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L'Asie orientale face aux périls des nationalismes,

par Barthélémy Courmont,

chercheur à l'Institut de Relations Internationales et Stratégiques (IRIS)

 

Dans le cadre de ses synergies géopolitiques, le site www.diploweb.com vous présente en exclusivité sur Internet un extrait d’un ouvrage de Barthélémy Courmont publié en février 2006 par les éditions LIGNES DE REPERES. Pour en savoir plus, consultez le dossier de cet ouvrage et suivez son actualisation sur : www.lignes-de-reperes.com

Vous trouverez en bas de page : 2. Présentation de l’ouvrage. 3. Présentation  de l'auteur

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1: L’extrait

Corée du Sud : Réveil au pays du matin calme

La Corée du Sud a-t-elle des ambitions démesurées par rapport à son réel niveau de puissance ? Dans un Etat qui, au cours des dernières décennies, s’est surtout fait connaître par sa croissance économique exceptionnelle, le nationalisme semble aujourd’hui s’imposer comme un véritable phénomène de société, en particulier auprès de la jeunesse. Faut-il cependant y voir un risque sécuritaire ? Ou le réveil d’une nation qui peut désormais s’assumer, et affirmer son indépendance et son particularisme ? Autre question, qui découle directement de cette interrogation : la Corée du Sud est-elle l’exemple qui permet de comprendre la montée des nationalismes dans la région ? A bien des égards, Séoul semble en effet être la clef dans l’explication des tensions régionales, de par sa position géographique autant que son histoire. 

Depuis le XIIIème siècle et les invasions des Mongols, qui considéraient la péninsule comme le meilleur poste avancé en vue d’une conquête du Japon, la Corée fut toujours placée sous domination extérieure. Pourtant, la colonisation japonaise, à partir de 1905, eut pour effet d’exacerber un sentiment national, jusqu’alors quelque peu absent de la société coréenne. Il fallut cependant attendre 1945 pour que le pays accède enfin à l’indépendance, sous forme bicéphale, consécutivement à l’attaque menée par les troupes soviétiques contre le Japon, et la création de deux Etats distincts et ennemis dans un schéma de type Guerre froide, avec un Nord communiste et un Sud allié des Etats-Unis.

Consécutivement à la Seconde Guerre mondiale, et à la guerre qui déchira, pendant trois ans, la péninsule en causant des dommages irréparables, la position officielle du gouvernement sud-coréen resta résolument anti-japonaise. Cet anti-japonisme poussé à l’extrême, alimenté par les mauvais traitements dont firent l’objet les Coréens sous la domination de Tokyo, et très présent dans les milieux d’intellectuels coréens, fut le meilleur garant de la transition démocratique, en affirmant des valeurs nationalistes face au voisin post-colonisateur. La reconstruction de l’Etat sud-coréen, au départ trop fragile et exposé à la menace d’une invasion de la Corée du Nord, a pu ainsi se faire en opposition avec le passé sous tutelle japonaise.

L’organisation des Jeux Olympiques à Séoul en 1988 fut même présentée comme une revanche sur le Japon, qui avait déjà connu les honneurs de l’événement en 1964. Dans tous les domaines, la Corée du Sud définît son identité en opposition avec le puissant voisin, tout en s’inspirant de son modèle pour accéder au rang de puissance économique reconnue dans le monde.

A l’instar de Taiwan, le pays s’orienta lentement vers la démocratie. Les élections nationales de décembre 1992 permirent aux Sud-Coréens d’élire leur premier président civil, Kim Yongsam (1993-1997). Celui-ci prit officiellement ses fonctions le 25 février 1993. Il lança une importante vague de mesures contre la corruption et mit en place de vastes réformes économiques visant à assouplir les réglementations nationales, favoriser les investissements étrangers et promouvoir la concurrence.  Kim Yongsam sut imposer une remise en ordre de l’armée et de la classe politique après trente ans de régime militaire, mais il ne put éviter la défaite du Parti démocratique libéral aux élections locales de 1995.

