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www.diploweb.com Géopolitique "L'Europe et la globalisation", par Matthieu Périchaud

CHAPITRE 3 : Europe et globalisme

Partie B : Fédéralisme et démocratie

Introduction - 1. Politique, médias et société - 2. Continuité et rupture de la pensée sur l'Europe - 4. La communication sur l'Europe - Conclusion et bibliographie
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Le processus technocratique modifie fatalement le processus démocratique. Le développement constant d’une autorité supranationale implique effectivement toujours plus de centralisation des décisions, de planification bureaucratique, tout cela au service d’une autorité gouvernementale dévolue aux experts.

Mais la centralisation du pouvoir peut, c’est le cas dans l’Union, s’accompagner d’une volonté de décentralisation. Cela n’est pas vraiment antagoniste, dans la mesure où les décisions clés, les orientations structurelles, restent l’apanage du pouvoir centralisé…

La modification du processus démocratique par l’action technocratique est de double nature. D’une part elle consacre pleinement la prédominance des règles de l’Etat de droit, d’autre part elle relativise l’importance et le rôle des représentants de la population.

1/ Europe et Etat de droit

La montée en puissance de l’Etat de droit est un phénomène observable partout, mais il est particulièrement important au sein de l’Union Européenne. En effet, le système institutionnel européen, tel que l’ont élaboré ses fondateurs, tend à transformer des enjeux traditionnellement politiques en questions d’ordre juridique. La primauté du droit est un des attributs essentiels du libéralisme idéologique.

Pour comprendre les implications de la préséance du droit sur le politique, un retour sur les fondements juridiques de la pensée libérale s’impose.

Droit naturel et droit positif

La notion d’Etat de droit sert généralement à opposer les régimes démocratiques aux dictatures. Elle se manifeste par le fait qu’un tel Etat n’est pas fondé sur des rapports de forces, mais qu’il est au contraire soumis au droit institué (un Etat de consensus, plutôt que d’affrontement).

Cette construction juridique du pouvoir s’oppose à l’idée que le droit est rationnellement déduit de la nature (dans ce cas, au droit naturel, on oppose donc le droit positif).

Ainsi, alors que chez Grotius, Pufendorf, Locke ou Rousseau, le droit positif n’est que la matérialisation du droit naturel existant avant l’établissement de la société civile, le positivisme juridique — qui reste la principale référence des libéraux contemporains — se caractérise par un refus de considérer l’existence d’une justice antérieure ou supérieure au droit positif. Plus simplement, cela signifie que pour les tenants de l’Etat de droit, seule l’autorité (en tant que source légale du droit) fait la loi. Cette loi découle d’un contrat sur lequel se sont entendues les parties concernées, et ce contrat est considéré comme irrévocable.

Souveraineté de la loi

Ainsi, le positivisme juridique ne s’intéresse qu’à la source légale du droit et ne lui reconnaît aucune dépendance vis-à-vis d’un hypothétique droit naturel. En conséquence, il n’y a, selon les partisans de l’Etat de droit, aucune norme extérieure au droit institué. Un tel raisonnement aboutit au constat suivant : la loi est l’organe de l’autorité, elle-même incarnée par l’Etat. Et, selon toute logique, la loi seule est souveraine, non l’Etat.

La conception de l’Etat de droit est particulièrement utile afin de comprendre pourquoi la construction européenne est à ce point conditionnée par son aspect technocratique et administratif.

