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L’émancipation de l’Ukraine soviétique à travers son appareil diplomatique

Par Nathan HOURCADE*, le 5 octobre 2025.

Si en Ukraine, le processus d’affirmation nationale n’est pas une évidence pour la population, comment pourrait-il l’être pour un État étranger ? Comment l’Ukraine se sert-elle de son agentivité diplomatique pour gagner en liberté au sein de l’URSS ? L’émancipation nationale ukrainienne s’appuie sur des facteurs très concrets, afin de fédérer autour d’enjeux plus économiques et culturels que politiques. L’auteur s’est plongé dans les archives pour trouver des éléments de réponse.

EN UKRAINE, avant l’indépendance de 1991, le manque de tradition étatique par la longue occupation et le manque de cohérence ethnique, culturelle ou religieuse, en plus de la russification massive, engendrent des problèmes de cohésion chez les nationalistes s’opposant au régime communiste. Or, la diplomatie constitue l’un des rares domaines donnant lieu à une coopération entre le pouvoir soviétique en place et l’opposition nationaliste. De ce fait, il est intéressant de se pencher sur l’émancipation de l’Ukraine soviétique à travers son appareil diplomatique. En dehors des différents épisodes cosaques, l’Ukraine n’a expérimenté qu’une courte indépendance de 1917 à 1921, au cours de laquelle les régimes s’enchainent. Outre ces quelques années, elle s’est trouvée partagée sous le joug des empires polono-lituanien, russe, ottoman et austro-hongrois. Sous l’Empire russe, période la plus longue et ayant occupé la majeure partie de son territoire, la culture nationale ukrainienne est particulièrement réprimée. La République Socialiste Soviétique d’Ukraine (RSSU), excroissance bolchévique instaurée en 1919 à Kharkiv, prend le contrôle du territoire dès 1921 avant de devenir l’un des États fondateurs de l’URSS (1922). L’Ukraine est alors partie intégrante d’un tout dans lequel elle est invisibilisée. Le processus d’émancipation national continue sous l’URSS et l’Ukraine est présente pour elle-même dans plusieurs organisations internationales. De plus, le contexte de Guerre froide prête un rôle accru à ces institutions. En 1985, la nomination de Mikhaïl Gorbatchev au poste de Secrétaire général du Parti communiste de l’Union soviétique (PCUS) donne lieu à une politique de perestroïka (« reconstruction » en russe) conduisant à de nombreuses réformes intérieures et une ouverture relative sur l’étranger. Au 1er janvier 1992, la fin de l’URSS, actée les mois précédents, est effective. Il convient de signaler que cet article s’appuie principalement sur des sources émanant des Archives du ministère des Affaires étrangères français et de la presse ukrainienne de France, induisant un certain franco-centrisme des exemples utilisés. Si en Ukraine, le processus d’affirmation nationale - usant de son agentivité diplomatique pour gagner en liberté au sein de l’URSS - n’est pas une évidence pour la population, comment pourrait-il l’être pour un État étranger ?

Pour apporter des éléments de réponse à cette problématique, l’émancipation nationale ukrainienne et son usage de la diplomatie pour appuyer cette transition au sein de l’Union soviétique est présentée. Puis, les opportunités ayant pu permettre ce phénomène sont mises en exergue. Enfin, les leviers mobilisés par Moscou pour freiner ce processus et l’impact que les relations extérieures de l’Ukraine soviétique ont eu sur l’Ukraine indépendante sont analysés.

Ukraine. "Batkivchtchyna-Maty" ("Mère-Patrie" en ukrainien) de Kyiv avant sa modification
Vu du monument "Batkivchtchyna-Maty" ("Mère-Patrie" en ukrainien) de Kyiv avant sa modification. Aujourd’hui symbole de désoviétisation, il a été renommé en 2023 "Ukraïna-Maty" ("Mère-Ukraine" en ukrainien) voyant le symbole de l’Union soviétique figuré sur le bouclier remplacé par les armoiries nationales ukrainiennes, le "Tryzub" ("trident" en ukrainien).
Photo de 2017 par Artem Apukhtin / Pixabay.

