoise au territoire national.

Figure 2 - Lignes directrices pour la planification spatiale du territoire national chinois (traduction de Liu et Yang 2021)

Parallèlement aux questions sociales, le concept d’harmonie se conjugue à celui de « civilisation » (« wenming »). Depuis les années 1980, le Parti soutient que le développement d’une « civilisation matérielle » doit s’accompagner d’une « civilisation spirituelle », combinant culture, morale et idéologie. Dès lors, la modernisation ne se limite pas à la réorganisation du travail et au façonnement des paysages par de nouvelles technologies. Elle implique une transformation profonde du quotidien et des modes de vie, en se fondant sur une certaine morale et des « qualités » (« suzhi ») socialistes. Cette idée de civilisation sous-tend également que, pour être civilisées, certaines régions doivent encore progresser et être réaménagées. Ainsi, il existe par exemple un Comité central de pilotage de la construction de la civilisation spirituelle qui évalue et attribue ou non le statut de « ville civilisée », selon une diversité de critères (civilité des usagers, propreté, satisfaction générale envers les services publics…). Ces critères sont ensuite déclinés dans l’urbanisme (séparation des voies réservées aux deux roues, disposition généreuse de fleurs et d’arbres le long des axes routiers pour embellir les routes…). De même, l’incitation politique forte à l’avènement d’une « eau claire et de montagnes vertes » (lü shui qing shan), c’est-à-dire à la protection de l’environnement pousse à une série d’aménagements qui œuvrent pour la construction d’une « Chine belle » (meili Zhongguo), au-delà de la simple croissance du PIB national. Le caractère « beau » (meili) est une terminologie utilisée dans les aménagements de la fin de la décennie 2010, par exemple dans la construction de « belles autoroutes » ou de « beaux nouveaux villages ».

Figure 3 - La "ville civilisée" de Ningbo : "Aimer Ningbo, en valoriser la vertu" (Juilien, juillet 2025)
Juilien/Diploweb.com

L’inscription de l’harmonie dans le vocabulaire officiel répond à des enjeux bien réels dans les domaines de l’environnement, de la sécurité alimentaire, de l’urbanisation et du point de vue des inégalités et des fractures territoriales. Ainsi, les politiques publiques sont orientées par des critères idéologiques, mais reposent aussi sur des réalités tangibles. La gestion des enjeux du monde rural chinois l’illustre. À partir des années 2000, les affaires rurales sont abordées au prisme desdits « Trois problèmes ruraux » (« sannong wenti »). Cette conception provient d’un économiste chinois, Wen Tiejun. Ce dernier a reformulé et transmis des signaux locaux d’alerte sur la situation périlleuse des espaces ruraux à la fin des années 1990, invitant l’État à résoudre ces problèmes de manière holistique plutôt que sectorielle. Selon lui, les trois enjeux ruraux doivent être résolus ensemble : les villages qui se vident de leur population jeune et qui s’affaissent d’un point de vue socio-culturel ; les campagnes marquées par une mécanisation et une productivité agricole faible ; la mauvaise adéquation entre la surface limitée de terres arables et l’importante population paysanne, de surcroît relativement peu instruite. Dès les années 1990, l’individu paysan, la société rurale et l’activité économique agricole sont les parties d’un même ensemble, qui craque sous la pression de l’économie mondialisée et de la modernisation nationale à marche rapide. S’exerçant à la prospective, Wen Tiejun affirme en 1999 que l’incapacité à trouver une solution à ces Trois problèmes ruraux aurait signé à terme l’échec du développement chinois, la condamnant à la relative stagnation qu’il observe en Amérique latine.

La réponse à ce type d’enjeux passe autant par des outils d’aménagement en usage dans d’autres régions du monde, que par des modes opératoires propres au système politique chinois. Deux de ces outils sont notables, car ils semblent contradictoires : les évolutions récentes des pratiques de zonage et le recours aux campagnes politiques. Dans le cadre de la « modernisation du système de gouvernance de l’espace » qui a suivi le 19e Congrès du Parti (2017), Fan Jie, l’un des architectes de cette modernisation, explique que le nouveau système a pour élément fondamental la généralisation des « zones fonctionnelles majeures » («  zhuti gongneng qu ») à l’échelle nationale. Ces zones fonctionnelles visent à délimiter sur l’ensemble du territoire national des zones prioritaires de développement, déclinées selon les ressources locales, les zones écologiques ou de productions céréalières majeures, et les zones strictement fermées aux activités de développement. Ce nouveau système a pour objectif de construire un cadre de travail pour les officiels qui combine à la fois le développement économique et la protection de l’environnement. Il opère selon une logique administrative et légale, sans mobilisation politique particulière. C’est ce que Fan Jie appelle une « orientation stratégique reposant sur les fondations de la loi, guidée préalablement par la planification ».