Les fondateurs, comme les continuateurs de l’Europe fédérale, adhèrent totalement au principe de l’Etat de droit, qui implique, rappelons-le, la suprématie du juridique sur le politique, et la suprématie de la loi sur l’Etat (14). Dans un article qui nous semble particulièrement pertinent afin de saisir toutes les implications du fédéralisme européen, Laurent Cohen-Tanugi insiste sur le fait que : "(...) la dimension supranationale de la Communauté doit sa véritable portée à la nature intimement juridique de la construction européenne, laquelle est demeurée beaucoup plus confidentielle. Or l’Europe, c’est avant tout du droit, sous la forme d’un traité fondateur, de normes communautaires dérivées (directives, règlements) mises en œuvre par les institutions communautaires, et de la jurisprudence de la Cour de justice de Luxembourg. Affirmer que l’Europe du Traité de Rome est essentiellement une communauté de droit revêt une signification précise, qui découle du fait que les Etats membres se sont liés juridiquement, et — tant que la construction de l’Europe sera à l’ordre du jour — irrévocablement, par les dispositions du Traité." (15)

La soumission du principe de souveraineté au principe supérieur de rationalité (le droit) est un des préceptes fondamentaux de la pensée kantienne sur la paix perpétuelle. En effet, contrairement au projet de l’abbé de Saint-Pierre, par exemple, pour qui les relations entre Etats conditionnent encore la réflexion sur la paix, Kant considère que cette paix perpétuelle est possible, non parce qu’elle est souhaitable pour les Etats, mais uniquement parce qu’elle est nécessaire.

Kant, père spirituel de la construction européenne

Pour Kant, la paix est en effet un impératif moral, et cet impératif s’incarne dans la suprématie du droit : "L’état de nature, qui est anarchique, doit être dépassé, transformé par l’état de droit, sur le plan étatique d’abord, interétatique ensuite" (16). Ainsi, toujours selon Kant, le but est de "sortir de l’état anarchique des sauvages et d’entrer dans une Société des Nations [Völkerbund, ligue des peuples], où chaque Etat, jusqu’au plus petit, voit sa sécurité et ses droits garantis non plus par sa puissance ou par une juridiction qui lui soit propre, mais par cette grande Société des Nations (Foedus Amphictyonum), c’est-à-dire la puissance commune et par les décisions prises en vertu de la législation commune des Etats associés." (17)

Idéal kantien, politique et participation citoyenne

Ce raisonnement est déterminant parce qu’il explique l’évolution, au sein de l’Union Européenne (et dans le monde plus généralement), du processus démocratique et du rôle du politique.

En effet, placer le droit au-dessus de tout autre élément de la vie en société invite le législateur à s’abstraire de la considération du bien commun : il doit rechercher exclusivement l’élaboration du juridique et la construction de lois bonnes pour elles-mêmes et en elles-mêmes, s’imposant ensuite aux citoyens, en tant qu’expression de la volonté générale. Dans ce cas, la participation citoyenne est certes souhaitable, mais nullement indispensable…

Assurément, le monde de l’Etat de droit est bien davantage un monde de règles, de directives juridiques, plutôt que de décisions politiques. Le processus démocratique se trouve donc singulièrement modifié, puisque les représentants de la volonté populaire sont eux-mêmes soumis à la toute puissance du droit. La constitution fédérative est, dans ce contexte, l’image même du primat du juridique. L’autorité exercée par un pouvoir supranational est en effet la condition sine qua non d’une paix instaurée par la supériorité du droit.

Le fédéralisme est dès lors conditionné par la nécessité de développer un corps administratif et bureaucratique chargé d’appliquer, et de faire appliquer, les normes et règles juridiques. De ce processus découle une nature procéduraliste, inhérente à l’Etat de droit. Cette " judiciarisation " effrénée est du reste visible à tous les niveaux puisque, de plus en plus, les particuliers eux-mêmes intentent des procès pour la plus infime des raisons. Mais plus que d’une véritable exigence de justice, il s’agit surtout en réalité d’obtenir une compensation financière…

En conclusion, la primauté du juridique aboutit logiquement à une neutralisation du politique.

2/ Neutralisation du politique

Désormais, la sphère du politique est elle-même du ressort du droit. Cette conséquence ne fait que confirmer l’idée que les pères de l’Europe fédérale sont persuadés que le meilleur moyen d’assurer le bonheur et la paix en Europe est encore de l’imposer, par une extension progressive des compétences du pouvoir supranational.