I. L’émancipation nationale ukrainienne

Pour éclairer l’émancipation nationale ukrainienne, il est nécessaire, dans un premier temps, de revenir sur la situation de l’Ukraine soviétique dans les années 1980. Dans un second temps, les spécificités de la diaspora et le rôle de la diplomatie dans le processus d’affirmation nationale sont soulignés.

A. L’avènement d’une Ukraine souveraine et indépendante

La situation de l’Ukraine dans les années 1980 est qualifiée de « colonialisme interne [1] », désignant les rapports entre la RSSU et le pouvoir central. Elle est alors une république fédérée de l’Union soviétique, subordonnée à Moscou. De l’extérieur, elle est pensée comme une entité régionale de l’URSS qui est généralement vue comme un tout homogène. Ainsi, il n’existe officiellement aucune forme de bilatéralisme ukrainien avant l’indépendance de 1991. De ce fait, comment aborder l’histoire de la politique extérieure d’une république fédérée ? La diplomatie est l’apanage de l’État central en URSS mais deux républiques fédérées disposent cependant d’une place dans différentes institutions internationales pour elles-mêmes : l’Ukraine et la Biélorussie. Un article de Sabine Dullin et Étienne Forestier-Peyrat s’intéresse d’ailleurs à leur comportement à l’ONU [2]. L’Ukraine peut utiliser sa place dans différentes organisations internationales comme l’ONU (intégrée en 1945), l’UNESCO (1954) ou l’AIEA (1957), pour dialoguer avec d’autres acteurs. Cela montre une spécificité de l’Ukraine au sein de l’URSS dont elle est membre fondateur et concentre la majeure partie des capacités de production du complexe militaro-industriel, une part importante de la production agricole et des capacités d’emport nucléaire soviétiques. Si avant 1989, l’attention portée aux questions nationales en URSS est focalisée sur les États baltes et le Caucase, le remplacement de V. Chtcherbytskiï à la tête du parti communiste (PC) ukrainien, en septembre 1989, alors que celui-ci était la clé de voute de la répression politique, permet une plus grande contestation exprimée dans le cadre de la perestroïka. Cela se traduit en Ukraine par le Roukh (« mouvement » en ukrainien), qui joue un rôle majeur dans le processus d’émancipation. Dès la fin-1989, le PC ukrainien se rapproche des nationalistes du Roukh par une série de compromis. La structuration de la contestation, à travers le Roukh, donne lieu à des mouvements d’affirmations nationaux sur fond de problèmes économiques et sociaux. Aussi, le pouvoir central se vide progressivement de sa substance avec l’affirmation de ces mouvements, ce qui gêne le contrôle de l’économie par le PCUS, réel nerf de la guerre (le nationalisme ukrainien apparaissant comme une « foi de minorité [3] »). Ces contestations, à caractère plus économique et social que national, conduisent à l’adoption de la déclaration de souveraineté ukrainienne. Cependant, c’est la remise en cause en Russie soviétique (RSFSR) du rôle du PCUS et le pouvoir grandissant de Boris Eltsine qui poussent l’Ukraine sur le chemin de sa souveraineté, dans la foulée de la Russie. Le putsch raté d’août 1991 précipite l’indépendance, déclarée quelques jours plus tard, le 24 août, de peur de perdre les acquis de la souveraineté.

