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La défense française en 2002,

par François Géré, Directeur de l'Institut Diplomatie & Défense

 

La situation doit être tenue pour très grave. L'écroulement des exportations, le délabrement du tissu industriel de défense et l'affaissement du budget national de la Défense conduisent directement à une véritable désintégration des forces armées de la France. Voir des graphiques comparatifs sur les budgets et les effectifs des Etats-Unis et de plusieurs pays européens.

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  Comme l'a montré la guerre engagée en 2001 en Afghanistan, la France se retrouve au début du XXI ème siècle dans une posture stratégique tout à fait délicate. Que d'autres alliés de l'Organisation du Traité de l'Atlantique Nord (OTAN) soient également en difficulté n'améliore en rien la situation de l'Hexagone.

Un déficit de moyens

D'une part, la France souffre d'une insuffisance de moyens militaires qui devient de plus en plus grave. Résultat, Paris ne peut plus engager d'action véritablement significative sur le plan opérationnel. D'autre part, les moyens existants sont de plus en plus en retard par rapport à la progression des moyens américains. Quand bien même nous partagerions les mêmes objectifs que les Etats-Unis - ce qui n'est pas le cas - la France n'a plus en 2002 les moyens de participer à un niveau vraiment significatif.

Les Britanniques cherchent - eux - à se récupérer au mieux en déclarant que leurs buts sont fondamentalement les mêmes que ceux des Etats-Unis et ils essaient d'avoir la quantité de forces et de moyens qui leur permettent de participer à hauteur de leur grand allié.

Une "politique" par défaut

La position française s'avère beaucoup plus ambiguë puisque - officiellement - Paris déclare n'avoir pas nécessairement les mêmes objectifs que Washington. Bien sur, la France fait sienne la lutte contre le terrorisme, mais la stratégie choisit outre-Atlantique ne fait pas nécessairement l'unanimité en France, comme on l'a vu au sujet de l'Irak.

Le problème vient de ce que la France - au lieu de choisir sa position par rapport à ses buts - a plutôt tendance à choisir par défaut. C'est à dire par rapport à l'insuffisance de ses moyens. Or, la bonne position pour un pays comme la France serait de pouvoir dire : "Nous avons les moyens, nous choisissons de les faire fonctionner avec - ou sans - les Etats-Unis." Tandis qu'en 2001-2002, nous proclamons que "nous n'engageons pas nos forces parce que nous n'avons pas les mêmes intérêts et les mêmes buts que les Américains" ; mais en réalité c'est bien souvent parce que nous n'avons pas les moyens à engager, tout simplement.

Un exemple significatif

Les tribulations du porte-avions Charles de Gaulle durant la guerre en Afghanistan sont à cet égard un exemple parfaitement symbolique de cette situation. Au début, Paris a dit: "Il n'y a pas de raison d'envoyer le Charles de Gaulle, parce que ce n'est pas notre objectif d'envoyer un porte-avions dans les opérations en Afghanistan, puisque ces opérations ne constituent pas la meilleure réponse au terrorisme."

En fait, les observateurs constatent que si la France n'envoie pas le Charles de Gaulle, c'est parce qu'elle s'avère incapable de le faire partir immédiatement. Quand celui-ci part finalement, ils s'aperçoivent que Paris n'a pas beaucoup de moyens aériens à mettre sur le pont. Lorsqu'il arrive sur zone, Paris se retrouve en contradiction avec sa position de départ. Pourquoi l'avoir envoyé si l'on déclarait au départ qu'il semblait inutile dans des opérations de ce genre ?

Voici une série de glissements progressifs des buts politiques par rapport à l'insuffisance des moyens militaires français.

Faire face, quand même

Les militaires français sont parfaitement conscients de cela, mais le mettent peu sur la place publique. En effet, les armées françaises doivent faire face. Quelles que soient les insuffisances de leurs moyens, les armées veulent présenter pour les Français comme pour l'étranger une image décente, pour ne pas dire glorieuse. Les militaires français ont donc spontanément tendance à minimiser les difficultés, pour ne pas avoir l'air d'être dans une situation d'incapacité flagrante.

Depuis la seconde moitié des années 1980, les armées françaises font un effort absolument colossal pour répondre à toutes les situations, dans les cas de figure les plus imprévisibles. Elles doivent constamment "bricoler", afin de toujours assurer leur mission. Cela se fait d'une manière assez remarquable.

