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www.diploweb.com L'eau en Asie centrale : incidences d'un nouveau contexte géopolitique

2ème partie : Les deux principales causes de conflits en Asie centrale au sujet de l'eau, par Jeremy Allouche, doctorant

A partir de 1929, la collectivisation des terres modifie le destin de la région, conçue comme une des plaques tournantes de la production soviétique de coton. Il en résulte dès lors une surexploitation des ressources en eau. Depuis 1991, les indépendances contribuent à aggraver encore la situation, parce que chaque Etat entend poursuivre le développement de l'irrigation, parfois aux dépens des voisins. Ce qui risque de multiplier les conflits en Asie centrale.
Les notes se trouvent après la conclusion

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L'utilisation de l'eau à des fins agricoles dans cette région remonte selon certains spécialistes à plus de 5000 ans (18). Les terres agricoles irriguées se situaient dans le delta de l'Amu Darya, plus précisément dans l'oasis de Khorezm. Cependant, comme l'indique Marq de Villiers, " la plupart des habitants étaient des nomades, mais quand les hordes ont installé leur capitale à Sarmakand et que Tamerlan fit bâtir ses magnifiques palais et ses édifices publics, l'eau a été prélevée dans les deux fleuves pour arroser les cultures vivrières. C'était une irrigation viable, dans des proportions adaptées aux ressources. L'Aral était à peine touché (19) ".

a) La politique de l'eau sous la colonisation russe

C’est en fait la présence russe qui a modifié considérablement l'avenir hydraulique de la région. A ce sujet, il est intéressant de se pencher sur les motivations russes au sujet de l'expansion de leur empire vers l'Asie centrale. Outre certaines considérations stratégiques (20), certains spécialistes considèrent que les ressources potentielles de l'Asie centrale (minerais et coton) constituent un des facteurs déterminants dans la colonisation de cette région par les Russes (21). En effet, suite à la Guerre de Sécession américaine (1861-1865) qui prive les usines russes de l'approvisionnement indispensable en coton, l'apport stratégique de cette région est jugé indispensable (22). Entre 1865 et 1876, les armées russes prirent Tachkent et l'essentiel de ce qui forme aujourd'hui l’Ouzbékistan, le Turkménistan et le Tadjikistan. Suite à la colonisation, le gouvernement russe encourage donc la production de coton, en accentuant les barrières tarifaires sur le coton importé, en introduisant des graines de coton de meilleure qualité et en important des États-Unis des machines pour le traitement du coton. D'autre part, le gouvernement propose des crédits fort avantageux aux producteurs de coton (23).

Afin de poursuivre cette politique agricole, mais aussi pour mieux contrôler la région, le gouvernement russe se met à peupler l'Asie centrale de Russes et de Cosaques. En 1891, plus d'un million de fermiers russes et cosaques s'établirent en terre kazakh, en bordure de la Sibérie. Tandis qu'en 1886 seulement 5 280 hectares étaient plantés de coton, il y en a déjà 241 000 ou presque cinquante fois plus en 1914. Dès 1912, le ministre russe de l'agriculture déclarait : "The present development of cotton plantation can and should be intensified still further by means of further reduction in the quantity of grain crops planted on irrigation land. […] Every extra pood of Turkestan wheat means extra competition for Siberian and Cuban wheat ; every pood of Turkestan cotton means competition for American cotton. Therefore, it is better to give the territory imported wheat -–even at extra cost – but to make irrigated land available for cotton growing (24) ".

En 1914, plus de 17% de terres agricoles arables sont utilisées pour la culture du coton, essentiellement située dans les vallées de Tachkent, Boukhara, Khorezm, Ferghana et Zeravchan. Cependant, il convient de noter que durant cette période (1865-1914), la production cotonnière a augmenté par la substitution du coton à d'autres cultures. C'est à dire qu'avant la Première Guerre mondiale la taille des terres irriguées n'a pas augmenté de manière conséquente (25).

Le coup d'Etat d'octobre 1917 marque une rupture

La révolution russe d'octobre 1917 change considérablement les données. Dès 1919, V.I. Lénine promulgue un décret qui déclare que l'irrigation en Asie centrale doit assurer une indépendance totale de la Russie face aux importations de coton (26). En 1918 déjà, le Conseil des Commissaires du Peuple approuve une résolution pour l’expansion du système d’irrigation de plus de 550 000 hectares (27).

A partir de 1929, la collectivisation des terres (kolkhozes et sovkhozes) et la construction de l'empire soviétique modifient le destin de l'Asie centrale. L'Asie centrale est conçue comme une des plaques tournantes de la production russe. De 1933 jusqu'au début de la Perestroïka en 1985, entre 40 et 50% des terres irriguées sont consacrées au coton. On passe de 1,5 millions d'hectares en 1950 à plus de 3 millions d'hectares en 1985. L'Asie centrale est intégrée à une économie soviétique qui augmente la spécialisation agricole et industrielle de chaque État.