B. Une émancipation intérieure stimulée de l’extérieure

Outre sa place dans les institutions internationales, l’Ukraine peut s’appuyer sur sa diaspora. La frange outre-Atlantique, particulièrement au Canada où les Ukrainiens représentent environ 4% de la population, finance ses homologues internationaux. Si celle-ci est bien structurée, la pléthore d’organisations donne lieu à un émiettement et un affaiblissement politiques. La diplomatie religieuse est, elle aussi, mobilisée dès 1987. L’Église catholique d’Ukraine, interdite depuis l’annexion de l’Ouest de l’Ukraine en 1945 car elle constitue un fer de lance du nationalisme, prend contact avec le pape Jean-Paul II, sortant ainsi de la clandestinité. Ses membres sont particulièrement visés par les persécutions politiques. Fait assez rare pour être relevé, une résolution du Parlement européen a été prise en faveur des catholiques ukrainiens dès 1988, mais celle-ci n’a aucun effet malgré la volonté de l’URSS d’améliorer son image. Légalisée fin-1989 après la normalisation des relations entre l’URSS et la papauté, ses membres restent largement persécutés. Cette normalisation témoigne du processus d’affirmation nationale en RSSU puisque dans les premiers mois du Roukh, la contestation est d’ordre culturel plus que politique, s’opposant à la russification menée par les Soviétiques. De plus, la politique extérieure est un moyen de s’affirmer sur le plan intérieur, ralliant communistes en quête de latitude vis-à-vis de Moscou et nationalistes en quête d’émancipation. Les membres de l’opposition sont déjà traités comme des « diplomates » en 1989. Ils sont, par exemple, reçus par l’Ambassadeur de France en Union soviétique et sont présents aux cérémonies officielles françaises avant même la déclaration de souveraineté malgré la sensibilité politique de ce geste. La déclaration de souveraineté donne une nouvelle dimension à ces contacts et une délégation ukrainienne est notamment reçue à Paris. Elle souhaitait participer en son nom à la conférence de la CSCE de 1990, ce qui a été empêché par une intervention des Soviétiques via leur Ambassade à Paris. Les délégations des États baltes, invités d’honneur, avaient été expulsées de la salle à la demande de l’Union soviétique. Le lendemain, la France nie les avoir invitées. Enfin, après la déclaration d’indépendance, les contacts se font au niveau présidentiel et Léonid Kravtchouk est reçu par François Mitterrand le 3 octobre 1991 à l’Élysée.

Ukraine. Inauguration du Consulat de France à Kyiv, 13 juin 1991
Le ministre des Affaires étrangères Roland Dumas prononce son discours face aux autorités soviétiques centrales et ukrainiennes, en présence de l’opposition nationaliste conviée pour l’occasion. Archives : Actualités diplomatiques, A051888 / © Ministère des Affaires étrangères/Frédéric de La Mure

II. Des opportunités à saisir

La diplomatie de l’Ukraine soviétique connait un essor dans les années 1980 du fait d’opportunités nouvelles comme l’ouverture des différents consulats à Kyiv, mis en avant dans un premier temps, ou l’impact de la catastrophe de Tchornobyl, analysé dans un second temps.