En décembre 1995, l’ancien président No Thaewu et son prédécesseur, le général Chon Tuhwan, furent inculpés et emprisonnés pour corruption et répressions politiques sous leur autorité. En août 1996, ils furent condamnés respectivement à une peine de prison de vingt-deux ans et demi et à la peine de mort, peines réduites et commuées en décembre 1996 à cinq ans et demi de prison et à la prison à vie. Tous deux furent libérés en décembre 1997, après l’élection de Kim Dae-Jung (1997-2002). Cet épisode fut le signe de la maturité de Séoul, qui avait pendant plusieurs décennies été rattaché au bloc occidental, mais sans être une démocratie. C’est également à partir de ce moment que le nationalisme changea de visage, pour se présenter sous la forme d’un patriotisme coréen, mettant l’accent sur la civilisation de la péninsule.

Dans la période qui précéda les attentats du 11 septembre 2001 aux Etats-Unis, la plupart des observateurs voyaient avec optimisme se dessiner les perspectives d’une réunification pacifique entre les deux Corée, à laquelle le président sud-coréen de l’époque, Kim Dae-Jung, apportait un développement positif. Dans la foulée d’un rapprochement diplomatique significatif, François Godement voyait ainsi « un patriotisme coréen potentiellement réunificateur prendre le pas sur le réflexe du bunker ». Cet âge de raison de la Corée du Sud fut celui des espoirs de réunification, et permit surtout de mettre un terme à une animosité réciproque particulièrement contre-productive.

C’est ainsi qu’en juin 2002, un accord était signé entre Pékin et Séoul pour autoriser les réfugiés nord-coréens de Chine à se rendre en Corée du Sud. Le 15 septembre 2002 était également signé un accord inter-coréen sur le rétablissement des voies de communication entre les deux Corée, qui étaient totalement coupées depuis la Seconde Guerre mondiale. La Sunshine policy, nom donné aux efforts de réconciliation inter-coréenne, était en marche. En décembre de la même année, Roh Moo Hyun, centriste de gauche, candidat du parti au pouvoir, remporta les élections présidentielles. La victoire surprise de ce candidat le 19 décembre 2002 marqua un véritable tournant dans l’histoire récente de la Corée du Sud. C’est en effet à partir de cette période que la Corée du Sud vit se développer un nationalisme plus musclé, méfiant à l’égard de la Corée du Nord et du Japon, et aux accents parfois prononcés, et inédits, d’anti-américanisme.

Pays encore en voie de développement dans les années 50, qui vit son expansion tarder par rapport à celle du Japon, notamment en raison du désastre de la guerre qui ensanglanta la péninsule, la Corée du Sud fait également aujourd’hui partie des principales puissances économiques dans le monde, ce qui en fait un élément de fierté nationale. Mais c’est cependant dans d’autres domaines, notamment la culture, que la Corée du Sud est particulièrement montée en puissance au cours des dernières années. L’exemple des productions cinématographiques, quasi inexistantes hier, et qui se comptent par dizaines par an aujourd’hui, et leur écho dans le monde entier, est particulièrement révélateur de ce réveil de la nation sud-coréenne, qui entend porter le projet de tout un peuple, en incluant la Corée du Nord. On peut y ajouter les productions littéraires récentes, dont certaines reviennent sur la période obscure de la guerre, et d’autres cherchent au contraire à mettre en avant l’éveil d’une nation au travers de son histoire mouvementée.

 

Séoul et la menace nord-coréenne

Pour la Corée du Sud, la menace militaire en cas de conflit dans la péninsule est immédiate. Située à moins de cinquante kilomètres de la zone démilitarisée, la région de Séoul, qui regroupe plus de 11 millions d’habitants, pourrait être transformée en « océan de flammes » par les moyens d’artillerie traditionnels pourtant peu sophistiqués dont dispose la Corée du Nord. La capitale pourrait également, comme ce fut le cas en 1950, être directement visée par un déferlement de troupes mal équipées, mais en grand nombre, contre lesquelles les capacités de défense pourraient s’avérer insuffisantes. La Corée du Sud fait face à un risque de destruction assurée qui n’implique même pas forcément des frappes balistiques, et encore moins nucléaires. Le souvenir du déferlement des troupes nord-coréennes sur la capitale du Sud au début des années 50 reste présent à l’esprit de la population sud-coréenne, qui comprend qu’une confrontation avec le Nord, quelles que soient les armes utilisées, serait un véritable désastre humain.