Cependant, les logiques de contrôle politique perdurent en parallèle de cette recherche de cadrage moderne de l’aménagement par le zonage. Bien qu’étant un héritage de la période maoïste, les campagnes politiques basées sur la « ligne de masse » sont à nouveau utilisées comme outil de gouvernement et d’aménagement depuis l’avènement de Xi Jinping. Selon l’idée maoïste de la ligne de masse, les politiques publiques doivent se fonder sur les besoins et les intérêts de la population, en restant vivre auprès d’elle pendant un certain temps, s’il le faut. Ce faisant, comme le rappelle la sinologue française Émilie Frenkiel, il s’agit pour le Parti d’exercer un rôle d’avant-garde de la population chinoise. Premièrement, les « aspirations confusément partagées par les classes populaires » sont recueillies, reformulées en politiques publiques, puis appliquées en retour par des acteurs de l’État-Parti qui se présentent comme aptes à « transformer le magma informe de l’opinion publique en actions bénéfiques à long-terme ». Deuxièmement, les bureaucraties centrale et locale, le plus souvent composées de cadres dirigeants du Parti, se voient imposer un cadre d’action contraignant, accompagné d’une forte pression à l’accomplissement d’objectifs chiffrés. La campagne de lutte contre la pauvreté (2014-2020) est l’une de ces campagnes politiques.

III. Aménager pour moderniser : une campagne politique dans la préfecture de Nujiang, Yunnan

En 2021, Xi Jinping déclare que « la Chine a éradiqué l’extrême pauvreté » des espaces ruraux, ce qui représente environ 100 millions de personnes [7]. Dans l’esprit de la ligne de masse précédemment mentionnée, cette campagne de lutte contre la pauvreté a été accomplie grâce à « la mobilisation de l’ensemble du système, […] avec plus de 3 millions de personnes envoyées à la campagne comme commissaires spéciaux de lutte contre la pauvreté » (Xinhua 2021) [8]. En plus des officiels locaux dépêchés dans les villages pour en saisir les « conditions locales », cette politique nationale s’est aussi appuyée sur les entreprises publiques. Dans le cas d’étude présenté ici [9], situé dans la préfecture de Nujiang (« Nujiang »), au Sud-Ouest de la Chine, des entreprises de rang national spécialisées dans l’hydroélectricité ont été associées à l’effort de développement, au-delà de leur expertise énergétique. Ces entreprises, telles que China Huadian ou China Three Gorges participent directement au financement et à la construction des aménagements requis pour cette campagne de lutte contre la pauvreté.

Figure 4 - La préfecture de Nujiang au sein de la politique de lutte contre la pauvreté, au Yunnan (Juilien 2025)
Juilien/Diploweb.com

L’État-Parti présente lutte contre la pauvreté de manière guerrière. Durant cette période, le secrétaire de la préfecture présente les politiques à conduire comme une « offensive » (« gongshi ») durant laquelle il faut attaquer des « positions fortifiées » (« gongjian ») et « sacrifier son sang et sa sueur » (« liuhan liuxue xishengzhe »). La pauvreté n’étant pas un acteur, ce vocabulaire indique que la finalité ne se situe pas uniquement dans le traitement des racines locales de la pauvreté. À l’échelle nationale, ce sont des espaces qui correspondent à d’« anciennes bases révolutionnaires », des espaces frontaliers, montagnards et/ou peuplés majoritairement de minorités ethniques. Ces espaces classés comme « pauvres » sont ceux où les capacités locales à initier de manière autonome une dynamique de développement sont jugées trop faibles. Les raisons relèvent à la fois de l’éloignement géographique aux centres urbains et des caractéristiques socio-culturelles de ces espaces. À Nujiang, à la frontière sino-birmane, l’agriculture vivrière demeure l’une des activités majeures des habitants de cette vallée. Le degré d’instruction y est estimé insuffisant. Du point de vue de l’habitat, les villages tendent à être dispersés dans des montagnes soumises aux moussons estivales. Les risques de glissements de terrain y sont à la fois élevés et accrus par le type d’agriculture pratiqué. En somme, ce sont des espaces qui, sans être isolés, se situent en marge des dynamiques de croissance économique, dépendent des subventions du gouvernement central et sont potentiellement soumis à des influences extérieures (religions, relations ethniques transfrontalières…). La sortie de la pauvreté ne renvoie donc pas seulement aux niveaux des revenus, mais aussi à des questions structurelles et relationnelles : par l’aménagement, ces espaces doivent forger leur autonomie financière vis-à-vis des subventions nationales et provinciales et resserrer davantage les liens économiques et culturels avec le reste de la Chine.