Christophe Réveillard rappelle d’ailleurs que Jean Monnet a toujours exprimé une grande méfiance vis-à-vis de l’expression de la volonté populaire et de la représentation nationale : "Il faisait plus confiance aux systèmes, aux institutions qui changent les mentalités. Il élabore ainsi au niveau européen un plan d’organisation institutionnelle qui concentre au profit de quelques hommes du seul organe exécutif la totalité des pouvoirs et une méthode pour y parvenir, le fonctionnalisme." (18)

Dans ces conditions, le rôle des représentants du peuple devient largement secondaire.

Les politiques au second plan

Assurément, la relativisation du rôle du politique fait partie intégrante de l’évolution du processus engendré par la construction européenne. Il est alors intéressant de nous interroger sur l’attitude des élus, face à la remise en cause de leur pouvoir et de leur fonction.

En premier lieu, les politiciens semblent on ne peut plus conscients d’une évolution qui les relègue au second plan. Ainsi en 1991, lors d’un entretien avec Marc Abélès, Jean-Pierre Cot (à l’époque président du Groupe socialiste au Parlement européen) confirme le singulier manque de démocratie du projet fédéraliste communautaire (19) : " L’Europe n’a pas été créée pour la démocratie, elle a été mise en place par des technocrates. Jean Monnet n’était pas très préoccupé par le fonctionnement du parlementarisme européen. Sa conception, sa vision de l’Europe était celle d’un homme d’action, je dirais celle d’un homme négociant avec les forces vives. Il s’agissait d’aller de l’avant. La démocratie a été rajoutée quand même, comme par accroc, aux institutions européennes (...) je fais tout ce que je peux pour que l’Europe devienne politique et, donc, qu’elle corresponde aux préoccupations de tout un chacun, mais tant que ce n’est pas le cas, je trouve qu’il y a là une vision un peu faussée des choses, un côté méthode Coué, qui est à la limite du mépris du peuple souverain. "

Certains politiques ont donc bien à l’esprit les origines et le contexte de la construction européenne. Ils constatent le déficit démocratique du processus entamé dès l’après-guerre. De plus, et c’est tout à leur honneur, ils répètent leur foi en l’avènement d’une véritable démocratie européenne. Toujours selon Jean-Pierre Cot, cette démocratie passe nécessairement par la politisation de l’Europe fédérale, ce qui requiert une authentique souveraineté du Parlement européen. C’est peut-être en cela que les politiques se trouvent confrontés à une réalité qu’ils semblent peu nombreux à saisir (ou bien espèrent-ils la transcender ?).

Une dépolitisation programmée ?

En deuxième lieu, comme nous l’avons vu, l’Union Européenne est d’abord une construction juridique. Le droit est le souverain incontestable de l’édifice européen, certainement pas le politique. Les élus sont ainsi conscients de l’existence d’un " malaise dans la démocratie ", mais paraissent buter sur les causes profondes de celui-ci. Plusieurs hypothèses sont alors envisageables. Mieux, on peut supposer que la réalité se trouve dans une combinaison de ces hypothèses.

La première consiste à penser que les politiques savent réellement que les normes de l’Etat de droit induisent une dépolitisation de la construction européenne, auquel cas, ils y souscrivent de plein gré ou luttent contre. L’exemple de Simone Veil, en faveur du fédéralisme, semble valider cette hypothèse. En effet, toujours dans un entretien accordé à Marc Abélès en 1991, Mme Veil affirme : " (...) face aux déséquilibres dus au poids des gouvernements et de la Commission, et au peu d’influence du Parlement européen, c’est souvent la Cour de justice de Luxembourg qui garantit le respect des traités à travers l’interprétation du droit communautaire. Garante de l’état de droit, elle assure l’égalité entre les Etats membres et la protection des droits des citoyens. " (20)

Parallèlement, Simone Veil ne semble pas spécialement désireuse de voir se concrétiser un renforcement du rôle des parlementaires européens : " Dans une perspective d’avenir, on peut se demander si l’augmentation de leurs pouvoirs ne conduirait pas les parlementaires à satisfaire les préoccupations directes de leurs électeurs, voire même des intérêts nationaux catégoriels (...). "

Deuxième hypothèse, les politiques, du moins certains, méconnaîtraient l’essence même des fondements de l’Union Européenne. Cela semble peu probable et serait grandement dommageable, mais reste possible.