Sur extension dangereuse

Il arrive cependant un moment où la sollicitation devient excessive, par la diversification des théâtres et des opérations. Songeons qu'en 2002 la France a des troupes dans les Balkans - en Bosnie, Kosovo, Macédoine - mais aussi en Afrique - avec la perspective de possibles évacuations de ressortissants français ou européens - ou encore en France avec le plan vigipirate renforcé. Depuis le 11 septembre 2001, gendarmes non compris cela représente la mobilisation de 7 000 militaires : troupes de montagne, parachutistes … qui à priori n'ont pas pour mission ordinaire de surveiller les gares et les aéroports.

Toutes ces sollicitations expliquent que les armées françaises sont en sur extension, en excès de capacité.

Décroissance du matériel disponible

Par ailleurs, les moyens disponibles ne suivent plus. Il aurait fallu consentir une augmentation des budgets en matière d'équipements. En réalité, le budget des équipements n'a cessé de décroître. Compte tenu des montants qui ont été affecté, nous arrivons en 2002 à une situation tendancielle de décroissance du matériel disponible. Les réserves de munitions sont - d'une manière criante - tout à fait insuffisantes. Il devient impossible d'assurer l'entraînement normal non seulement des pilotes mais aussi des fantassins. Comme il a été dit de manière publique, les fantassins de l'armée française n'ont même plus la quantité de cartouches nécessaires pour faire les exercices requis. Ces phénomènes font boule de neige. Moins une armée est équipée, moins elle peut s'entraîner, moins elle est efficace. Puisqu'on ne lui donne pas les moyens, nul ne peut le lui reprocher.

La France en arrive à un point où, quelle que soit la volonté des militaires de sauver l'honneur, il faut dire :"nous avons dépassé le seuil critique, nous sommes maintenant en dessous du niveau plancher. Il ne faut plus nous demander de faire au-delà de l'impossible."

Mise en perspective historique

Comment en est-on arrivé là ? Il faut remonter à une quinzaine d'années en arrière pour trouver les origines de cette dégradation. C'est en 1986 qu'ont été prises en France les décisions de lancement des grands programmes d'équipement : l'avion Rafale, le porte-avions Charles de Gaulle, le char Leclerc, le missile nucléaire de courte portée Hadès … Ces investissements considérables sont consentis alors que depuis un an le Secrétaire général du parti communiste d'Union soviétique est M. Gorbatchev. Il déclare alors son intention de mettre un terme à la Guerre froide.

Il me semble qu'on a prêté une attention insuffisante à ses propos. En particulier, on a considéré qu'il fallait construire un outil particulièrement puissant destiné à avoir une puissance de choc conventionnelle considérable en Europe, voici la fonction initiale du char Leclerc. Il se trouve conçu pour ce champ de bataille, notamment compte tenu de son poids qui le rend peu transportable par avion.

Certes, l'ambiguïté du discours de M. Gorbatchev pouvait inciter à la prudence. D'accord. Quand l'Union soviétique implose en 1991, il n'est pas possible pour un Etat digne de ce nom de se tromper sur la nature des évènements. C'est à dire non seulement de la fin de la Guerre froide mais aussi la disparition du Pacte de Varsovie, alliance militaire précédemment inféodée à l'URSS.

Etalements

Auquel cas, il était souhaitable et encore possible de faire des corrections de trajectoire pour les décisions d'équipement prises en 1986. D'ailleurs, le missile nucléaire Hadès d'une portée de 500 km a été abandonné, compte tenu de la transformation du champ de bataille. Puisqu'il n'y avait plus de Pacte de Varsovie en face de nous. On ne voit pas très bien vers qui le missile Hadès eut été tourné.

La France conserve cependant le programme du char Leclerc, l'avion Rafale et le porte-avions Charles de Gaulle. Mais on les garde alors dans une perspective de paix … et de réduction des crédits de la Défense.

Si on réduit les crédits de la Défense tout en gardant les programmes d'équipements, cela signifie bien entendu produire moins et surtout de manière plus étalée dans le temps. Au lieu d'avoir le porte-avions Charles de Gaulle en service actif comme prévu en 1999, on prolonge de quelques années. Le Rafale devait être commandé à plusieurs centaines d'exemplaires par l'Armée de l'Air et par la Marine, notamment pour le Charles de Gaulle, mais on a là aussi étalé dans le temps le programme et les commandes. Alors qu'au départ il était prévu d'attribuer environ 250 Rafales aux armées françaises, en 2002 la Marine en a reçu 6 et 8 restent en commande. Dans le meilleur des cas, la Marine disposera de 13 à 14 Rafales à la fin de l'année 2002…

On est tombé dans des ordres de grandeur totalement dérisoires par rapport à ce qui avait été prévu en 1986.