Cette volonté d’intégration développée par le biais de politiques d’aménagement s’accroit depuis le tournant du millénaire. En l’an 2000, la campagne nationale du Développement vers l’Ouest a favorisé la construction, dans les provinces occidentales, d’infrastructures de communication et de production d’énergie à destination des provinces littorales industrialisées. Au Yunnan, cette politique d’aménagement hydroélectrique a été remplacée en 2016 par une politique de mise en tourisme. Dans la préfecture de Nujiang, cette dernière complète la campagne de lutte contre la pauvreté. Elle ouvre la vallée aux flux du tourisme intérieur, favorisant ainsi à la fois les échanges commerciaux (hôtellerie, écotourisme, agriculture commerciale, etc.) et culturels. Cette mise en tourisme est une occasion pour l’État de poursuivre le cadrage des traits culturels saillants des minorités ethniques (Lisu, Nu, Dulong, Tibétaine …) et de le mettre en dialogue avec le discours national. Poursuivant l’idée d’une intégration par l’aménagement, une loi sur l’unité ethnique et le progrès est en réflexion depuis septembre 2025. Elle met en regard la modernisation et le développement du tourisme avec la construction d’un « fort sens d’appartenance à la communauté chinoise » [10].

Figure 5 - Le village de Baihualing, à Nujiang, entièrement aménagé pour le tourisme (Juilien, juillet 2025)
Juilien/Diploweb.com

Ce faisant, en raison du fonctionnement de l’État-Parti, les cadres dirigeants de la préfecture et des districts subissent à la fois la pression des résultats demandés par les échelons supérieurs et celle des habitants dont l’espace de vie est transformé. D’après le 14e plan quinquennal de Nujiang (2021-2025), la préfecture a pour objectif de doubler le PIB local, ce qui représente une croissance moyenne de 10 % par an. Cette croissance doit notamment provenir d’un renforcement de l’économie touristique et de l’agriculture commerciale. Le déplacement d’environ 100 000 habitants, soit une personne sur cinq, et leur regroupement dans de nouveaux villages au mode de vie plus urbain et moderne apparait pour cela nécessaire. Ces transformations structurelles soutenues par des acteurs et des subventions extérieurs à la préfecture et demandées sur des délais très courts portent un risque de conflictualité.

Les autorités locales peuvent chercher à profiter plus directement des contrats de construction, d’un point de vue tant financier que de celui de la carrière. Si la corruption peut être prouvée et devient trop délétère, elle est dénoncée par les habitants. Surtout, si les travaux importants occasionnés par la mise en tourisme sont globalement acceptés par la population, les changements rapides et profonds de mode de vie sont plus difficiles à rendre pérenne. Dans certaines régions de la vallée, la culture du maïs pour l’autoconsommation a par exemple été interdite, pour être remplacée le plus rapidement possible par des cultures commerciales (épices, noix, etc.). Dans une région où les emplois locaux sont rares, le support financier insuffisant de la transition et la communication minimale ont provoqué de fortes mobilisations. Au-delà des violences tant verbales que physiques à l’encontre des officiels locaux, ces mobilisations ont permis le rapport de force avec les autorités locales. Elles ont abouti à un dialogue délicat, faisant émerger les intérêts vitaux des habitants. Ce rapport de force a permis d’annuler l’interdiction de la culture du maïs. Enfin, après les années de restriction des mobilités liées à l’épidémie de Covid-19, la transition vers l’économie touristique ne fonctionne pas aussi bien qu’escompté. Certains villages entièrement réaménagés pour le tourisme sont finalement peu investis. Le développement d’emplois locaux demeure problématique, tandis que l’agriculture vivrière subsiste. Les difficultés de développement d’espaces comme Nujiang persistent, mais les aménagements existent et pavent la voie vers la société urbaine et tertiarisée que l’État-Parti planifie.

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L’aménagement du territoire est un outil stratégique pour l’État-Parti chinois. Cet outil lui permet de matérialiser dans l’espace les projets politiques qu’il conçoit pour la société et participe à la construction des fondations du territoire national. La stratégie d’aménagement chinoise est portée par la puissance de l’État et dirigée par le Parti – bien que la décentralisation du système politique implique une relative fragmentation des décisions de l’État-Parti. Le système de parti unique est ainsi un élément déterminant pour la fonction que joue l’aménagement du territoire en Chine. La prégnance des objectifs idéologiques tels que l’harmonie et le développement d’une société moderne et civilisée est toutefois tempérée par certaines réalités (fragmentations du territoire, inégalités de développement, enjeux environnementaux…). Par ailleurs, certains acteurs situés hors de l’État-Parti peuvent occasionnellement s’impliquer dans l’aménagement du territoire. Néanmoins, en dernier lieu, la définition et l’exécution des politiques d’aménagement sont des capacités qui appartiennent au Parti et qui sont maniées de manière verticale. Ce dernier demeure à l’« avant-garde » de la société chinoise et il est responsable de la formulation du cadre général dans lequel s’inscrivent les aménagements.