A. L’ouverture des consulats de Kyiv

Ce qui stimule les initiatives ukrainiennes, c’est avant tout l’ouverture des consulats de pays occidentaux à Kyiv, au cours de la seconde moitié des années 1980. Là où différents projets ne s’étaient pas finalisés en 1984, un consulat de France est ouvert en mai 1990. Différents pays de l’Ouest ont une longueur d’avance sur le Quai d’Orsay puisque la République fédérale d’Allemagne, les États-Unis et le Canada disposent d’équipes sur place avant l’arrivée des Français. Ces représentations s’ajoutent à celles de différents pays de l’Est. Dès son ouverture et du fait des évènements politiques, ce consulat a un rôle ambigu, entre consulat et ambassade. Le Consul Hugues Pernet indique qu’un représentant du ministère des Affaires étrangères de la RSSU a demandé, en mars 1990, l’envoi de représentants au Consulat de Strasbourg dans des échanges qui ne semblent pas contrôlés par Moscou [4]. Cela ne constitue qu’un exemple parmi d’autres. Or, l’ouverture du Consulat de Kyiv intervient avant la déclaration de souveraineté. La France demande, dès le 20 février 1990, aux services compétents de l’URSS de lui faire parvenir les adresses postales des ministères des Affaires étrangères des républiques fédérées. Dès décembre 1990, un accord direct entre la France et la RSSU est signé concernant l’ouverture d’un hôpital à Kyiv. Cela ne constitue pas une nouveauté en pratique (des conventions à portée plus locale avaient déjà été signées par des officiels français et de la RSSU) mais l’adoption de la déclaration de souveraineté ukrainienne permet un changement d’ampleur des coopérations. La réceptivité des puissances étrangères aux initiatives ukrainiennes dépend tant d’enjeux extérieurs qu’intérieurs, et des différences dans les réactions entre les ministères d’un même État peuvent être observées. Les autorités ukrainiennes se montrent très transparentes dès l’adoption de la déclaration de souveraineté en donnant accès aux débats parlementaires à des observateurs étrangers, parfois concernant des sujets à priori sensibles. Ce parlement cherche à se professionnaliser pour se soustraire au monopole de la formation des cadres supérieurs par Moscou. Des demandes d’assistance en ce sens sont adressées aux Occidentaux, dès novembre 1990, afin de se former à certaines problématiques propres à la construction institutionnelle post-souveraineté. Cette transparence sert à augmenter la marge de manœuvre des Ukrainiens vis-à-vis du centre. Se sachant plus isolés que l’Union soviétique ou la RSFSR qui bénéficient de la présence des ambassades à Moscou, l’Ukraine ne peut jouer sa politique extérieure qu’à travers le faible réseau de consulats présents à Kyiv et leur coopération, n’étant pas reconnue comme un État à part entière à l’extérieur. Or, si l’on reprend le cas de la France, cette coopération ne va pas de soi. Les Occidentaux préfèrent favoriser la stabilité de la région et le soutien aux réformes de Gorbatchev pour éviter la balkanisation de l’espace soviétique [5]. Il y a alors un lien clair entre affirmation intérieure et extérieure puisque l’émancipation politique ukrainienne, au sein de l’URSS, force les puissances étrangères à prendre en considération ses aspirations extérieures qui, elles-mêmes, renforcent à leur tour son émancipation intérieure plutôt stimulée par des enjeux économiques, écologiques et culturelles que politiques.