Cette politique est en particulier accentuée sous L. Brejnev par sa politique d'unification économique nationale. Il impose une plus grande centralisation dans la planification et la gestion économique. La spécialisation territoriale se développe (28). A travers cette politique, l'Ouzbékistan doit produire du coton pour toute l'URSS. Tandis que l'Ukraine, par exemple, doit en faire de même pour le blé.

Surexploitation des ressources

Les conséquences de cette planification sont très néfastes pour les ressources en eau d'Asie centrale. En effet, il en résulte une augmentation des surfaces irriguées. Selon Kotlyakov, les surfaces irriguées dès le début des années 1960 augmentent d'une fois et demi pour le Tadjikistan et l'Ouzbékistan, d'un point sept pour le Kazakhstan et de deux point quatre pour le Turkménistan (29). La volonté de Brejnev d'une 'sur-spécialisation' de chaque région amène une politique d'expansion désastreuse, avec de nouveaux champs d'irrigation dans les steppes de Golodnaya, Djizak, Karchi et Kashkadar'ya, ainsi que dans la vallée de Yavansk au Tadjikistan.

À l'indépendance, en 1991, les surfaces irriguées en Asie centrale représentent plus de six millions d'hectares (30). Les statistiques suivantes montrent clairement cette situation de surexploitation. Alors que la moyenne mondiale de l'usage de l'eau par secteur est la suivante (agriculture : 70%, industrie : 22% et consommation domestique : 8%), la répartition de l'eau en Asie centrale est très révélatrice de la surexploitation agricole (agriculture : 87%, industrie : 10% et consommation domestique : 3% (31)). Selon les propres mots du premier secrétaire du Parti communiste ouzbek, Rafik Nishanov, la production de coton atteint des proportions monstrueuses (32). Mais les résultats sont là. Dès 1983, la production de coton ouzbek égale la production américaine (33). Ainsi, l’Union soviétique transforme le bassin de la mer d’Aral en une vaste plantation de coton, en dépit de la fragilité des écosystèmes.

"the barbaric use of water"

Le canal de Karakoum, au Turkménistan, est le symbole de cette surexploitation agricole. Ce canal long de 1400 km amène de l'eau dans un pays faiblement irrigué. La surface irriguée passe de 0,35 millions d'hectares en 1954 à 1,25 millions d'hectares en 1988 (34). Le détournement des eaux avec la construction de multiples canaux (35) en dehors du bassin de la mer d'Aral constitue certainement une leçon pour éviter de nouveaux désastres écologiques. C'est le résultat de cette politique qui conduit le président Karimov à affirmer : "It was Moscow, the centre, the Soviet Union… it was the barbaric use of water resources that led to the Aral tragedy (36) ". Cependant, les planificateurs russo-soviétiques puis les leaders centre-asiatiques ne tirent pas les leçons de cette tragédie.

Dès la fin des années 1960, suite à la prise de conscience par les gestionnaires et leaders politiques de la région de l'épuisement des ressources en eau dans le bassin de la mer d'Aral, une 'hydro-paranoia' se développe avec le projet de détournement de quantités importantes d'eau des rivières de Sibérie (Ob' et l'Irtych) jusqu'en Asie centrale. Ce projet voit le jour dans le milieu des années 1980 mais M. Gorbatchev, suite à son accession au pouvoir, décide la suspension, et puis finalement, l'arrêt de ce projet (37).

b) L'indépendance: un deuxième facteur de conflit

En 1991, la fin de la période soviétique et l'indépendance n'ont cependant pas suscité de meilleures solutions. Chaque État développe sa propre politique de développement aux dépens des autres Etats. Ce qui contraste avec la période soviétique, durant laquelle les conflits hydrauliques entre les cinq républiques étaient réglementés par le Ministère soviétique des réclamations et de la gestion de l'eau (Minvodkhoz) (38).

Certes, l'indépendance ne constitue pas forcément une cause de conflits. Cependant, aspect souvent négligé, elle renforce la perception nationale du territoire ainsi que de ses ressources (39). La nationalisation des systèmes hydrauliques, telle que les barrages et le contrôle du débit d'eau qu'elle occasionne, crée des conflits entre les différents États riverains.