A cette menace conventionnelle dirigée contre la population s’ajoutent les risques liés aux armes chimiques qui pourraient être utilisées contre les forces sud-coréennes ou même contre les populations civiles en cas de conflit avec le Nord. Quelle que soit la réalité des capacités nord-coréennes à mener des frappes d’artillerie massives contre des centres civils durant une période suffisante pour infliger des pertes majeures, c’est ainsi que la menace est perçue et décrite par les experts sud-coréens. Enfin, la menace nucléaire est prise très au sérieux, car Séoul craint que la paranoïa de son inquiétant voisin ne le pousse à utiliser l’arme suprême, s’il se trouve dans une situation d’impasse. Il est cependant intéressant de noter que, dans le cas de la Corée du Sud plus que les autres Etats de la région, la menace nucléaire ne vient que s’ajouter à un ensemble de risques d’embrasement, le plus souvent à l’aide de moyens conventionnels. Plus que la prolifération d’armes de destruction massive, c’est la nature du régime à Pyongyang et les incertitudes en cas d’impasse qui sont considérées comme la véritable menace.

Au delà de la question des risques militaires, la Corée du Sud possède également un intérêt spécifique, lié aux très importants coûts induits par un effondrement brutal de la Corée du Nord, à préférer une évolution graduelle et un engagement progressif du régime. C’était là l’objectif de la Sunshine policy mise en place par le Président Kim Dae-Jung. Mais cette communauté d’approche vis-à-vis de la Corée du Nord, qui peut se résumer à une même volonté d’éviter tout risque de conflit violent ou de dérapage incontrôlé d’un régime très largement perçu comme imprévisible, n’a pas fait disparaître l’existence d’attentes contradictoires et de suspicions voilées entre la Corée du Sud et le Japon concernant le traitement de la question nord-coréenne. Par ailleurs, la Corée du Sud, dont la légitimité en tant qu’interlocuteur est régulièrement niée par le régime nord-coréen, veut éviter d’être exclue de tout dialogue ou amorce de règlement de la question coréenne et affirme fortement la nécessité de préserver les structures de dialogue qui se sont mises en place avec les Etats-Unis et le Japon.

C’est sans doute également cette volonté d’éviter de voir le volet nippo-américain de ce dialogue de sécurité prendre une trop grande importance qui a poussé la Corée du Sud à renforcer ses liens avec la Chine et à mettre en avant le rôle positif, au moins potentiel, que Pékin aurait les moyens de jouer dans le règlement de la question coréenne. La volonté traditionnelle de rechercher un équilibre stratégique entre la Chine et le Japon n’est donc pas absente des préoccupations de Séoul. L’absence d’efficacité des supposées « pressions » chinoises sur le régime nord-coréen, pour ne pas parler des ambiguïtés du jeu chinois, pourrait toutefois pousser la Corée du Sud à reconsidérer cette stratégie de rapprochement avec la Chine. Quelles qu’en soient les raisons, il s’agit d’un événement historique qui pourrait être lourd de conséquences. En se tournant vers un nouveau partenaire dans le cadre du règlement du différend qui l’oppose à Pyongyang, Séoul marque bel et bien la fin des mécanismes hérités de la Guerre froide. La Chine n’est pas encore considérée comme un allié, mais plutôt un partenaire, mais cela a pour effet de déplacer le discours d’un nationalisme profondément anti-communiste vers une approche plus pragmatique, et qui accepte les équilibres régionaux.

Par ailleurs, la Corée du Sud attend du Japon qu’il joue un rôle « positif » dans le traitement de la question coréenne, c’est-à-dire que  Tokyo accepte d’exercer des pressions sur Washington afin d’obtenir des Etats-Unis une attitude plus souple, moins potentiellement conflictuelle, vis-à-vis du régime nord-coréen. Séoul insistait également, jusqu’à une période très récente, sur la nécessité pour le Japon de ne pas interrompre une aide alimentaire considérée comme vitale pour la survie et l’évolution  en douceur du régime nord-coréen. L’idée n’est plus comme hier de considérer que le régime nord-coréen est une menace, mais plutôt de s’interroger sur la conséquence d’une faillite de Pyongyang, qui pourrait être une radicalisation du régime, et la guerre comme va-tout.