B. Tchornobyl : un bilan contrasté

La catastrophe de Tchornobyl, centrale nucléaire dont le réacteur n°4 explose le 26 avril 1986, conduit au lancement d’une politique de glasnost [6] (souvent traduit par « transparence » même si cela signifie plutôt « rendre public ce qui doit être rendu public » selon l’expression d’Hélène Carrère d’Encausse) accolée à la perestroïka, qui permet une libération partielle de la parole et de la contestation publique du pouvoir. L’accident fédère autour de causes écologiques et sociales, souvent même plus que l’Holodomor (« Extermination par la faim » nommée Grande Famine de 1932-1933 en français) au grand dam des nationalistes ukrainiens. Dès 1990, les autorités ukrainiennes se servent de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), préoccupée par l’accident, pour contourner le centre moscovite. La prise de contact entre le parlement ukrainien et l’AIEA ne s’est pas faite à Vienne mais en Ukraine, dans la région de Tchornobyl. L’un des points d’achoppement entre Moscou et Kyiv concernait l’aide humanitaire. Moscou entendait cultiver la désinformation autour de la catastrophe pour des raisons stratégiques et, de ce fait, a longtemps refusé l’aide internationale dont aurait pu bénéficier la RSSU pour faire face aux conséquences de l’accident. La mission de l’AIEA dans la région intervient en octobre 1989, pour aider une URSS essoufflée à établir l’ampleur des conséquences de la catastrophe. Trois échelles de détournement des aides internationales se superposent en Ukraine soviétique : la rivalité entre l’État et les groupes mafieux, avec un rapport de force favorable à la mafia ; la rivalité entre l’Union soviétique au niveau fédéral et les républiques fédérées avec un rapport de force favorable à Moscou (que ce soit à travers la RSFSR ou le PCUS) ; et en Ukraine, la rivalité entre le PC ukrainien et l’opposition, avec un rapport de force favorable au PC. Il apparait que les républiques fédérées censées bénéficier de l’aide internationale transitant par Moscou ne sont pas consultées pour établir leurs besoins, dont la liste transmise aux pourvoyeurs correspond à ceux du pouvoir central, ce qui décourage les Occidentaux. Une mission d’expertise « rentre donc à Bruxelles avec la nette impression qu’apporter les aides demandées serait, au mieux, un gaspillage, au pire, un encouragement à la mafia qui sévit dans les ports [7] ». Les conséquences de Tchornobyl peuvent dissuader l’ouverture des consulats à Kyiv puisque le Consul Pernet (devenu Ambassadeur en 1992) demande le contrôle des taux de radioactivité pour lui et son personnel lorsqu’il accepte sa mission. De plus, cela donne lieu à un boycott des produits ukrainiens en 1986, qui aurait pu être renouvelé en 1991 après un bombardement visant à dégeler le Prypiat et permettre l’acheminement d’eaux utilisées pour refroidir les réacteurs de Tchornobyl, mais qui n’a eu pour seul effet que de soulever les métaux lourds déposés par la catastrophe au fond de la rivière, affluent du Dnipro, source majeure d’irrigation d’un pays spécialisé dans l’agriculture.

III. Guerre froide et post-soviétisme

Moscou dispose de différents leviers pour freiner l’émancipation nationale ukrainienne, ce qui n’est pas sans conséquences pour la diplomatie de l’Ukraine nouvellement indépendante. Dans un premier temps, les procédés de l’Union soviétique pour enrayer la diplomatie ukrainienne sont présentés. Dans un second temps, l’impact sur les relations diplomatiques de l’Ukraine indépendante est analysé.