Déficits politiques et financiers

Pourquoi ? Parce qu'on a pas voulu décider, trancher, en disant :"le programme n'est plus adapté à la nouvelle situation, arrêtons. Ou bien, si l'on décide que le programme reste adapté, maintenons les crédits nécessaires à son développement." Au lieu de cela, nous sommes en plein milieu du gué, n'ayant ni les avantages d'une décision d'arrêt courageuse, ni les avantages d'une décision de continuation rapide.

Pour le char Leclerc, il en va de même, avec à la clé la crise sociale de GIAT industries. Cette entreprise d'armement perd de l'argent de manière chronique. Elle se voit constamment renflouée par l'Etat, donc le contribuable français. Elle ne parvient plus à vendre suffisamment à l'étranger, où elle se trouve en concurrence avec des chars peut-être moins sophistiqués que le Leclerc mais de calibres à peu près équivalents et surtout beaucoup moins chers. De surcroît, où faire fonctionner le char lourd Leclerc sur le champ de bataille européen ? Il n'y a plus de champ de bataille pour un char comme le Leclerc.

Après la bataille

Tant et si bien que les Etats-Unis ont décidé en 1998 d'arrêter pour la première fois depuis 1945 leur programme de char lourd. Ils font maintenant du char léger, transportable pour leurs opérations de projection à travers le monde. Avec un poids de 56 tonnes en ordre de combat, un char lourd comme le Leclerc est difficilement transportable. A moins de le démonter en pièces détachées et de l'aérotransporter en Antonov AN 124. Une fois sur place, il faut alors le remonter et vérifier son bon fonctionnement … Or, une opération de projection doit arriver vite sur place, alors qu'il est temps. Le char Leclerc ne peut arriver qu'après toutes les batailles du monde actuel.

Le poids des inerties ... et des lobbies

Il y a donc eu en amont une erreur de perception qui fut suivie d'un défaut de décision pour la corriger. On s'est laissé porté par l'air du temps et les inerties. Il n'y a pas lieu d'accuser un camp politique plus qu'un autre. La gauche aurait pu prendre la décision d'arrêter le char Leclerc, mais il était hors de question de mettre au chômage les employés de GIAT industries à Roanne, M. Auroux veillant à son destin. On a préféré étaler le programme dans le temps pour conserver les emplois.

Néanmoins, la société reste en déficit et voici qu'apparaît le troisième plan de restructuration, tandis que s'amenuisent un peu plus les espoirs d'exportation. Après la guerre du Golfe, Pierre Joxe alors Ministre de la Défense est revenu d'une tournée en 1991 dans les Emirats arabes Unis en annonçant triomphalement qu'il avait vendu 450 chars Leclerc, mais aujourd'hui, dix ans plus tard, rien n'a été conclu.

Une véritable désintégration des forces armées de la France

La situation actuelle doit être tenue pour très grave. L'écroulement des exportations, le délabrement du tissu industriel de défense et l'affaissement du budget national de la Défense conduisent directement à une véritable désintégration des forces armées de la France.

On peut suggérer que la solution, le sauvetage viendront de l'Europe. Une telle vision, même bienveillante, est foncièrement irresponsable. Sans puissance militaire française, il n'y aura pas d'Europe puissante. Sans Europe résolue à être puissante, il n'y aura pas d'existence française en son sein, sauf à s'en détacher.

François Géré

Propos recueillis par Pierre Verluise

Copyright 19 mai 2002-Géré/www.diploweb.com

NB: Le texte initialement mis en ligne en juin 2002 a été modifié à la demande de l'auteur fin novembre 2002 en ce qui concerne le poids du char Leclerc et la possibilité de le transporter par avion.

NDLR: Sous le titre "Les militaires français en ont assez de se démerder", Jacques Isnard rend compte dans "Le Monde" daté du 18 avril 2002 d'articles critiques signés par des militaires en activité, publiés dans le n°11 de "Fantassins", avril 2002, EAI, rue Lepic, 34000 Montpellier. Adresse électronique: dirdep@eai.terre.defense.gouv.fr

Lire également de Bruno Racine et François Heisbourg: "L'annuaire stratégique et militaire", 2002, éditions Odile Jacob. Selon ces auteurs, le fossé entre les capacités militaires françaises et britanniques ne cesse de croître.

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  Date de la mise en ligne: juin 2002
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