Intérêts divergents

En 1993, l'utilisation par le Kirghizstan des barrages sur le Syr Daria pour la production d'hydro électricité durant l'hiver a causé une perte d'eau pour les terres agricoles irriguées dans les pays riverains les mois suivants. Les conflits d'intérêts entre les différents États sur les réservoirs se multiplient depuis l'indépendance, en particulier pour le réservoir de Kayrakum (Tadjikistan) entre l'Ouzbékistan et le Tadjikistan, le réservoir de Tuyamuyun (Ouzbékistan) entre le Turkménistan et l'Ouzbékistan et le lac Chardara (Kazakhstan) entre le Kazakhstan et l’Ouzbékistan. L'héritage soviétique, avec la construction du canal de Karakoum, constitue aussi une source de friction entre les intérêts divergents de l'Ouzbékistan et du Turkménistan

En effet, chaque Etat invoque l'indépendance comme une nouvelle ère de construction nationale, sans se soucier de l'interdépendance 'forcée' entre chaque État suite à l'ère soviétique.

Chacun pour soi

Pour preuve, la surface irriguée passe de 7,25 millions d'hectares en 1990 à 7,94 millions d'hectares en 1995, ce qui représente une augmentation de 9,5% (40). Selon la Banque Mondiale, le Kirghizstan veut doubler sa surface irrigable, le Turkménistan désire augmenter sa surface irriguée de plus de 600 000 ha et l’Ouzbékistan planifie la croissance de sa surface irriguée jusqu'à 4,92 millions d'ha (41).

Chaque Etat justifie sa politique en affirmant que cette expansion est inévitable afin de satisfaire les besoins en nourriture de la population. Cependant, la majorité des hydrologistes considère que la gestion de l'eau peut être nettement améliorée. Ces politiques pourraient rentrer dans une certaine mesure dans une politique de développement durable.

Le problème majeur vient du fait que les cinq républiques n'ont pas les moyens financiers nécessaires pour améliorer leur système d'irrigation (42). En fait, la situation est pire qu'à l'ère de l'Union soviétique (1917-1991), car l'entretien du réseau d'irrigation en général est négligé et les réparations sont faites irrégulièrement.

D'après Victor Dukhovny du Centre Scientifique et d'Information de la Commission Interétatique, 220 millions de dollars étaient investis sous l'ère soviétique alors que ce chiffre est maintenant évalué à 15-20 millions de dollars tout en incluant le budget des institutions régionales (43).

Les incidences sur l'entretien sont visibles. Selon des scientifiques kirghizes, plus de 20% de l'eau captée est directement perdu dans les champs, tandis que 30 à 35% du total n'est pas véritablement productif. La situation est comparable au Turkménistan où, d'après les chiffres avancés par le Ministère de l'agriculture, 51% de l'eau captée seraient perdus ou inutilisables (44).

Vers un conflit ouvert ?

Seule l'aide d'organisations internationales telle que la Banque Mondiale (45) peut rétablir à terme une situation de développement durable et surtout une zone de coopération. Sans l'intervention d'organismes financiers extérieurs, les frictions autour du Karakoum, ou entre le Kirghizstan et l'Ouzbékistan, pourraient devenir à terme un conflit ouvert entre ces différents États.

Cette crainte est d'autant plus d'actualité dans la région du canal du Karakoum, car certaines sources (46) font écho de la mise en avant d'un projet initialement conçu par les Soviétiques pour la création du "lac du siècle d'or". Projet qui semble tenir à cœur au président turkmène Saparmourad Niazov. Si ce projet voit le jour, les conséquences écologiques seraient désastreuses (47). Ce lac artificiel, en plein milieu du désert de Karakoum, d'une surface de plus de 3 460km2. Il coûterait, selon certaines estimations, plus de 6 milliards de dollars. Le but de ce lac se résume à la volonté des ingénieurs turkmènes, sous l’impulsion du président Niazov, d’augmenter la surface des terres irriguées de 1.8 millions à 2.2 millions d’hectares. Les conséquences d’un tel projet, en particulier sur le pays voisin, l’Ouzbékistan, laisse présager de grandes frictions, si ce n’est un conflit, entre ces deux pays.

C'est d'ailleurs tous ces facteurs structurels aggravants soulignés dans le paragraphe précédent qui amènent l'un des spécialistes de la région à déclarer que : "Nowhere in the world is the potential for conflict over the use of natural resources as strong as in Central Asia (48) "

Dans la même perspective, M. Tashimur Rahman, chef de la délégation de l’Ouzbékistan au Haut Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés, considère que ces désastres écologiques, qui constituent déjà une des causes d’émigration (plus de 270.000 émigrés entre 1991 et 1998), peuvent rapidement être la cause de violences sporadiques si ce n’est de conflits armés (49). partie suivante >

Jeremy Allouche allouchej@hotmail.com

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  Date de la mise en ligne: novembre 2002
         

 

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