Autre hypothèse, les représentants des peuples européens attendent et travaillent constamment à l’extension de leur pouvoir et de leurs compétences. L’exemple de Jean-Pierre Cot, cité précédemment, confirme cette volonté.

Des politiques résignés ?

Dernière éventualité, les politiques seraient dépassés par la dimension technocratique de l’édifice européen, et d’une certaine manière, se considéreraient de plus en plus comme des " seconds rôles ", chargés d’entériner des directives et des règlements dont ils peuvent discuter la forme, mais sûrement pas le fond.

Un article paru dans Libération, après les élections européennes de juin 1999, illustre parfaitement la validité de cette hypothèse. Cet article relate les ambiguïtés du Danemark vis-à-vis de l’Union Européenne, et la tension entre administration et politiciens danois, à propos de la participation du pays au futur système Eurodac, fichier électronique d’empreintes digitales des immigrants et des réfugiés en Europe : "Aujourd’hui, le gouvernement et la majorité du Parlement seraient d’avis de les supprimer [les dérogations au traité de Maastricht] (...) " Eurodac, le gouvernement a dit qu’il voulait en être, d’une manière ou d’une autre, afin de participer au processus de décision ", constate Dorit Høtlyck, au service danois d’immigration. (...) Au bureau danois de la Commission européenne, on précise malicieusement qu’il est toujours possible d’essayer de participer, par la voie administrative. " Cette dérogation, c’est plus un signal politique, la volonté de décider soi-même. Mais le Danemark pratique déjà l’échange d‘empreintes avec l’Allemagne, les Pays-Bas et les autres pays nordiques. " (...) " De toute façon, s’agace Bashy Qraishy, les Danois ont voté oui à Amsterdam, l’année dernière. La dérogation n’est donc plus qu’un morceau de papier. On se retrouve avec une opinion qui veut ces dérogations, tandis que nos bureaucrates vont à Bruxelles et disent oui, discrètement, à tout ça. "" (21)

Les dirigeants et élus danois sont donc bien convaincus que le processus démocratique est mis à mal par l’action technocratique, qui rappelons-le, est le principe même du fonctionnement d’une autorité supranationale, basée sur la primauté du droit.

La démocratie, en tant que système d’organisation politique actuelle des Etats en Europe, est bien entrée dans une phase de changement profond.

Cette mutation résulte indéniablement de l’intégration communautaire sur une base fédérale.

Des Etats européens sous contrôle

Le processus mis en place en Europe, aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, conduit à une modification de l’articulation entre les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire de chacun des Etats européens, de même que leur effacement (ou leur subordination, ce qui, à terme, aura le même résultat), au fur et à mesure que s’étendent les compétences communautaires. C’est dans ce contexte qu’il faut appréhender la dépolitisation et la " consensualisation " générale du débat.

Pour conclure ce chapitre, on peut définitivement affirmer que la pensée sur l’Europe, telle qu’elle s’est concrétisée depuis la Seconde Guerre mondiale, est à la fois rupture et continuité. Comme nous avons pu le constater, la toute première continuité est d’ordre philosophique et idéologique.

Pour ce qui est de la philosophie, le projet de Communauté européenne est en directe filiation avec l’anthropocentrisme et la prétention au rationalisme, pleinement exprimés à partir des Lumières. Paix et progrès y sont considérés comme le sens inéluctable de l’histoire, pour le bonheur de l’humanité tout entière.

Concernant la continuité idéologique, la construction européenne symbolise parfaitement la confluence des idéologies libérale et socialiste. Il n’est ainsi pas fortuit de constater que la majeure partie des gouvernements et des majorités en Europe est social-démocrate, sinon officiellement, du moins officieusement, et ce depuis au moins une dizaine d’années.