Derrière ces demandes adressées au Japon, dont l’objectif est de contribuer à la réunification en douceur de la péninsule, on sent toutefois poindre de la part de la Corée du Sud, un rappel des fautes passées que Tokyo pourrait ainsi racheter, et une volonté de souligner d’une manière voilée le fait que de nombreux Coréens soupçonnent la puissance japonaise de ne pas vouloir tout faire pour obtenir la réunification d’une Corée qui serait potentiellement un véritable rival économique et politique pour le Japon. Ainsi, le nationalisme « inter-coréen » semble peu à peu s’imposer dans la société d’un Etat qui comprend les enjeux de la réunification, mais reste pourtant encore fortement divisé sur la question.

 

Les perspectives de réunification

Depuis quelques années, la Corée du Sud semble hésiter entre le désir de favoriser la réunification avec le voisin du Nord, autour d’un slogan rassembleur et mettant en avant une culture coréenne vieille de 5000 ans, et les craintes de voir cette réunification déboucher sur des difficultés économiques et sociales. Une grande partie de la population sud-coréenne se voit en effet difficilement disposée à « payer » la note d’une réunification avec un des Etats les plus pauvres de la planète.

Dans les années 90, l’exemple de la difficile digestion de l’Allemagne de l’Est par la République Fédérale allemande fut analysé de près en Corée du Sud. On y mit l’accent sur les disparités économiques et sociales énormes, mais aussi sur les différences idéologiques profondes. Malgré le fait que la RDA était souvent présentée comme l’une des économies les plus avancées du bloc de l’Est, la réunification fit apparaître au grand jour des déséquilibres insoupçonnés, qui posèrent problème à la stabilité de l’économie de l’ensemble de l’Allemagne. Or, l’économie nord-coréenne est, tout le monde l’admet, l’une des plus sinistrées au monde. Par ailleurs, la réunification allemande fut lourde de conséquences politiques, le poids des 18 millions de nouveaux citoyens venant s’ajouter au 61 millions d’habitants de la RFA, soit approximativement un ratio de moins de 1 Est-allemand pour 3 Ouest-allemands. Dans le cas de la Corée, le ratio tombe à 1 pour 2, ce qui est totalement disproportionné par rapport au poids des deux économies. Autre point, qui n’est pas négligeable, les autorités est-allemandes avaient accepté de « disparaître » de la scène politique, ce qui est difficilement envisageable de la part d’une classe politique nord-coréenne qui ne souhaite pas renoncer à ses avantages.

Enfin, la réunification allemande, même difficile, s’est faite dans le cadre d’une Union européenne, ce dont la Corée ne bénéficie pas. Dans ces conditions, de nombreux experts sud-coréens, bien que sensibilisés par la possibilité de réunir à nouveau les deux Corée, s’interrogent sur les conséquences d’un rapprochement qui pourraient se traduire par la faillite de l’ensemble de la péninsule, et n’est que timidement approuvée par les partenaires dans la région, en particulier le Japon qui s’inquiète de voir une Corée trop puissante (et même éventuellement nucléaire) dans son voisinage.

Si les perspectives de réunification « totale » restent encore bien éloignées, de multiples efforts ont été effectués en vue de rapprocher les deux rivaux, notamment afin de limiter les risques d’embrasement de la péninsule coréenne.

En 1996, le projet de Conférence Quadripartite constituait une tentative de réinsérer la Corée du Sud dans le dialogue que Pyongyang souhaitait déjà à l’époque conduire seul avec Washington, en y incluant également la Chine, acteur stratégique non négligeable, susceptible d’influer sur les positions nord-coréennes. Ce mécanisme a cependant peu progressé, et des critiques se sont élevées sur l’absence de la Russie et surtout du Japon dans le processus des négociations. Les relations entre Séoul et Pyongyang connurent cependant un apaisement certain, soutenu par la diplomatie américaine sous l’administration Clinton. Mise en place en février 1998, dès l’arrivée au pouvoir à Séoul de Kim Dae-jung, la Sunshine Policy ou « politique d’embellie », se révéla une initiative majeure pour autonomiser la diplomatie sud-coréenne et reprendre l’initiative face au Nord. Graduelle, elle visait à instaurer un climat de confiance entre les deux Corée séparées, favoriser le développement économique du Nord et, à terme, permettre la réunification.