Ce mode de gouvernance a l’apparence d’une arme à double tranchant. Comme l’a montré le cas d’étude portant sur la vallée de Nujiang, certains modes d’action tels que les campagnes politiques et les plans quinquennaux permettent d’avancer très rapidement les objectifs de restructuration des espaces, notamment dans les dimensions matérielles et paysagères (axes de communication, urbanisme, nouveaux villages…). La rapidité d’exécution est néanmoins nuancée par la difficulté à garantir la durabilité des changements effectués. La position dominante de l’État-Parti limite jusque-là les possibilités de co-construction institutionnalisée du territoire. Alors qu’il existe un réel enjeu d’ancrage territorial de l’aménagement, les conflits d’ampleur limitée entre l’État et la société constituent autant des risques que des opportunités. D’une part, ils témoignent d’un affaissement relatif de la légitimité des autorités locales, notamment en dessous de l’échelon provincial. D’autre part, ces conflits mettent aussi en évidence des angles morts ou des erreurs dans les politiques d’aménagement, et permettent certaines corrections a posteriori. Comme l’illustre le cas de Nujiang, ces corrections sont conjoncturelles et ne remettent pas en cause l’objectif général de l’aménagement, qui vise ici à l’avènement d’une société moderne, civilisée et intégrée dans le cadre du territoire national.

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David Juilien est enseignant-chercheur contractuel dans les universités de Ningbo et d’Angers, où il enseigne la géographie auprès d’étudiants français et chinois, en Licence et en Master. Il est docteur en géographie politique de l’Institut Français de Géopolitique (Université Paris 8, IFG Lab). Il y a soutenu une thèse sur les interactions entre la société, l’État et le Parti communiste chinois dans l’aménagement du territoire en Chine, de la fin des années 1990 au début des années 2020.

[1Le terme d’autorités locales équivaut à peu près à celui de collectivités territoriales. Cette expression rassemble l’ensemble de l’administration sub-nationale, de la province au village.

[2En Chine, l’expression française « aménagement du territoire » se traduit plutôt par « planification spatiale ».

[3WU, Fulong (2015). Planning for Growth. Urban and Regional Planning in China. Routledge.

[4WU, Ruidong et al. (2020), « Assessing Protected Area Overlaps and Performance to attain China’s New National Park System », Biological Conservation, 241.

[5LIU, Yansui et YANG, Zhou (2021). « Territory spatial planning and national governance system in China », Land Use Policy 102.

[6La figure du laobaixing se définit par son absence d’accès à la décision. Voir par exemple : TILT, Bryan (2015). Dams and Development in China. The Moral Economy of Water and Power. Columbia University Press.

[7Le seuil national de pauvreté est de 2300 yuans par an, soit environ 300 euros (taux de change de 2010).

[8« Xi Leads Fight Against Poverty », Qiushi, 24 février 2021, https://en.qstheory.cn/2021-02/24/c_595729.htm

[9JUILIEN, David (2024). La participation de la société à la production du territoire en Chine. Approche géopolitique de la vallée du fleuve Nu (Salouen), entre 2003 et 2019. Thèse de doctorat à l’Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis.

[10Voir : Xinhua, « China mulls law on promoting ethnic unity and progress », China Daily https://www.chinadaily.com.cn/a/202509/10/WS68c0dcb6a3108622abc9ff3d.html, page consultée le 18 septembre 2025.


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Citation / Quotation

Auteur / Author : David JUILIEN

Date de publication / Date of publication : 9 novembre 2025

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L’aménagement du territoire est un outil stratégique pour l’État-Parti chinois. Cet outil lui permet de matérialiser dans l’espace les projets politiques qu’il conçoit pour la société et participe à la construction des fondations du territoire national. La stratégie d’aménagement chinoise est portée par la puissance de l’État et dirigée par le Parti – bien que la décentralisation du système politique implique une relative fragmentation des décisions de l’État-Parti. Le système de parti unique est ainsi un élément déterminant pour la fonction que joue l’aménagement du territoire en Chine. La prégnance des objectifs idéologiques tels que l’harmonie et le développement d’une société moderne et civilisée est toutefois tempérée par certaines réalités (fragmentations du territoire, inégalités de développement, enjeux environnementaux…). Par ailleurs, certains acteurs situés hors de l’État-Parti peuvent occasionnellement s’impliquer dans l’aménagement du territoire. Néanmoins, en dernier lieu, la définition et l’exécution des politiques d’aménagement sont des capacités qui appartiennent au Parti et qui sont maniées de manière verticale. Ce dernier demeure à l’« avant-garde » de la société chinoise et il est responsable de la formulation du cadre général dans lequel s’inscrivent les aménagements. Cinq figures illustrent cette étude.

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