La social-démocratie consacre, en quelque sorte, le consensus et le syncrétisme entre pensée libérale et pensée socialiste. On y retrouve évidemment le primat de l’économie et de la société de marché, composée d’individus avant tout producteurs/consommateurs. S’y trouve également affirmé l’individualisme, mais un individualisme de masse, un individualisme en série.

Cet individualisme se développe au sein d’une " collectivité " conformée par l’harmonisation croissante des standards de vie dans tous les pays (normes européennes, etc.), et gérée administrativement par les règles de l’Etat de droit (souveraineté de la loi, démarche technocratique et fonctionnaliste...). Mais cette évolution n’est pas observable seulement en Europe. Elle se généralise de plus en plus dans toutes les régions du monde, partout où les sociétés s’occidentalisent.

Pour cette raison, il ne nous paraît pas valable de parler d’une véritable idéologie européenne, souvent appelée européisme. On peut en revanche parler d’une idéologie de la convergence sociale-libérale, le globalisme. L’objectif du globalisme est l’unification du monde tout entier, pour la paix et le bonheur de l’humanité, unification sous l’égide de la Science et de l’Industrie, deux "mamelles" du Progrès.

La globalisation économique, en forte accélération avec ce que l’on appelle le néolibéralisme, n’en est que l’illustration la plus manifeste. Car le globalisme n’est pas que projet économique. Comme son étymologie nous l’indique, cette idéologie de la convergence est, précisément, globale, c’est-à-dire économique, mais aussi culturelle, sociale, etc.

Ce contexte de globalisation et de convergence idéologique nous incite donc à rejeter toute idéologie exclusivement européenne. En effet, après notre aperçu (qui ne peut jamais être totalement objectif ni exhaustif, rappelons-le) de l’évolution de la pensée occidentale, de la pensée spécifique à l’Europe, ainsi que des idéologies, nous nous trouvons intimement confortés dans l’idée que l’unification de l’Europe s’inscrit dans une dynamique générale qui la dépasse. La particularité du continent européen se trouve bien plus dans le fait qu’il représente le territoire privilégié d’expérimentation et de convergence entre deux des grandes idéologies du XX e siècle, auxquelles il a d’ailleurs donné naissance.

Libéralisme et socialisme sont, comme nous tentons de le démontrer dans cet essai, la charpente idéologique sur laquelle s’est constituée l’Union Européenne et le discours sur l’Europe que nous connaissons actuellement. Cet aperçu des fondements philosophiques et idéologiques de la pensée sur l’Europe, de même que la continuité du discours actuel, nous permet également de mieux cerner ce que l’on nomme la pensée unique. Si, comme nous le soutenons, il n’y a pas d’idéologie typiquement européenne, il existe par contre une pensée unique propre à l’Europe.

Une pensée unique européenne ?

Revenons brièvement à la définition de la pensée unique, telle que nous la présentions au tout début de notre réflexion : la pensée unique correspond à l’uniformisation du discours politique et médiatique, dans un contexte caractérisé par l’omniprésence de la communication, l’affaiblissement du rôle de l’Etat, le consensus politique et la dynamique de la globalisation. Incontestablement, tous ces phénomènes sont observables bien au-delà des frontières de l’Europe communautaire.

C’est pourquoi une pensée unique européenne ne saurait bien évidemment être envisageable qu’au sein même d’une pensée conforme bien plus générale, expression de l’idéologie globaliste. C’est seulement à cette condition que nous défendons l’idée qu’il existe une pensée unique à l’échelle européenne.

Partant, on peut en effet observer en Europe (à commencer par la France) une uniformisation du discours politico-médiatique. Cette homogénéisation du discours se ressent a fortiori en ce qui a trait à la construction européenne actuelle, qui nous est présentée comme l’horizon indépassable et irréversible de l’histoire du vieux continent.