Les conditions de la paix entre les deux Corée, identifiées en avril 1999 par le plan de Kim Dae-jung pour le « démantèlement des structures de la Guerre froide », étaient les suivantes :

. Les deux Corée doivent passer de la confrontation à une politique de réconciliation et de coopération ;

. Les Etats-Unis et le Japon doivent normaliser leurs relations avec la Corée du Nord. Sans une amélioration des rapports entre Washington et Pyongyang, les relations Nord-Sud ne progresseront pas ;

. Le Nord doit mettre en place une politique d’ouverture et de réforme ;

. Il faut éliminer les armes de destruction massive de la péninsule et appliquer une politique de contrôle des armements ;

. Il faut passer d’une situation de cessez-le-feu à une situation de paix, préalable à la réunification. 

D’une certaine manière, nous pourrions dire que ces points sont demeurés inchangés, si on y ajoute le fait que Séoul place cette perspective de réunification dans une optique essentiellement régionale. A cet égard la présence des Etats-Unis, si elle n’est pas rejetée, est acceptée à condition de ne pas être omniprésente.  

Ce serait donc du côté de la relation entre la Corée du Sud et les Etats-Unis que les choses ont considérablement évolué au cours des dernières années. La détérioration progressive de la relation entre Séoul et Washington, essentiellement centrée autour de la question nord-coréenne, est un signal d’alarme de ce qui pourrait devenir, dans les prochaines années, la plus grande crise sécuritaire de la planète.

 

Nationalisme, ou anti-américanisme larvé ?

L’évolution, relative mais réelle, de la diplomatie coréenne depuis 2002 et l’événement de l’organisation de la compétition internationale de football ne s’est pas limitée à Pyongyang : Tokyo a également dû la ressentir. La Coupe du monde, qui était supposée rapprocher les deux pays qui la co-organisaient, fut au contraire l’occasion pour Séoul de réaffirmer ses critiques à l’égard de son puissant voisin. Les critiques sur les manuels scolaires d’histoire japonais ont été relancées, et se maintiennent depuis, et la polémique visant à rebaptiser la mer du Japon a pris une ampleur considérable. La Corée du Sud refuse en effet ce nom, qui date « de la période de la colonisation nippone de la péninsule et découle de l’ethnocentrisme du Japon », et souhaite lui substituer celui de mer de l’Est. 

Mais l’évolution la plus notable, et sans doute la plus radicale, de la diplomatie sud-coréenne concerne la relation avec les Etats-Unis. Dans un contexte marqué par, d’une part, la crise nucléaire opposant Washington et Pyongyang, et de l’autre les perspectives de désengagement progressif des forces américaines stationnées dans la région, le nationalisme sud-coréen s’est teinté d’un certain anti-américanisme inédit pour un Etat qui, pendant plus de cinquante ans, fut un partenaire calme. 

Le Pentagone a confirmé le 7 juin 2004 un projet de retrait de quelques 12.500 soldats américains stationnés en Corée du Sud d’ici la fin 2005 dans le cadre d’un repositionnement des forces américaines dans le monde. Washington maintient actuellement 37.000 soldats en Corée du Sud, dans le cadre des accords passés avec Séoul après la fin de la guerre de Corée en 1953, essentiellement en raison du fait qu’aucun traité de paix ne fut signé entre les deux Etats de la péninsule. L’information de ce retrait a provoqué des réactions d’inquiétude en Corée du Sud. Des responsables sud-coréens ont déclaré que le retrait avait été présenté comme une proposition plutôt que comme une décision finale et que Séoul préparait une contre-proposition. Dans cette optique, la Corée du sud a commencé à examiner le projet des Etats-Unis de retirer un tiers de leurs forces stationnées dans la péninsule, soulignant que la décision restait à finaliser et que Séoul proposerait des amendements. Les négociations vont bon-train entre Washington et un allié jusque là fiable, qui se sent peu à peu abandonné. 