A. Les leviers soviétiques pour contrer l’émancipation ukrainienne

L’Union soviétique dispose de différents moyens pour freiner la prise d’initiative ukrainienne, outre les persécutions de nationalistes. La présence de la RSSU dans les organisations internationales est uniquement perçue comme un stratagème soviétique pour avoir une meilleure représentation. Formellement, il n’est possible de parler de politique extérieure ukrainienne qu’une fois l’Ukraine s’émancipant de l’Union soviétique qui contrôlait de près les contacts établis avec d’autres États et la formation des élites diplomatiques. Guerre froide oblige, la méfiance est de mise du fait des liens poreux entre diplomates et services de renseignements, pouvant enrayer la prise d’initiative ukrainienne. On s’étonne et se méfie de la transparence du parlement de Kyiv, alors même que celle-ci est pensée comme une voie d’émancipation par les Ukrainiens. De plus, les tendances centrifuges en URSS sont accueillies avec précaution à l’étranger. L’accent n’est pas nécessairement mis sur le soutien aux mouvements d’affirmations nationaux, mais au gouvernement Gorbatchev pour qu’il mène ses réformes du système soviétique, propices à un rapprochement des deux blocs, et éviter la balkanisation de l’URSS perçue comme source d’instabilité dans cette région du monde. Or, on s’inquiète moins de l’émancipation russe alors que celle-ci signe la mort de l’URSS. Une Ukraine ou un Kazakhstan nucléarisés semblent intolérables aux Occidentaux mais pas la Russie, dont on prétend connaitre plus ou moins les logiques de fonctionnements du fait de la Guerre froide et des centres confondus (Moscou reste Moscou et la RFSFR n’a pas de PC, rôle assuré par le PCUS). Un constat s’impose : les Occidentaux connaissent mal l’Ukraine. La diaspora associe cela à une campagne de propagande soviétique. Ceci est surtout dû à l’historiographie russe omniprésente sur l’Ukraine dans le reste du monde, mais aussi en Ukraine elle-même du fait des persécutions politiques. Les nationalistes ukrainiens, pour peu qu’ils soient mentionnés, y sont associés à des nazis, antisémites et cette propagande est assez efficace (en témoigne encore sa persistance en 2025 dans la propagande russe pour justifier l’invasion de l’Ukraine et chez certains universitaires). Les allégations d’antisémitisme existaient déjà lors de la première indépendance, en témoigne le procès Schwartzbard en France. Le personnel diplomatique, sur place ou en métropole, est affecté par ce russo-centrisme sur l’histoire ukrainienne du fait de sa formation (le Consul de France à Kyiv est russisant de formation par exemple). Les consulats étant subordonnés aux ambassades, les envois de Kyiv passent par Moscou qui peut agrémenter les notes diplomatiques d’une « appréciation sensiblement différente [8] ». Ainsi, si les consulats peuvent comprendre le point de vue ukrainien malgré une formation qui ne les y prédisposent pas, arrivé en métropole, le décalage avec le terrain est d’autant plus perceptible. Le ministère des Affaires étrangères d’Ukraine était vu de manière péjorative par les Français, subordonné au centre et seulement de façade (surnommé ministère « des cartes postales [9] »), celui-ci ne disposant que de peu de prérogatives face au centre. Les liens de la RSSU avec l’étranger sont instrumentalisés par Moscou. Par exemple, le bâtiment du Consulat de France est initialement prévu pour une représentation commerciale hongroise dont le Président de la République venait en visite officielle pour l’inauguration. Il est attribué aux Français dans la précipitation, une décision venant de Moscou pour contrecarrer la première visite bilatérale organisée par Kyiv sans passer par le centre. Les visites des Ukrainiens à l’étranger sont freinées par le réseau d’ambassades soviétiques (comme pour la délégation de la CSCE à Paris), ce qui est vécu comme une vexation. Or, les vexations envers les autorités ukrainiennes se multiplient tout au long du processus d’émancipation. En contraste avec la Russie, le « deux poids, deux mesures » appliqué est particulièrement souligné par les Ukrainiens. Entre autres exemples, dès l’indépendance, l’Ukraine se heurte à la méfiance de Bruxelles qui pose des conditions à sa reconnaissance officielle (satisfaites dès le 26 décembre 1991). Aucun engagement de même envergure que ceux qui sont demandés à l’Ukraine ne sont demandés à la Russie alors qu’elle deviendrait indépendante mécaniquement, elle-aussi, après la sortie de l’Ukraine de l’Union soviétique.