Le langage tenu est univoque, et souvent presque intimidant, pour ne pas dire menaçant: " Nous ne pouvons plus reculer... ", " L’Union ou le chaos... ", " L’Europe est notre seule chance ", " Face aux instabilités mondiales, il faut aller encore plus loin... " (exemple probant, les tragiques événements survenus le 11 septembre 2001 aux Etats-Unis ont grandement accéléré la future mise en place d’un mandat d’arrêt valable dans tous les Etats de l’Union européenne).

Une propagande exclusive et autoritaire

Pourtant, si les citoyens des pays d’Europe savent l’intérêt et la nécessité d’accroître leurs relations, le discours qui leur est tenu manque tout de même de sincérité et d’objectivité. Il serait en effet aberrant de s’isoler, de s’enfermer dans l’autarcie. Mais n’y a-t-il pour autant qu’une seule façon de nous rapprocher ?

Le fédéralisme est tout aussi défendable que la confédération, que l’association plus ou moins large, que la création d’un Etat unitaire, ou pourquoi pas d’un Empire européen... Nous avons bien connu un Saint-Empire romain germanique ! Et pourtant, une seule vision de l’Europe est mise en valeur et proposée aux Européens.

C’est cela, la pensée unique européenne. Lorsque l’on nous affirme qu’il n’y a plus que le choix entre l’intégration européenne actuelle et, finalement, la guerre, on peut parler de malhonnêteté et de tromperie. Un tel discours est d’autant plus trompeur que de nombreux membres des "élites politico-médiatiques" censurent ou décrédibilisent magistralement toute pensée qui n’est pas conforme à la pensée dominante. Or, si la pensée devient unique, l’action ne tend-elle pas à le devenir aussi ?

La face européenne d’un projet global

Le contexte dans lequel se développe ce langage univoque est tel que nous l’avons défini précédemment.

Premièrement, le rôle de l’Etat (politiques nationales) est sérieusement remis en cause par l’extension des prérogatives de l’Administration européenne (Commission, Cour, etc.).

Deuxièmement, les partis politiques européens (de gouvernement) se rassemblent autour d’un " consensus " social-démocrate, ce que nous avons appelé le social-libéralisme.

Troisièmement, l’Europe n’échappe pas au processus de globalisation des échanges. Bien au contraire, les "élites" dirigeantes de l’Union Européenne prétendent y voir un moyen de contrecarrer la suprématie américaine, notamment par la négociation au sein de l’Organisation mondiale du commerce (OMC).

Pourtant, l’opposition Europe-Amérique porte finalement sur des détails (dumping, quelques mesures protectionnistes, exception culturelle, etc.), comparée à l’harmonisation croissante des sociétés américaine et européenne… Une fois encore, on peut surtout constater l’essentiel des divergences sur la forme mais bien peu sur le fond.

Ainsi, parle-t-on peu du PET (Partenariat Economique Transatlantique), version remaniée du projet NTM (Nouveau Marché Transatlantique) dont les initiales, en France, évoquent tout autre chose… Ce projet vise en effet à accroître l’unification des économies nord-américaine et européenne.

L’Euro, ou "à la poursuite du billet vert"

Il en va de même pour l’Euro, dont la parité avec le Dollar américain est clairement recherchée. Parité évidemment en terme de valeur : un Euro valait 6,55957 Francs Français, tandis que la valeur du Dollar américain oscillait généralement entre 6 et 8 Francs Français.

Parité Euro/Dollar que nous pourrions également qualifier de psychologique : par exemple, la division du numéraire européen (valeur faciale, taille et forme de chaque billet et de chaque pièce) est grandement similaire à celle du dollar : en Europe comme aux Etats-Unis, nous utilisons désormais des billets de 5, 10, 20, 50 unités, les centimes d’Euro ont à peu près la même couleur que ceux du Dollar, etc.

Ceci est loin d’être négligeable dans la vie quotidienne des populations, dans leur manière d’appréhender le rapport à l’argent, à la valeur des biens et des marchandises.