Dans la proposition formulée par les autorités américaines, Washington, qui a besoin de renforts pour l’Irak, a souhaité que le redéploiement s’effectue en dix-huit mois, alors que Séoul souhaitait un délai plus long, le temps notamment de réorganiser la défense du sud de la péninsule, et de ne pas aggraver une crise économique et sociale déjà présente, en particulier pour les personnes vivant de la présence américaine. Par ailleurs, les effectifs et le type de soldats qui seraient retirés doit encore être l’objet de discussions. Selon le conseiller à la sécurité sud-coréen Kwon Chin-Ho : « Le calendrier n’est rien qu’une suggestion des Etats-Unis et nous devons l’examiner et négocier », ajoutant que « lors du processus d’examen, nous devons aussi discuter de près quels soldats américains doivent être retirés de Corée ». Le ministre de la défense Cho Young-Kil a lui aussi qualifié le projet annoncé de « suggestion » sujette à modification. En effet, les autorités sud-coréennes, si elles en se montrent pas opposées au principe d’un redéploiement inévitable, et d’une réduction des effectifs militaires américains dans la région, seraient favorables à ce que cela se fasse sur plusieurs années jusqu’en 2013, afin de permettre à l’armée sud-coréenne d’achever un programme de modernisation de ses forces. La Corée du nord se montre pour sa part méfiante face à cette décision du Pentagone, et a dénoncé l’annonce comme un complot préparatoire à des frappes préventives et à une intervention américaine, moyen supplémentaire de faire pression en menaçant de procéder à des essais nucléaires. Séoul craint ainsi une escalade militaire avec Pyongyang si Washington retire ses troupes trop rapidement. 

Les changements stratégiques – voire même les hésitations – de Washington sont surtout très mal acceptés par la population sud-coréenne, qui n’hésite plus aujourd’hui à critiquer ouvertement l’allié américain. A l’occasion de la crise irakienne, les autorités sud-coréennes ont joint la coalition conduite par Washington, et envoyé des troupes en Irak, mais les manifestations d’hostilité se sont multipliées, comme ce fut le cas au Japon. En fait, à Tokyo comme à Séoul, on peut considérer que les dirigeants ont choisi de suivre les Etats-Unis afin de ménager Washington dans la crise coréenne, et de s’assurer le soutien de l’allié militaire. L’idée était même de porter assistance aux Etats-Unis contre l’Irak, afin que ceux-ci portent ensuite leur attention sur la péninsule coréenne. 

Devant ces choix, l’opinion publique s’est montrée nettement plus sceptique, estimant que les deux crises étaient indépendantes l’une de l’autre, et que le soutien à Washington en Irak ne supposait pas nécessairement que la diplomatie américaine fasse preuve de fermeté vis-à-vis de la Corée du Nord. Une vague inédite d’antiaméricanisme s’est ainsi développée en Corée du Sud, dénonçant une stratégie belliciste dangereuse des autorités américaines, et un désintérêt de Washington pour la question coréenne. Cette position est une véritable rupture avec la tradition de Séoul, et les sympathies de la population sud-coréenne. 

Dans le passé, la Corée du Sud se pliait à la politique sécuritaire régionale unilatéralement définie par Washington, considérant qu’elle servait au mieux ses intérêts. Mais les prétentions de Séoul en matière de politique étrangère portent désormais le pays vers une plus grande indépendance. Comme l’a affirmé le président Roh à maintes reprises, « les Etats-Unis doivent prendre en considération la Corée du Sud lorsqu’ils formulent des politiques concernant la Corée du Nord, puisque le Sud serait la première victime d’un conflit entre les Etats-Unis et Pyongyang ». De fait, un grand nombre de Sud-coréens ne font plus confiance aux Etats-Unis en tant que garants de la paix dans la péninsule, comme en témoignent les manifestations de masse qui ont accompagné la guerre en Irak et les perspectives de désengagement américain dans la région. Les jeunes sont les plus virulents. Ce qui se passe avec l’Irak les inquiète et ils se demandent ce que la politique américaine leur réserve. La position indépendante adoptée par Roh Moo Hyun à l’égard de Washington a non seulement favorisé son élection, mais recueille un soutien croissant dans le pays. 