B. L’impact des relations extérieures soviétiques sur l’Ukraine indépendante

Ce traitement différencié envers la Russie, perçue comme primus inter pares, se poursuit après la dislocation de l’Union soviétique, renforçant son poids relatif dans la région. Elle capte les aides et les initiatives d’inclusions aux instances supranationales, qui sont proposées ensuite aux autres pays de l’ex-URSS en fonction des intérêts russes. De fait, si l’Ukraine s’émancipe sur la scène internationale, c’est par la politique du fait accompli, mettant ses partenaires face à une réalité à laquelle ils doivent s’adapter. Les premiers temps de l’indépendance ukrainienne sont marqués par les modalités du divorce avec Moscou (dénucléarisation, partage de la Flotte de la Mer Noire pour les plus célèbres), prouver que son existence est pérenne, sa capacité à mettre en place institutions et pratiques politiques cohérentes. Une certaine continuité est à relever entre la RSSU et l’Ukraine indépendante puisque, avant l’adoption de la Constitution de 1996, les institutions ne changent que nominalement pour marquer l’indépendance. Le retour du gouvernement en exil (depuis l’invasion bolchévique) et sa reconnaissance de l’Ukraine post-soviétique en tant qu’État successeur donnent lieu à un double narratif sur lequel l’Ukraine peut s’appuyer pour construire son récit et sa cohérence nationaux, entre rupture et continuité. Si l’on prend le cas français, une crainte de voir un régime autoritaire émerger en Ukraine apparait peu après l’indépendance, du fait du retard dans la transition économique, perçu comme un facteur de stabilité par la partie ukrainienne car permettant de repousser le débat constitutionnel. Le traité de coopération établi avec la France dès 1992 suit les lignes de collaboration déjà engagées sous la période soviétique. L’Ukraine indépendante hérite de la place de la RSSU dans différentes instances internationales et les consulats de Kyiv sont transformés en ambassades. Si elle peut s’appuyer sur ces structures pour se faire une place sur la scène internationale, les enjeux ont changé. Elle n’est plus partie intégrée d’une quelconque union fédéraliste et revendique clairement cette position en freinant les initiatives de la CEI de l’intérieur, la vidant de sa substance dès sa fondation qu’elle perçoit comme une tentative russe de limiter sa souveraineté. Autre héritage de la période soviétique, l’Ukraine a des relations particulièrement développées avec des États voyous, comme Cuba ou l’Iran, ce qui inquiète ses partenaires occidentaux. L’intégration européenne est un objectif, affirmé avant même l’indépendance. Que ce soit en exil ou en RSSU, le destin de l’Ukraine se pense en termes européens mais de manières différentes. En exil, l’intégration européenne est pensée à travers l’extension de la CEE alors qu’en RSSU, elle se pense dans le cadre de la « Maison commune européenne » de Gorbatchev [10] et de la CSCE. Sous Kravtchouk dès octobre 1991, les deux positions semblent se rejoindre. Pour appuyer son intégration à l’Europe communautaire, l’Ukraine clame haut et fort son caractère européen, en termes culturels et historiques principalement. Or, ce n’est pas ce qui est mis en cause et cette rhétorique s’avère particulièrement inefficace. Il convient de souligner qu’une coopération approfondie avec Bruxelles ne s’oppose pas à une collaboration avec la Russie, alors elle-même en pourparlers avec l’OTAN et l’UE à cette période. De plus, la longévité de l’Ukraine ne va pas de soi à l’étranger, voire pour les Ukrainiens eux-mêmes. Lors d’un entretien donné à l’hiver 1996-1997, à la question « L’existence de ce nouvel État européen est-elle désormais assurée ? », le Président Koutchma a répondu : « Je le souhaite ardemment. Mais l’environnement régional ne me permet pas de répondre à cette question de manière tout à fait affirmative [11] ». Comment donner à l’international l’image d’une Ukraine pérenne dans laquelle s’investir si son Président en exercice n’en est lui-même pas convaincu ?

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En d’autres termes, si en Ukraine, le processus d’affirmation nationale n’est pas une évidence pour la population, comment pourrait-il l’être pour un État étranger ? Comment l’Ukraine se sert-elle de son agentivité diplomatique pour gagner en liberté au sein de l’URSS ? L’émancipation nationale ukrainienne s’appuie sur des facteurs très concrets, afin de fédérer autour d’enjeux plus économiques et culturels que politiques. La recherche de marges de manoeuvre des autorités soviétiques en RSSU vis-à-vis du centre moscovite permet la collaboration avec les nationalistes en quête d’émancipation. La décennie 1980 apporte un lot d’opportunités à saisir, notamment autour de la perestroïka gorbatchévienne, de la catastrophe de Tchornobyl ou de l’ouverture des consulats à Kyiv. De nombreux leviers sont mobilisables par Moscou dans ce rapport de force qui lui reste favorable après la dislocation de l’Union soviétique, ce qui impacte durablement la politique extérieure ukrainienne. La direction empruntée au sortir de l’URSS est fortement influencée par l’orientation donnée sous la RSSU, afin de se soustraire à la domination moscovite, et par la collaboration avec les nationalistes, ouvrant la porte à un double narratif. Ironiquement, les différentes crises ayant cimentées le sentiment national ukrainien (2004, 2013-2014 et 2022- ) sont, en partie, issues de l’agressivité de la Russie et de ses velléités impériales. De plus, il est possible d’inscrire cet usage de l’agentivité diplomatique, pour s’affranchir d’un centre de plus en plus pesant, dans un temps long de l’histoire ukrainienne. L’action diplomatique de Mazepa pendant la guerre du Nord (1700-1721), représentant l’autorité assise par le Tsar et acquis à la cause ukrainienne par soucis de conservation du degré d’autonomie de l’Hetmanat, pourrait s’apparenter à ces pratiques.