Prenons l’exemple du prix d’un news-magazine. Si, avant l’arrivée de l’Euro, il fallait débourser 15 à 20 Francs Français, 70 à 90 Francs Belges, ou encore 5000 à 6000 Lires italiennes, désormais, que l’on soit à Miami, à New York, à Bruxelles ou à Strasbourg, un news-magazine aura, à quelques chiffres près, la même valeur, soit de 2 à 4 Euros/Dollars. Autres exemples, aux Etats-Unis/Canada comme en Europe, un CD coûtera entre 10 et 20 Euros/Dollars, un magnétoscope standard vaudra entre 100 et 200 Euros/Dollars, etc.

Il nous semble ainsi quelque peu amusant de relater l’anecdote suivante : lors de l’arrivée de l’Euro, courant janvier, le journal télévisé de 20h de France 2 consacrait un reportage sur la perception qu’avaient les Américains de la nouvelle monnaie unique européenne. Si la plupart des personnes interrogées s’en souciaient peu, l’ignoraient, ou inversement trouvaient cela pratique, une New-yorkaise affirmait être bien au courant de la mise en place de " l’Eurodollar ". Le journaliste lui demande pourquoi elle utilise ce mot… Etonnée, elle répond que c’est en ces termes qu’elle en a la plupart du temps entendu parler.

L’on nous affirme que la monnaie unique donnera encore plus de cohésion à l’unification européenne, que voyager en Europe sera plus aisé puisque nous aurons tous la même monnaie, etc. cela est évident. Ce qui l’est bien moins, c’est de considérer l’Euro comme une chance pour le vieux continent d’affronter les Etats-Unis à armes un peu plus égales. Mais peut-être n’est-ce pas là le réel enjeu ?

Assurément, au-delà du seul contexte européen, la création de l’Euro accélérera l’uniformisation d’abord économique, puis politique et culturelle de l’Occident.

Il est du reste plus que probable que la mise en place de l’Euro ne soit qu’une étape intermédiaire dans l’unification économique et monétaire du monde entier : de nombreux stratèges et économistes souhaitent ardemment l’instauration d’une monnaie mondiale, baptisée par certains le Mondo (contraction de monde et de dollar ?), une fois la parité 100 Yens = 1 Euro = 1 Dollar atteinte. Cette monnaie impliquerait logiquement l’existence d’une banque centrale mondiale, remplaçant le FMI et l’actuelle Banque Mondiale.

Quatrième et dernier constat, et c’est ce qui nous amène directement au chapitre suivant, la communication sur l’Europe est omniprésente, bien que l'on n’en ait pas toujours conscience. Cette communication peut être qualifiée de propagande, sans aucune connotation péjorative, puisque pour les partisans de l’Europe fédérale qui s’affirme, il s’agit simplement de promouvoir leurs valeurs et leurs idées.

Mais les règles qui s’appliquent à toute propagande juste s’appliquent aussi à la propagande européenne : on peut convaincre, mais pas tromper. Partie suivante>

Matthieu Périchaud

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Notes du chapitre 3:

  1. OUDIN Bernard. - Aristide Briand, la paix : une idée neuve en Europe. -, Paris, Robert Laffont, 1987, p. 53.
  2. Remettre en cause le processus d’élaboration ou le fonctionnement de l’Union Européenne, ce qui semble de plus en plus "politiquement incorrect", ne signifie pas pour autant que l’on soit contre la paix, contre l’harmonie entre les peuples européens. Simplement, notre but est de démontrer que la réalité de la construction européenne va bien au-delà, et diffère quelque peu d’une version officielle idéalisée. De plus, soulignons qu’on ne peut actuellement affirmer que l’Union Européenne soit officiellement une fédération. Il n’en demeure pas moins que c’est la finalité du projet intégrationnel mis en place par les pères fondateurs.
  3. Nous nous baserons, sauf indication contraire, sur les ouvrages suivants : MONNET Jean - Mémoires. -, Paris, Fayard, 1976, et - Les Etats-Unis d’Europe ont commencé. -, Paris, Robert Laffont, 1955.
  4. BROMBERGER Merry et Serge. - Les coulisses de l’Europe. -, Paris, Presses de la Cité, 1968, pp. 31-36.
  5. Nous nous garderons bien de tomber dans le piège consistant à croire que la construction européenne n’est qu’un projet " fomenté par les Américains ". L’influence idéologique et pragmatique des Etats-Unis est incontestable, mais elle n’est qu’un élément parmi d’autres, comme nous le verrons.
  6. REVEILLARD Christophe. - Sur quelques mythes de l’Europe communautaire. - Paris, FX de Guibert, 1998, pp. 53-54-58. et voir infra.
  7. Notons que, si Jean Monnet est bien libéral quant à sa conception de l’économie, il n’a jamais caché avoir toujours voté socialiste sauf une fois... pour l’élection présidentielle de 1965, où il soutient Jean Lecanuet, candidat en faveur du fédéralisme européen et membre du comité d’action pour les Etats-Unis d’Europe, qu’il a lui-même fondé en 1956. De plus, la méthode planiste et technocratique de Monnet a presque toujours reçu le soutien des partis et syndicats de gauche en France.
  8. DENIS Henri. - Histoire de la pensée économique. -, Paris, PUF, 1988, pp. 361-362.
  9. Exposé de M. Mc Namara, lors d’un séminaire à Jackson (Mississippi), rapporté par Jean-Jacques Servan-Schreiber dans son ouvrage Le défi américain, déjà cité.
  10. FROMM Erich. "Pour la prédominance de l’homme." in - De la désobéissance et autres essais. - Paris, Robert Laffont, 1983, p. 97.
  11. DIXON Keith. - Les évangélistes du marché. -, Paris, Raisons d’agir, 1998, p. 11.
  12. CHABOT Jean-Luc. - Histoire de la pensée politique. -, Paris, Masson, 1988, p. 60.
  13. ROBERT Anne-Cécile. - Ce juge méconnu de Luxembourg. -, Le Monde diplomatique, mai 1999.
  14. Cf. les "critères de Copenhague" : la primauté du droit est une des conditions d’entrée dans l’Union Européenne, conditions rappelées régulièrement par le Conseil européen. De plus, soulignons que les Etats postulants doivent intégrer ces conditions, assumer les obligations de l’adhésion (l’acquis) avant même de voir leur candidature acceptée.
  15. COHEN-TANUGI Laurent. - Le politique, le droit, la norme. -, Faire la politique, série Mutations, n°122, mai 1991, pp. 212 à 219.
  16. KANT Emmanuel. - Vers la paix perpétuelle. -, Paris, PUF, 1974, p. 21.
  17. Ibid. # 16, p. 34.
  18. Ibid. # 6, p. 77. et voir supra. Rappelons brièvement que le fonctionnalisme est une conception de l’exercice de la décision basée sur le fait que la fonction crée l’organe. Ainsi, lorsqu’un domaine, auparavant géré au niveau national, relève désormais de l’Union européenne, il s’ensuit mécaniquement la création de services administratifs et technocratiques, de commissions, etc. L’application du fonctionnalisme permet ainsi l’extension progressive et constante, à tous les domaines, du droit communautaire. A terme, la conséquence logique est le transfert et la fusion des pouvoirs de chaque Etat souverain, au profit de l’entité supranationale.
  19. Entretien de Marc ABÉLÈS avec Jean-Pierre COT, - Être Français et Européen. - Faire la politique, série Mutations, n°122, mai 1991, pp. 198 à 211.
  20. Entretien de Marc ABÉLÈS avec Simone Veil, - Démocratie européenne et intérêts nationaux.-, Faire la politique, série Mutations, n°122, mai 1991, pp. 190 à 197.
  21. "Les Danois, au pays du ni oui ni non : les dérogations à Maastricht encombrent les débats.", Libération, 7 juin 1999.

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