Les autorités américaines ont compris que les perspectives d’un rapprochement entre les deux Corée, voire même d’une réunification, semblent assez compromises pour l’heure, notamment en raison des hésitations des deux capitales à ce sujet. D’un côté, Pyongyang ne souhaite pas qu’un processus de réconciliation affecte le régime, et de l’autre Séoul se refuse à accepter une reprise de dialogue qui supposerait que la Corée du Sud assume la quasi intégralité de la reconstruction de l’économie de son voisin. Si Pyongyang se résout à coopérer avec la communauté internationale, les Etats-Unis pourraient se désengager de façon plus nette encore de la région, laissant à la Corée du Sud la charge de la reconstruction. A l’inverse, la menace nord-coréenne permet aux autorités sud-coréennes de continuer à justifier une présence américaine, et le soutien diplomatique de Washington.  

Le statu quo permet ainsi au régime stalinien de Pyongyang de continuer à exister, et à Séoul de ne pas être isolé. Pour la première fois depuis la partition du pays en 1945, les deux chefs d’Etat coréens se sont serré la main en juin 2000 à Pyongyang, dans le cadre de la politique de rapprochement précédemment évoquée. En décembre 2002, les Sud-Coréens ont rompu avec le système politique de la Guerre froide en élisant à la présidence, contre toute attente, Roh Moo-hyun, avocat au passé de défenseur des dirigeants ouvriers et des militants des droits de l’homme dans les années 80. Le gouvernement sud-coréen issu de ce scrutin estime que la responsabilité de la crise incombe davantage à la stratégie américaine qu’à la menace nord-coréenne, ce qui a également pour effet de mobiliser l’opinion publique contre Washington. Les Sud-Coréens, comprenant qu’un processus de réunification, s’il est souhaitable sur le long terme pour la stabilité de la région, ne saurait être envisagé pour l’heure, considèrent que la priorité consiste à redéfinir la relation avec Washington, avant d’engager un dialogue sur des bases plus saines avec le voisin du Nord. L’animosité à l’égard des Etats-Unis n’est plus uniquement sociétale, mais prend ici un sens politique avec la position de plus en plus nette des autorités. 

Comprenant l’importance de Séoul dans le dialogue avec Pyongyang, des centres de recherche influents aux Etats-Unis préconisent aux autorités d’adresser des signes de sympathie à l’égard de la Corée du Sud, allié traditionnel de Washington, et partenaire indispensable au maintien de la sécurité en Asie du Nord. Cela en dit long sur les inquiétudes américaines concernant le fait que, en Asie orientale comme dans d’autres régions, l’image de Washington s’est considérablement dégradée, et que les courants nationalistes s’alimentent aujourd’hui de cette animosité envers l’allié indispensable. 

Barthélémy Courmont, chercheur à l’IRIS

Copyright janvier 2006-Courmont-Lignes de repères

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Date de la mise en ligne: mars 2006

 

   

2: Présentation de l’ouvrage

   

 

 

Chine, Taiwan, Japon, Corée du Nord et du Sud : ces pays d’Asie orientale, forts de leur milliard et demi d’habitants, s’imposent chaque jour davantage comme la partie du monde la plus dynamique au plan économique.

Fait troublant, cette montée en puissance économique s’accompagne partout de poussées de nationalisme, y compris sous forme violente. Faut-il craindre pour la stabilité de la région, ou même pire ? Comment dans ce contexte nationaliste, peuvent évoluer les relations entre la Chine et Taiwan ? Entre les deux Corée ? Entre la Chine et le Japon ?

Les enjeux sont encore alourdis par la question des armes nucléaires, notamment en Corée, et la rivalité grandissante entre la Chine et les Etats-Unis.

Un ouvrage pour mieux comprendre ce qui se joue dans cette partie du monde, si éloignée, si importante et encore si méconnue.

   

 

   

3. Présentations de l'auteur

   
   

Barthélémy Courmont, Docteur en Sciences politiques, est chercheur à l’Institut de Relations Internationales et Stratégiques (IRIS)

   
     

 

   

 

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