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Nathan Hourcade est traducteur et titulaire d’un Master de recherches en Histoire obtenu à l’Université Paris Cité. Son projet de recherche actuel porte sur les politiques de sécurité énergétique dans l’espace post-soviétique à travers une approche comparative et d’histoire des mentalités. Ses travaux précédents portent sur la construction étatique et la politique étrangère ukrainienne au sortir de l’URSS.

[1KUZIO Taras, WILSON Andrew, Ukraine : Perestroika to Independence, Toronto, Canadian Institute of Ukrainian Studies Press, 1993, pages 39-40.

[2DULLIN Sabine, FORESTIER-PEYRAT Étienne, « Ukrainiens et Biélorusses à l’ONU : la Guerre froide d’États subalternes », Monde(s), 2020/2 (N° 18), p. 31-50.

[3En référence à l’ouvrage éponyme de WILSON Andrew, Ukrainian Nationalism in the 1990s : A Minority Faith, Cambridge, Cambridge University Press, 1996, 320 pages.

[4PERNET Hugues, Journal du premier ambassadeur de France à Kiev : 1990-1993, Paris, Flammarion, 2023, page 77.

[5NDLR : Il serait intéressant de se demander si en 2022-2025 la relative retenue du soutien des « Occidentaux » au bénéfice de l’Ukraine, sans véritable stratégie, n’a pas été en partie nourrie par une inquiétude face aux conséquences d’une défaite russe, notamment d’une chute de V. Poutine voire d’un changement de régime.

[6NDLR. Au sujet de la Glasnost lire Nora Buhks. « La glasnost et les moyens d’information de masse soviétiques », dans Revue des Études Slaves Année 1990 62-3 pp. 551-553. Disponible gratuitement à l’adresse https://www.persee.fr/doc/slave_0080-2557_1990_num_62_3_5908

[7ARCHIVES DU MINISTERE DES AFFAIRES ETRANGERES, TD Moscou 4510 du 3 octobre 1991, « Coup d’État du 19-31 août 1991 », carton 1326, Archives rapatriées de l’ambassade de France à Moscou 1965-1991 (448PO/B).

[8PERNET Hugues, op. cit. page 92.

[9PERNET Hugues, op. cit. pages 75-76.

[10NDLR : Au sujet de la « Maison commune européenne », lire notamment THOM, Françoise, Le Moment Gorbatchev, Paris, Hachette, 1989

[11THIABAUD Jean-Christophe, « Entretien avec Léonid Koutchma, Ukraine : Cap à l’Ouest », Politique internationale, n°74, hiver 1996-1997, 23 pages.


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Auteur / Author : Nathan HOURCADE

Date de publication / Date of publication : 5 octobre 2025

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Si en Ukraine, le processus d’affirmation nationale n’est pas une évidence pour la population, comment pourrait-il l’être pour un État étranger ? Comment l’Ukraine se sert-elle de son agentivité diplomatique pour gagner en liberté au sein de l’URSS ? L’émancipation nationale ukrainienne s’appuie sur des facteurs très concrets, afin de fédérer autour d’enjeux plus économiques et culturels que politiques. L’auteur s’est plongé dans les archives pour trouver des éléments de réponse.

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